EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

L'élection au suffrage universel direct confère au Président de la République une légitimité sans égale au sein de nos institutions. La Constitution lui confie en outre la charge d'assurer, « par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État » (article 5).

Il est, selon les mots du général de Gaulle, « l'homme de la nation, mis en place par elle-même pour répondre de son destin » 1 ( * ) .

L'exercice de ce rôle éminent ne devant connaître aucune éclipse, le chef de l'État est placé dans une situation singulière au regard de la justice.

Élu par la nation, investi de sa confiance et chargé de la représenter, le Président de la République est supposé observer un comportement vertueux. Il doit cependant être protégé, aussi longtemps qu'il exerce ses fonctions, à l'égard des poursuites qui viseraient à paralyser ou amoindrir l'institution présidentielle.

Cette indispensable protection du Président de la République doit cependant être conciliée avec nos principes fondamentaux. Ainsi, l'article 6 de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 dispose que « la loi doit être la même pour tous, soit qu'elle punisse, soit qu'elle protège ».

Certes, dans la plupart des démocraties du monde, la fonction présidentielle s'accompagne d'une immunité plus ou moins étendue. Mais celle-ci ne saurait pour autant faire obstacle à la mise en cause de la responsabilité du chef de l'État dans l'hypothèse où il se montrerait indigne de sa fonction.

Il appartient d'ailleurs à la Constitution de définir les règles applicables aux poursuites pénales dirigées contre les plus hautes autorités de l'État. Ainsi, le titre IX de la Constitution du 4 octobre 1958, qui ne traite plus que du statut pénal du chef de l'Etat depuis que le régime de responsabilité des membres du Gouvernement a été inscrit au titre X 2 ( * ) , dispose que « le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison » (article 68, premier alinéa).

Dans leurs décisions respectives du 22 janvier 1999 et du 10 octobre 2001, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation ont exclu toute poursuite ou acte d'instruction à l'égard du chef de l'État pendant la durée de son mandat 3 ( * ) .

Ces deux juridictions font cependant des interprétations divergentes de l'article 68 de la Constitution, le Conseil constitutionnel estimant que la compétence de la Haute Cour de justice est générale, en vertu d'un privilège de juridiction, alors que pour la Cour de cassation, cette compétence est limitée au cas de haute trahison. La Cour de cassation a cependant conclu à l'inviolabilité temporaire du Président de la République, précisant qu'en contrepartie de l'interdiction des poursuites pendant la durée de son mandat, les délais de prescription étaient suspendus.

Si les jurisprudences du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation établissent que le Président de la République n'est pas un justiciable comme les autres, elles mettent également en évidence les ambiguïtés d'un statut pénal largement inspiré des lois constitutionnelles de 1875 et de la Constitution de 1946. Par ailleurs, le régime de responsabilité du chef de l'État est demeuré inchangé depuis 1958, alors que la fonction présidentielle s'est affirmée, notamment en raison de l'élection au suffrage universel 4 ( * ) .

Afin de préciser et de moderniser le statut pénal du chef de l'État, M. Jacques Chirac, Président de la République, a décidé en juillet 2002 la constitution d'une mission de réflexion, dont la présidence a été confiée à M. le professeur Pierre Avril. Cette commission de réflexion sur le statut pénal du chef de l'État a remis le 12 décembre 2002 un rapport préconisant une modification du titre IX de la Constitution.

Le projet de loi constitutionnelle déposé à l'Assemblée nationale le 3 juillet 2003 reprend les propositions de la commission de réflexion, en maintenant le principe d'irresponsabilité du Président de la République pour les actes commis dans l'exercice de ses fonctions et en le protégeant de tout acte d'instruction ou de poursuite pendant la durée de son mandat. Il définit par ailleurs une nouvelle procédure de destitution du chef de l'État par l'ensemble du Parlement, en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de ses fonctions.

L'Assemblée nationale a adopté ce projet de loi constitutionnelle portant modification du titre IX de la Constitution le 16 janvier 2007, approuvant le nouveau régime de protection de l'institution présidentielle et la procédure de destitution, tout en précisant les conditions de mise en oeuvre de cette dernière.

Le présent rapport décrit tout d'abord la genèse du statut pénal du chef de l'État défini par le pouvoir constituant en 1958, avant d'en étudier les ambiguïtés et les insuffisances. Il analyse ensuite le dispositif du projet de loi constitutionnelle qui vous est soumis, afin d'en apprécier la pertinence au regard de la nécessaire conciliation entre les principes de protection et de responsabilité.

Le statut pénal du Président de la République doit en effet nécessairement conjuguer une protection adaptée au rôle du chef de l'État dans nos institutions et le respect des exigences démocratiques, au premier rang desquelles figure la possibilité, pour le peuple, de mettre fin au mandat d'un président qui porterait lui-même atteinte à la dignité de sa fonction.

*

* *

I. LES INCERTITUDES ET INSUFFISANCES D'UN STATUT PÉNAL INADAPTÉ À LA PLACE DU CHEF DE L'ÉTAT DANS NOS INSTITUTIONS

A. L'INADÉQUATION ENTRE LE STATUT ACTUEL ET LE RÔLE DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DANS NOS INSTITUTIONS

1. Un statut pénal hérité des Républiques précédentes

Les articles 67 et 68 de la Constitution reprennent, quasiment mot pour mot, les dispositions en vigueur sous les IIIème et IVème républiques. Remontant à une époque où la place institutionnelle du Président de la République était relativement effacée, le régime de responsabilité défini en 1958 ne paraît plus adapté au regard de l'évolution de la fonction présidentielle.

a) Le principe d'irresponsabilité pour les actes accomplis dans l'exercice des fonctions

Le second alinéa de l'article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics disposait que « le Président de la République n'est responsable qu'en cas de haute trahison ». L'article 42 de la Constitution du 27 octobre 1946 reprenait une formulation presque identique : « le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison ».

La possibilité de mettre en accusation le chef de l'Etat et de le juger pour haute trahison est définie à partir de la IIIème République comme unique exception au principe d'irresponsabilité présidentielle. Ainsi, l'article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports entre les pouvoirs publics organise une procédure inspirée de l' impeachment des ministres en Grande-Bretagne et du Président des Etats-Unis, prévoyant une mise en accusation par les députés et un jugement par les sénateurs constitués en Cour de justice.

L'article 42 de la Constitution de 1946 maintient la mise en accusation du Président de la République par les députés et prévoit qu'il est jugé par une Haute Cour de justice élue par l'Assemblée nationale 5 ( * ) . Le rétablissement d'un bicamérisme équilibré en 1958 aboutit à la réintroduction du Sénat dans la procédure de mise en accusation et de jugement du Président de la République.

Les dispositions constitutionnelles relatives au statut pénal
du Président de la République sous les IIIème et IVème Républiques

? Sous la IIIème République

- Loi du 25 février 1875 relative à l'organisation des pouvoirs publics

« Article 6. - Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels.

« - Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison. »

- Loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics

« Article 12. - Le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés, et ne peut être jugé que par le Sénat.

« - Les ministres peuvent être mis en accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat.

« - Le Sénat peut être constitué en Cour de justice par un décret du Président de la République, rendu en Conseil des ministres, pour juger toute personne prévenue d'attentat contre la sûreté de l'Etat.

« - Si l'instruction est commencée par la justice ordinaire, le décret de convocation du Sénat peut être rendu jusqu'à l'arrêt de renvoi.

« - Une loi déterminera le mode de procéder pour l'accusation, l'instruction et le jugement. »

? Sous la IVème République

Constitution du 27 octobre 1946

« Article 42. - Le président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison.

« Il peut être mis en accusation par l'Assemblée nationale et renvoyé devant la Haute Cour de justice dans les conditions prévues à l'article 57 ci-dessous.

« Article 57. - Les ministres peuvent être mis en accusation par l'Assemblée nationale et renvoyés devant la Haute Cour de justice.

« L'Assemblée nationale statue au scrutin secret et à la majorité absolue des membres la composant, à l'exception de ceux qui seraient appelés à participer à la poursuite, à l'instruction et au jugement.

« Article 58. - La Haute Cour est élue par l'Assemblée nationale au début de chaque législature.

« Article 59. - L'organisation de la Haute Cour de justice et la procédure suivie sont déterminées par une loi spéciale. »

L'article 68 de la Constitution du 4 octobre 1958 a précisé que cette responsabilité limitée au cas de haute trahison concernait « les actes accomplis dans l'exercice de ces fonctions », faisant ainsi de l'exercice des fonctions la condition de l'immunité.

Comme le rappelle la commission Avril, « depuis 1875, la responsabilité politique du chef de l'Etat ne peut être mise en cause devant les assemblées parlementaires à raison des actes qu'il accomplit en cette qualité : c'est le Gouvernement qui endosse la responsabilité politique à travers la règle traditionnelle du contreseing » 6 ( * ) .

Or, sous la Vème République, la règle du contreseing ministériel pour les actes du Président de la République ne présente plus un caractère systématique.

En effet, l'article 19 de la Constitution de 1958 en dispense la nomination du Premier ministre, la dissolution de l'Assemblée nationale, la décision d'organiser un référendum, la mise en oeuvre des pouvoirs exceptionnels de l'article 16, les messages au Parlement, les nominations au Conseil constitutionnel et la saisine de ce dernier.

L'article 16 prévoit d'ailleurs que le Parlement se réunit de plein droit, ce qui peut lui permettre de sanctionner le Président de la République en le renvoyant devant la Haute Cour de justice pour haute trahison.

b) Le régime de responsabilité pour les actes étrangers à la fonction

Sous la IIIème République, le privilège de juridiction du Président avait une portée générale, intégrant les actes étrangers à la fonction, qu'ils soient antérieurs au mandat ou sans rapport avec lui. L'article 12 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 disposait en effet que « le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés, et ne peut être jugé que par le Sénat », sans préciser, à la différence du régime de responsabilité des ministres, que cette procédure s'appliquait pour crimes commis dans l'exercice des fonctions.

La Constitution de 1946 est revenue sur ce privilège de juridiction , la mise en accusation devant la Haute Cour de justice ne concernant que le cas de haute trahison (art. 42). Les actes du Président de la République étrangers à sa fonction relevaient donc des juridictions de droit commun.

Reprenant la rédaction de 1946, l'article 68 de la Constitution du 4 octobre 1958 a cependant repris, pour la seconde phrase, le principe restrictif adopté en 1875, autorisant deux interprétations opposées, déterminées par la lecture « à la suite » ou « séparée » des deux dispositions :

« Article 68.- Le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison. Il ne peut être mis en accusation que par les deux assemblées statuant par un vote identique au scrutin public et à la majorité absolue des membres les composant ; il est jugé par la Haute Cour de justice . »

Si l'on considère que les deux phrases de cet article forment un tout indissociable, alors, pour les actes accomplis hors l'exercice de ses fonctions, parce qu'ils sont antérieurs ou extérieurs, le Président de la République est soumis au droit commun.

Ainsi, la lecture « à la suite » des deux phrases de l'article 68, généralement retenue par la doctrine, conduit à considérer que la Haute Cour de justice n'était compétente qu'en cas de haute trahison. Cette interprétation correspond en outre à ce qui ressort des travaux préparatoires de la Constitution du 4 octobre 1958.

En effet, la première version de cet article, issue de l'avant-projet rédigé par Michel Debré en juin 1958, montre un lien explicite entre le principe et la procédure : « Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison. Dans ce cas, il est mis en accusation [...] et renvoyé devant la Haute Cour de justice » 7 ( * ) .

Certes, les mots « Dans ce cas » ont ensuite été supprimés pour éviter une répétition avec les termes « dans le cas de haute trahison » ; mais le lien entre la règle de fond et la règle de procédure pouvait également être observé dans les dispositions du second alinéa de l'article 68 de la Constitution relatives aux ministres, avant sa révision du 27 juillet 1993.

Pour autant, la thèse de la liaison entre les deux phrases de l'article 68 ne fait pas l'unanimité, M. Guy Carcassonne estimant en particulier que « chacune des deux phrases peut se suffire à elle-même, poser une règle distincte, la première qui exclut que le chef de l'Etat puisse être poursuivi, à propos des actes de sa fonction, pour autre chose qu'une haute trahison ; la suivante qui exclut, par ailleurs, qu'il puisse être mis en accusation par quiconque d'autre que les deux assemblées » 8 ( * ) .

Dès lors, si l'on fait des deux phrases une lecture disjointe, la responsabilité pénale du chef de l'Etat ne peut être mise en cause, y compris pour les actes étrangers à l'exercice de son mandat, que devant la Haute Cour de justice.

Cette ambiguïté, longtemps évoquée par la doctrine, est soulignée par les jurisprudences divergentes du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation en 1999 et en 2001 9 ( * ) .

* 1 Charles de Gaulle, conférence de presse du 31 janvier 1964.

* 2 Loi constitutionnelle n° 93-952 du 27 juillet 1993.

* 3 Voir le texte de ces décisions en annexe au présent rapport.

* 4 Loi n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel.

* 5 Deux tiers des membres de la Haute Cour de justice étant élus parmi les députés, un tiers étant élus en dehors de l'Assemblée.

* 6 L'article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 dispose ainsi que « chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre » et l'article 38 de la Constitution du 27 octobre 1946 prévoit que « chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par le Président du Conseil des ministres et par un ministre ».

* 7 Cf. Documents pour servir à l'histoire de l'élaboration de la Constitution, Paris, La Documentation française 1987-1991, vol. 1, p. 251-252.

* 8 Guy Carcassonne, le Président de la République française et le juge pénal, in Mélanges en l'honneur de Philippe Ardant, Paris, LGDJ, 1999, p. 277, article écrit en septembre 1998, avant que le Conseil constitutionnel ne se soit prononcé.

* 9 Cf I, B et C du présent rapport.

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