2. Légiférer sur les oeuvres orphelines : un défi à la fois national et européen

La question de la législation des oeuvres orphelines est l'élément juridique clé pour répondre au défi culturel de la numérisation du patrimoine écrit. Il convient de rappeler l'origine juridique de cet enjeu. En effet, l'impossibilité d'identifier ou de localiser un ayant droit gèle automatiquement la mise à disposition d'une oeuvre, puisque son consentement ne peut être recueilli. Comme cela est précisé plus haut, l'exploitation d'une oeuvre protégée sans les autorisations des titulaires de droits légalement requises est un délit, pénalement sanctionné.

Mais légiférer sur les oeuvres orphelines n'est pas une chose aisée. Cette question soulève des difficultés dans la mesure où, comme le rappelle le rapport du 19 mars 2008 du CSPLA, elle vise à concilier deux objectifs a priori antagonistes :

- la sécurité juridique d'autorisation d'exploitation de ces oeuvres, alors que, par construction, leur auteur n'a pas pu donner de consentement à cette exploitation ;

- la cohérence du droit de la propriété littéraire et artistique, construit sur la protection du droit d'auteur et des droits voisins, qui repose sur l'autorisation du titulaire de droits.

Le sujet des oeuvres orphelines fait l'objet, depuis trois ou quatre ans, de nombreuses réflexions tant au niveau national qu'européen. Dès 2006 la Commission européenne a demandé à un groupe d'experts de haut niveau présidé par Viviane Redding de travailler sur la question des oeuvres orphelines puis a lancé une consultation publique sur son Livre vert relatif au droit d'auteur dans l'économie de la connaissance 6 ( * ) . Elle a précisé, dans une communication du 19 octobre 2009, que la prochaine étape viserait à établir des normes communes quant au niveau de diligence dont il doit être fait preuve dans la recherche de leurs propriétaires, d'une part, et de résoudre le problème de l'infraction potentielle aux droits d'auteur que constitue leur utilisation, d'autre part. Une étude d'impact sur les moyens de résoudre ces difficultés a été réalisée. D'après les informations transmises à votre rapporteur par la Commission européenne, celle-ci devrait rendre public un projet de directive relative aux oeuvres orphelines de l'écrit et de l'image fixe le 23 novembre 2010.

Au niveau national la réflexion a également progressé, notamment grâce aux travaux du CSPLA, dont les conclusions ont fait l'objet d'un rapport en mars 2008. Il faut souligner l'approche sectorielle choisie par le CSPLA dont les préconisations concernent le secteur de l'écrit et de l'image fixe d'une part, et ceux du cinéma, de l'audiovisuel et de la musique d'autre part. Cet avis propose la définition suivante : « l'oeuvre orpheline est une oeuvre protégée et divulguée, dont les titulaires de droits ne peuvent être identifiés ou retrouvés, malgré des recherches avérées et sérieuses. ».

Le défi d'une législation sur les oeuvres orphelines ne tient pas seulement à la difficulté qu'engendre toute solution dérogatoire aux règles de la propriété intellectuelle. D'autres éléments juridiques connexes viennent complexifier la réflexion, parmi lesquels :

- le traitement des oeuvres anonymes qui diffère de celui des oeuvres orphelines alors qu'elles constituent une partie de corpus. En vertu de l'article L. 123-3 du code de la propriété intellectuelle, les oeuvres anonymes tombent dans le domaine public soixante-dix ans suivant l'année de leur publication et peuvent être alors exploitées sans soulever les difficultés posées par les oeuvres orphelines. Le rapport du CSPLA note que leur assimilation à ces dernières pourrait poser de sérieuses difficultés pour les institutions détenant ce type de fonds dont les règles ont été jusqu'ici celles de l'anonymat. Parmi celles-ci figurent les dispositions de l'article L. 113-6 du code de la propriété intellectuelle qui prévoient que les auteurs d'oeuvres anonymes sont représentées dans l'exercice de leurs droits « par l'éditeur ou le publicateur originaire, tant qu'ils n'ont pas fait connaître leur identité civile et justifié de leur qualité ». Les droits attachés à ces oeuvres sont donc normalement exercés par un représentant ;

- la question des oeuvres indisponibles, sur laquelle travaille actuellement le ministère de la culture, est liée à celle des oeuvres orphelines qui en constitue un sous-ensemble, avec, également, les oeuvres épuisées ;

- la question de la territorialité se pose avec une acuité toute particulière pour les oeuvres visuelles dont la circulation est beaucoup plus libre et fluide que celle du livre dont la langue constitue un facteur évident de localisation et une contrainte. Au contraire, les images peuvent librement circuler, sans contrainte technique, grâce aux nouvelles technologies. Si la loi applicable est celle du lieu de reproduction, il n'est pas aisé de prouver la diligence des recherches d'un ayant droit lorsque l'origine géographique de l'oeuvre n'est pas clairement identifiée. Paradoxalement, les outils communs de recherche les plus avancés au niveau européen concernent le livre. Ainsi le projet de base de données ARROW ( Accessible Registries of Rights Information and Orphan Works ), subventionné par l'Union européenne, réunit des éditeurs, organisations de représentations des droits de reproduction et bibliothèques autour d'un objectif d'information des utilisateurs qui souhaitent numériser leurs collections. C'est une mise en commun des livres encore commercialisables, dont le Centre Français d'exploitation du droit de Copie (CFC) est d'ailleurs l'un des acteurs en France. L'équivalent pour l'image n'existe pas encore, mais l'extension de ce projet européen aux oeuvres visuelles est envisagée pour l'année 2011 sous le nom de « ARROW PLUS » ;

- le cas des oeuvres orphelines partielles, c'est-à-dire dont on connaît une partie seulement des auteurs. Cela est vrai pour des oeuvres collectives ou « composites ». C'est le cas par exemple d'un livre, qui a un auteur, et dont les illustrations sont le fruit de plusieurs autres auteurs (peintres, dessinateurs, photographes). Même si une oeuvre est partiellement orpheline, son exploitation est bloquée. Toute législation relative aux oeuvres orphelines en vue de favoriser leur exploitation doit considérer les « droits orphelins » qui composent une oeuvre. Ainsi parle-t-on d' « oeuvre orpheline » (se rapprochant notamment de l'acception anglaise « orphan works ») par commodité de langage, mais il s'agit bien de traiter chaque droit indépendamment. L'exploitation d'une même oeuvre peut alors être traitée en partie par le droit en vigueur, l'autre devant attendre qu'une législation sur les oeuvres orphelines naisse. On perçoit alors, au regard de cette mécanique juridique, tout l'intérêt d'une approche globale appréhendant à la fois l'écrit et l'image fixe compte tenu des enjeux de numérisation des fonds des bibliothèques européennes...


* 6 COM (2008) 466.

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