EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Dans le cadre de son ordre du jour réservé, le Sénat est appelé à examiner la proposition de loi n° 54 (2008-2009) visant à réformer le statut des dirigeants de sociétés et à encadrer leurs rémunérations , déposée le 23 octobre dernier par Mme Nicole Bricq et les membres du groupe socialiste.

Cette proposition de loi intervient dans le contexte de crise financière qui, ayant débuté aux Etats-Unis, s'est rapidement propagé en Europe et conduit aujourd'hui à une forte critique de ce qu'on appelle couramment le « capitalisme financier » et de l'une de ses manifestations les plus symptomatiques, à savoir dans certaines grandes sociétés, le décalage entre, d'une part, la rémunération des mandataires sociaux et, d'autre part, la situation économique parfois difficile de ces dernières.

Si ce décalage n'est évidemment pas la cause de la crise dans laquelle le capitalisme financier est actuellement engagé, il n'en est pas moins hautement critiquable, plus encore à l'heure où de nombreux sacrifices sont demandés à l'ensemble de la population française.

La critique de la situation actuelle est unanime et a été exprimée très fortement par le chef de l'Etat, M. Nicolas Sarkozy, à l'occasion de son discours de Toulon du 25 septembre dernier : « les modes de rémunération des dirigeants et des opérateurs doivent être désormais encadrés. Il y a eu trop d'abus, il y a eu trop de scandales. »

De fait, il est évident que, pour certains dirigeants de grandes sociétés -et ce, tant en France qu'à l'étranger-, l'absence de prise de risque personnel en raison du cumul d'un contrat de travail avec un mandat de direction ainsi que la certitude, en cas de cessation de fonctions, d'obtenir des indemnités ou des avantages d'une valeur parfois considérable, peuvent ne pas inciter à une gestion toujours responsable des affaires de la société.

C'est dans cette logique que s'inscrit la présente proposition de loi qui, selon les termes de son exposé des motifs, entend « rééquilibrer les droits et obligations imposés aux dirigeants d'entreprises par le législateur. Les modalités d'attribution des rémunérations, et autres gratifications, à ces dirigeants doivent être revues dans le sens d'un renforcement d'une transparence indispensable. Enfin, il convient d'améliorer la fiscalité de ces rémunérations dans un sens plus juste et plus équitable. »

S'il est évident qu'il doit être mis fin aux dérives constatées, dans la conduite des affaires de certaines grandes sociétés, alors que la crise financière profonde que nous traversons se meut désormais en une crise économique réelle, votre commission estime qu'il n'est toutefois pas certain que l'intervention législative envisagée par la présente proposition de loi soit le moyen le plus efficace d'y parvenir.

I. UN FORT MOUVEMENT POUR UNE TRANSPARENCE RENFORCÉE ET UN MEILLEUR ENCADREMENT DU STATUT DES DIRIGEANTS SOCIAUX

Un réel mouvement de transparence et d'encadrement des règles applicables aux dirigeants qui sont par ailleurs mandataires sociaux 1 ( * ) -en particulier ceux des sociétés cotées- est engagé depuis plusieurs années, tant par le législateur que par les acteurs économiques eux-mêmes.

A. UN CADRE LÉGISLATIF STRICT

Le législateur s'est engagé dans un renforcement du cadre juridique applicable aux dirigeants et mandataires sociaux, dans le contexte général du « gouvernement d'entreprise » 2 ( * ) . La fin des années 1990 et le début des années 2000 ont en effet été marquées par une succession de scandales qui ont affecté les Etats-Unis mais également, bien que dans une moindre mesure, certains pays d'Europe.

La loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques a, dans ce contexte, tenté d'instaurer un nouvel équilibre des pouvoirs au sein des sociétés commerciales en modifiant assez profondément les règles de fonctionnement des organes dirigeants. De cette loi résulte notamment la possibilité de dissocier, dans les sociétés anonymes, les fonctions de président du conseil d'administration et de directeur général, ainsi que l'institution de règles renforcées sur le cumul des mandats sociaux 3 ( * ) . Cette réforme a également assuré davantage de transparence, au profit des actionnaires, sur la rémunération totale et les avantages de toute nature versés à chaque mandataire social ; elle a par ailleurs soumis à un régime d'autorisation préalable et de publicité strict les conventions liant les dirigeants et mandataires sociaux à la société.

Moins de deux années plus tard, l'apparition de nouveaux comportements de nature à affecter profondément la crédibilité des différentes catégories d'acteurs de l'économie financière a conduit le législateur à intervenir une nouvelle fois en adoptant la loi n° 2003-706 du 1 er août 2003 de sécurité financière. Tirant les enseignements des défaillances de certains mécanismes d'auto-régulation conçus à l'étranger -en particulier dans les pays anglo-saxons- cette loi a apporté de nouvelles garanties afin d'accroître encore la transparence des processus de décision ainsi que l'information des actionnaires et des tiers.

Ces mesures ont notamment porté sur l'obligation pour le président du conseil d'administration ou le président du conseil de surveillance de rendre compte à l'assemblée générale des actionnaires des conditions dans lesquelles les décisions ont été préparées et prises ainsi que des procédures de contrôle interne mises en place au sein de la société.

Ces règles de gouvernement d'entreprise ont sensiblement amélioré le fonctionnement des sociétés commerciales, la publicité donnée aux travaux et aux décisions prises par leurs organes dirigeants ayant permis une certaine « moralisation » des pratiques rencontrées jusqu'alors.

Elles n'ont néanmoins pas empêché les sociétés françaises de participer à un mouvement de surenchère permanent -entamé aux Etats-Unis mais concernant désormais l'ensemble des économies dans un contexte économique mondialisé- ayant pour objet d'inciter les dirigeants d'entreprises réputés les plus compétents à venir exercer leurs fonctions au sein des grands groupes de sociétés implantés sur notre territoire. Cette démarche s'est traduite par l'octroi de rémunérations toujours plus importantes aux instances dirigeantes des sociétés et de garanties financières particulièrement confortables en cas de révocation , prenant la forme de « parachutes dorés » 4 ( * ) ou de « retraites chapeau » 5 ( * ) .

Ces garanties ne sont pas condamnables en elles-mêmes ; elles sont même justifiées dans leur principe par le fait qu'en droit français, les mandataires sociaux sont révocables ad nutum , c'est-à-dire peuvent être démis de leurs fonctions à tout moment et sans motifs. Encore faut-il néanmoins que de telles garanties restent proportionnées. Or, dans certaines grandes sociétés cotées, elles ne l'ont pas été.

Le dispositif issu des lois de 2001 et 2003 a donc vite été jugé imparfait.

D'une part, la question restait posée de savoir si certaines formes de « parachutes dorés », telles que des indemnités de départ, ainsi que l'octroi de pensions et de compléments de retraite aux dirigeants sociaux quittant leurs fonctions devaient être soumis au régime des conventions réglementées et, en conséquence, à une autorisation préalable dont la méconnaissance est sanctionnée par la nullité. Sur ce point, la jurisprudence paraissait en effet complexe et quelque peu hésitante.

D'autre part, en matière d'information des actionnaires, des évolutions vers une plus grande transparence étaient demandées. Ainsi, si l'Autorité des marchés financiers (AMF) constatait, en mars 2004, que 80 % des documents sociaux développaient une information précise sur les rémunérations et avantages des mandataires sociaux, elle encourageait les sociétés « à s'inspirer des meilleures pratiques constatées en matière d'information sur les modalités de calcul des mandataires sociaux » qui comprenaient, en particulier, « une information sur les primes d'arrivée et de départ » et « un développement sur les régimes complémentaires de retraite spécifiques mis en place pour certains mandataires sociaux » 6 ( * ) .

De même, la mission d'information sur la réforme du droit des sociétés, constituée au sein de la commission des lois de l'Assemblée nationale, préconisait que les rémunérations soient « détaillées : partie fixe, critères de détermination et évolution de la partie variable, avantages en nature, plan de retraite, état des stocks options, et le cas échéant, rappel de tout élément de rémunération inscrit dans des conventions réglementées. » 7 ( * )

L'émoi suscité en 2005 par l'octroi de plans de retraite d'un montant considérable à l'occasion de la cessation de fonctions de certains dirigeants de grandes sociétés a conduit le législateur, dans la loi n° 2005-842 du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l'économie :

- à soumettre expressément au régime des conventions réglementées -dans les seules sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé- les engagements pris au bénéfice des dirigeants sociaux par la société elle-même ou par toute société qu'elle contrôle ou qui la contrôle, correspondant à des éléments de rémunération, des indemnités ou des avantages dus ou susceptibles d'être dus à raison de la cessation ou du changement de ces fonctions, ou postérieurement à celles-ci ;

- à renforcer la publicité de ces compléments de rémunération, en prévoyant que le rapport de gestion présenté annuellement par le conseil d'administration et le conseil de surveillance doit décrire, en les distinguant, les éléments fixes, variables et exceptionnels composant ces rémunérations et avantages ainsi que les critères en application desquels ils ont été calculés ou les circonstances en vertu desquelles ils ont été établis. Depuis lors, ce même rapport doit également indiquer les engagements de toute nature, pris par la société au bénéfice de ses mandataires sociaux, correspondant à des éléments de rémunération, des indemnités ou des avantages dus ou susceptibles d'être dus à raison de la prise, de la cessation ou du changement de ces fonctions ou postérieurement à celles-ci. L'information donnée à ce titre doit préciser les modalités de détermination de ces engagements.

Les modalités de rémunération fixe ou variable des dirigeants mandataires sociaux ainsi que l'attribution à leur profit d' actions gratuites ou de stock-options 8 ( * ) , ont également donné lieu à certaines dérives. En particulier, a été à juste titre critiquée l'absence de justification du montant et de la nature de la rémunération fixée par le conseil d'administration ou le conseil de surveillance, tout comme la trop grande liberté laissée aux bénéficiaires d'actions gratuites ou d'options donnant lieu à l'attribution d'actions pour céder ces titres ou lever ces options.

Cette situation a conduit une nouvelle fois le législateur à agir. Aussi, la loi n° 2006-1770 du 30 décembre 2006 pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social a-t-elle prévu :

- d'une part, que dans les sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé, le rapport de gestion doit présenter les principes et les règles arrêtés par le conseil d'administration ou le conseil de surveillance pour déterminer les rémunérations et avantages de toute nature accordés aux mandataires sociaux ;

- d'autre part, que si les dirigeants et mandataires sociaux peuvent se voir attribuer par la société des actions gratuites ou des options donnant droit à la souscription ou à l'achat d'actions, le conseil d'administration ou le conseil de surveillance doit soit décider que les options ne peuvent être levées ou que les actions ne peuvent être vendues par les intéressés avant la cessation de leurs fonctions, soit fixer la quantité des actions ainsi attribuées ou issues de levées d'options qu'ils sont tenus de conserver au nominatif jusqu'à la cessation de leurs fonctions.

En dernier lieu, l' absence de lien clairement établi dans la loi entre la détermination de la nature et du montant de la rémunération des dirigeants sociaux, d'une part, et les résultats économiques et financiers de la société, d'autre part, a également conduit à des pratiques condamnables s'illustrant par le fait que des dirigeants pouvaient se voir gratifiés de sommes ou avantages atteignant plusieurs millions d'euros alors même que leur société connaissait de fortes difficultés économiques ou financières.

La loi n° 2007-1223 du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat a, en conséquence, interdit -dans les sociétés dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé- les éléments de rémunération, indemnités et avantages dont le bénéfice n'est pas subordonné au respect de conditions liées aux performances du bénéficiaire, appréciées au regard de celles de la société dont il préside le conseil d'administration ou exerce la direction générale ou la direction générale déléguée, ou dont il est membre du directoire. 9 ( * )

Elle a en outre prévu :

- que les engagements concernant la rémunération des dirigeants sociaux doivent être soumis à l' approbation de l'assemblée générale des actionnaires dans le cadre d'une résolution spécifique pour chaque bénéficiaire , une telle approbation étant requise à chaque renouvellement de mandat ;

- qu'aucun versement, de quelque nature que ce soit, ne peut intervenir avant que le conseil d'administration ou le conseil de surveillance ne constate, lors ou après la cessation ou le changement effectif des fonctions, le respect des conditions prévues.

Lors de leurs auditions par votre rapporteur, les représentants du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), de l'Association françaises des entreprises privées (AFEP) et de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP) ont estimé que ces strates législatives multiples avaient fait du droit français l'un des droits les plus avancés en termes de transparence et de gouvernement d'entreprise.

* 1 C'est-à-dire : dans les sociétés anonymes à conseil d'administration, le président, le directeur général et les directeurs généraux délégués ; dans les sociétés anonymes à directoire et conseil de surveillance, les membres du directoire ; dans les sociétés en commandite par actions, les gérants .

* 2 La doctrine du « gouvernement d'entreprise » -ou, dans le vocable anglo-saxon, « corporate governance »- « tend à s'assurer que les sociétés sont gérées dans l'intérêt commun de tous les actionnaires et non dans celui particulier des majoritaires ou des dirigeants. Elle se traduit par une moralisation dans la conduite de la société, une recherche d'une meilleure rentabilité des capitaux investis, une transparence dans la gestion et un dialogue à la fois au sein des organes de la société et entre ceux-ci. » (Yves Guyon, « Corporate governance », encyclopédie Dalloz, n° 1).

* 3 Règles néanmoins rapidement assouplies par la loi n° 2002-1303 du 29 octobre 2002 modifiant certaines dispositions du code de commerce relatives aux mandats sociaux.

* 4 Sous ce vocable sont visées traditionnellement les indemnités ou avantages de toute nature conférés aux dirigeants à raison ou à la suite de la cessation de leurs fonctions dans la société.

* 5 Il s'agit de régimes de retraite supplémentaire, donnant lieu au versement de pensions d'un montant souvent élevé, consentis par la société au profit de ses dirigeants.

* 6 Recommandations pour l'élaboration des documents de référence relatifs à l'exercice 2003, Revue mensuelle de l'AMF, n° 1, mars 2004, p. 19.

* 7 Rapport d'information n° 1270 (A.N., XIIème lég.), p. 43.

* 8 C'est-à-dire d'options permettant d'acquérir, pendant un délai déterminé et à un prix fixé à l'avance, un nombre déterminé d'actions de la société.

* 9 Les engagements correspondant à des indemnités en contrepartie d'une clause interdisant au bénéficiaire, après la cessation de ses fonctions dans la société, l'exercice d'une activité professionnelle concurrente portant atteinte aux intérêts de la société ne sont toutefois pas soumis à cette exigence. Il en va de même des engagements de retraite à prestations définies ainsi que des engagements répondant aux caractéristiques des régimes collectifs et obligatoires de retraite et de prévoyance.

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