N° 52

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011

Enregistré à la Présidence du Sénat le 20 octobre 2010

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication (1) sur la proposition de loi de Mmes Marie-Christine BLANDIN, MM. Jean-Pierre BEL, Serge LAGAUCHE, Mmes Françoise CARTRON, Catherine TASCA, Jacqueline ALQUIER, Michèle ANDRÉ, MM. Serge ANDREONI, Claude BÉRIT-DÉBAT, Mme Maryvonne BLONDIN, M. Yannick BODIN, Mme Alima BOUMEDIENE-THIERY, MM. Pierre-Yves COLLOMBAT, Roland COURTEAU, Mme Christiane DEMONTÈS, MM. Jean DESESSARD, Claude DOMEIZEL, Jean-Luc FICHET, Bernard FRIMAT, Jacques GILLOT, Jean-Noël GUÉRINI, Didier GUILLAUME, Mmes Bariza KHIARI, Françoise LAURENT-PERRIGOT, MM. Jacky LE MENN, François MARC, Rachel MAZUIR, Jean-Jacques MIRASSOU, Jacques MULLER, Robert NAVARRO, François PATRIAT, Mme Gisèle PRINTZ, MM. Daniel RAOUL, René-Pierre SIGNÉ, Jean-Pierre SUEUR, Michel TESTON, Jean-Marc TODESCHINI, Mme Dominique VOYNET, M. Richard YUNG et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, relative aux oeuvres visuelles orphelines et modifiant le code de la propriété intellectuelle ,

Par M. Jean-François HUMBERT,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Jacques Legendre , président ; MM. Ambroise Dupont, Serge Lagauche, David Assouline, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Ivan Renar, Mme Colette Mélot, MM. Jean-Pierre Plancade, Jean-Claude Carle , vice-présidents ; M. Pierre Martin, Mme Marie-Christine Blandin, MM. Christian Demuynck, Yannick Bodin, Mme Béatrice Descamps , secrétaires ; MM. Jean-Paul Amoudry, Claude Bérit-Débat, Mme Maryvonne Blondin, M. Pierre Bordier, Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Bruguière, Françoise Cartron, MM. Jean-Pierre Chauveau, Yves Dauge, Claude Domeizel, Alain Dufaut, Mme Catherine Dumas, MM. Jean-Léonce Dupont, Louis Duvernois, Jean-Claude Etienne, Mme Françoise Férat, MM. Jean-Luc Fichet, Bernard Fournier, Mme Brigitte Gonthier-Maurin, MM. Jean-François Humbert, Soibahadine Ibrahim Ramadani, Mlle Sophie Joissains, Mme Marie-Agnès Labarre, M. Philippe Labeyrie, Mmes Françoise Laborde, Françoise Laurent-Perrigot, M. Jean-Pierre Leleux, Mme Claudine Lepage, M. Alain Le Vern, Mme Christiane Longère, M. Jean-Jacques Lozach, Mme Lucienne Malovry, MM. Jean Louis Masson, Philippe Nachbar, Mme Monique Papon, MM. Daniel Percheron, Jean-Jacques Pignard, Roland Povinelli, Jack Ralite, Philippe Richert, René-Pierre Signé, Jean-François Voguet.

Voir le(s) numéro(s) :

Sénat :

441 (2009-2010)

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est amené à examiner en première lecture une proposition de loi déposée par Mme Marie-Christine Blandin et les membres du groupe socialiste, apparentés et rattachés, relative aux oeuvres visuelles orphelines et au code de la propriété intellectuelle.

Comme le rappelle l'exposé des motifs, le constat de départ est celui d'une banalisation du recours à la mention de « droits réservés » ou « DR » en lieu et place du nom de l'auteur, en particulier dans le domaine de la photographie. Cette pratique, qui méconnaît le droit de la propriété littéraire et artistique, recouvre plusieurs formes d'utilisation parmi lesquelles les photos dites « people », les photos de dossiers de presse, celles circulant gratuitement ou presque sur Internet, ou encore les oeuvres dont on ne retrouve pas les auteurs. Ce dernier cas, minoritaire, correspond aux « oeuvres orphelines ».

La présente proposition de loi traite donc un sujet qui dépasse largement le seul cadre des « droits réservés ». Elle vise à instaurer une définition des oeuvres orphelines dans le code de la propriété intellectuelle, et les contours juridiques d'une gestion collective obligatoire des droits attachés aux oeuvres visuelles relevant de cette catégorie.

La problématique des oeuvres orphelines se pose avec une acuité particulière depuis trois ou quatre ans, c'est-à-dire avec l'émergence des projets de numérisation du patrimoine écrit. La réflexion a progressé en France comme dans l'Union européenne dont la Commission doit présenter, à la fin du mois de novembre, un projet de directive relative aux oeuvres orphelines dans les secteurs de l'écrit et de l'image fixe. L'objectif est de définir les règles juridiques acceptables, au regard des principes de la propriété intellectuelle, pour exploiter les oeuvres dont le consentement des ayants droit n'est pas donné et ainsi valoriser tout un pan du patrimoine écrit aujourd'hui inexploitable. Ces enjeux culturels nécessitent d'appréhender la question des oeuvres orphelines de façon globale et avec prudence.

Votre commission estime que le problème de la pratique abusive des « droits réservés » constitue un réel défi, notamment pour le secteur de la photographie déjà en crise. C'est le constat partagé par les professionnels de la presse et du ministère de la culture à l'occasion des derniers États généraux de la presse et du « visa pour l'image » de l'année 2010. Cependant, les enjeux juridiques sont tels qu'il paraît encore prématuré de vouloir dès aujourd'hui trancher toutes les questions soulevées à l'occasion de l'examen de la présente proposition de loi.

I. LE CONTEXTE PARTICULIER DE LA PHOTOGRAPHIE : DES ENJEUX À LA FOIS ÉCONOMIQUES, JURIDIQUES ET CULTURELS

A. ENJEUX ÉCONOMIQUES : LA CRISE DU SECTEUR DE LA PHOTOGRAPHIE

En janvier 2010 le ministre de la culture et de la communication a demandé un rapport à l'inspection générale des affaires culturelles (IGAC) pour dresser le constat de la situation économique et sociale de la profession des photojournalistes. L'état des lieux qu'il présente correspond à ce que votre rapporteur a entendu au cours des auditions : la profession des photojournalistes, comme celle des photographes en général, connaît une crise profonde.

M. Jacques Hemon, président de l'Observatoire de l'image, a rappelé que 52 % des entreprises de photographie - incluant aussi bien les photographes que les petits commerces de quartiers - ont disparu en dix ans.

Les chiffres communiqués par la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP) et par le cabinet d'étude Ithaque varient de 1 124 à 1 315 photojournalistes, soit une diminution depuis 2001 (de 16 % pour les reporters photographes mensualisés et de 30 % pour les pigistes). Le rapport de l'IGAC estime que ce nombre serait plutôt situé entre 1 200 et 2 000 photojournalistes. Mais la profession concerne un plus grand nombre de personnes. Selon l'Union des photographes professionnels (UPP), 3 447 photographes étaient affiliés à l'association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (AGESSA) en 2008. Ce sont donc, au total près de 4 800 photographes professionnels qui ont une rémunération directement liée au versement de droits d'auteur. Enfin, l'UPP estime qu'il est possible d'évaluer à environ 100 000 le nombre de « photographes professionnels occasionnels », c'est-à-dire ayant touché au moins une fois en 2008 un droit d'auteur lié à la diffusion d'une photographie.

Cette profession, éclatée car regroupant des pratiques professionnelles très diverses, est confrontée à une situation économique très difficile. Le rapport de l'IGAC estime à 2 431 euros la rémunération moyenne des photojournalistes, soit environ 16 % de moins que les salariés mensualisés, mais avec un fort contingent en-dessous de 1 200 euros par mois (25 % des pigistes). L'UPP note que d'après les derniers chiffres disponibles qui datent de 2005, la rémunération moyenne des photographes auteurs serait d'environ 2 400 euros mensuels, le revenu médian se situant à près de 1 150 euros. Cette progression de la proportion de photographes touchant un faible revenu est évidemment à rapprocher de la baisse constante du prix des photos, soulignée dans le rapport de l'IGAC précité.

La précarisation des photographes a été rappelée au cours des auditions qui ont mis en évidence plusieurs facteurs :

- une tendance à la disparition de responsables de l'image dans les structures des sociétés d'éditeurs et des photojournalistes salariés, privant les photographes d'interlocuteurs directs chez les diffuseurs. Compte tenu de l'importance de l'image notamment dans la presse (50 % selon l'UPP), il en résulte un mode de recherche de photographies visant à réduire coûts et délais ;

- une situation économique difficile pour les professionnels de la presse, confrontés à une crise. Le rapport de l'IGAC note que la presse magazine a connu une baisse de 12,2 % de diffusion payée, en France, entre 2002 et 2009. Les ventes au numéro sont en constante baisse depuis 2004, avec une nette accélération de cette tendance depuis 2007 ;

- la concurrence toujours plus accrue avec la circulation de photos sur Internet, gratuites ou à des prix extrêmement faibles - moins d'un dollar - notamment dans des fonds appelés « microstocks » qui permettent la vente d'images par lots grâce à un système d'abonnement. De nombreuses personnes auditionnées ont insisté sur la « concurrence déloyale » de l'AFP (Agence France Presse), subventionnée par l'État. L'accord commercial de l'AFP avec l'agence américaine Getty Images laisse perplexe lorsque l'on sait que cette agence américaine a racheté le plus populaire des microstocks, « iStockphotos », qui fait la promotion de photos libres de droits et propose des abonnements à partir de 0,77 € par crédit.

C'est dans ce contexte particulièrement difficile que la question des « droits réservés » intervient, source de tensions supplémentaires sur le marché de la photographie. Les « DR » sont le fruit d'une pratique apparue après la guerre et dont l'utilisation a été dévoyée, puisque initialement il s'agissait de signaler que l'auteur de l'oeuvre photographique n'avait pas été retrouvé. Comme le mentionne le rapport de l'IGAC précité ainsi que plusieurs personnes auditionnées, la contrepartie de l'utilisation de la mention « droits réservés » est censée être la provision comptable d'un montant équivalent à la rémunération des photos ainsi utilisées. En théorie, ces sommes doivent servir à rémunérer les photographes qui se manifesteraient. Cependant votre rapporteur a noté que cette pratique n'est pas nécessairement suivie et pour le moins manque de transparence puisqu'aucune information précise 1 ( * ) à ce sujet ne lui a été fournie.

Une étude 2 ( * ) du SNADI (Syndicat national des auteurs et diffuseurs d'images) réalisée à partir de l'analyse des crédits de huit titres de presse - quatre quotidiens nationaux et quatre hebdomadaires - et évaluant les provisions à hauteur des tarifs pratiqués pour rémunérer des photographes identifiés, chiffre à 347 000 euros le montant des provisions en un seul mois. La simulation sur 12 mois correspondrait ainsi à une provision annuelle de plus de 4 millions d'euros, qui serait autant de manque à gagner pour les photographes professionnels. Cependant ces chiffres sont à nuancer car les « DR » recouvrent quatre formes d'utilisation qui n'ont pas nécessairement le même impact sur les droits patrimoniaux des photographes :

- les photos dites « people » pour lesquelles l'auteur comme l'agence demandent l'anonymat ;

- les photos des dossiers de presse émanant d'institutions, de collectivités comme de sociétés du secteur privé, et mises gracieusement à disposition des diffuseurs. Elles constituent une sorte de publicité qui mériterait d'être signalée afin de garantir la transparence de l'information pour le lecteur, ce qui d'ailleurs ne manquerait pas de poser des problèmes quant à l'application des règles dérogatoires (tarif postal préférentiel, taux de TVA réduit) aux publications ayant obtenu un numéro de la commission paritaire des publications et agences de presse. En effet, parmi les obligations imposées à ces publications figure une limitation des espaces consacrés à la publicité (deux tiers au plus de la surface totale). La prise en compte des photos promotionnelles créditées en « DR » pourrait donc inciter les diffuseurs à faire appel à des photos non gratuites, ce qui ne manquerait cependant pas de constituer une difficulté économique supplémentaire au regard du contexte de crise de la presse. On peut penser que le manque à gagner des photographes est moindre dans le cas de figure des dossiers de presse, dans la mesure où il est courant que les auteurs soient rémunérés soit en tant que salariés soit de manière forfaitaire. Cependant cela ne justifie en rien l'absence de leur nom ;

- les photos gratuites, libres de droit, circulant sur Internet ou mises à disposition par des photographes amateurs (par exemple pour illustrer des articles de la presse quotidienne régionale) ;

- les photos orphelines, dont le ou les ayants droit ne peuvent être retrouvés. Selon les personnes auditionnées, elles représenteraient entre 3 et 20 % des « DR ».

Une « lettre ouverte des photographes indépendants aux parlementaires » fait mention d'une chute des droits d'auteur dont la valeur aurait été divisée par cinq entre 2005 et 2010.

Votre rapporteur partage le constat dressé par l'ensemble des acteurs du secteur qui reconnaissent l'absolue nécessité de remédier à cette situation de pratique abusive des « droits réservés » qui constituent une atteinte à la fois à la transparence de l'information et au droit de propriété des photographes dont la situation économique a été considérablement fragilisée ces dernières années. Il s'agit de réaffirmer avec force les principes fondateurs du code de la propriété intellectuelle.


* 1 Les syndicats de la presse interrogés ont fait savoir que de telles écritures comptables n'étaient pas pratiquées. Le ministère de la culture quant à lui était dans l'impossibilité de fournir des informations (pratique, méthodes de calcul, montant effectivement provisionnés).

* 2 « Livre blanc sur l'usage abusif de la mention « droits réservés » », 2009.

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