2. L'obligation de respecter les droits acquis

L'action de police sanitaire dans le domaine des produits de santé et de la cosmétique est consacrée au plus haut niveau normatif puisqu'elle découle d'un des « principes particulièrement nécessaires à notre temps » proclamés par le Préambule de la Constitution de 1946 : la Nation « garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé » 6 ( * ) .

Ce principe doit être concilié avec un autre, doublement consacré par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : le droit de propriété 7 ( * ) . En l'occurrence, ce droit est celui des firmes pharmaceutiques titulaires d'un brevet leur garantissant l'exclusivité d'exploitation d'une molécule pendant une période de vingt à vingt-cinq ans.

Les brevets relatifs aux médicaments sont une création relativement récente liée au développement de l'industrie du médicament dans l'après-guerre et ils ne sont entrés dans le droit commun de la propriété intellectuelle que récemment, en 1968 8 ( * ) . En l'espèce, les brevets découlent d'une double nécessité publique : favoriser l'investissement dans la recherche, par la garantie d'un retour sous forme de profits commerciaux, et encourager l'innovation en assortissant la protection des droits de propriété de l'obligation de divulguer l'invention.

Le droit de propriété des industriels sur les médicaments qu'ils élaborent et produisent est limité par la nécessité d'obtenir l'AMM, soumise à l'évaluation du rapport bénéfices-risques lié au produit. Le Leem (les entreprises du médicament), représentant des industries du médicament, estime à dix ans en moyenne le temps d'étude puis d'élaboration du dossier d'AMM, ce qui réduirait la durée de l'exploitation commerciale exclusive à dix ans, un brevet d'exploitation commerciale étant accordé pour vingt ans. En raison de cette spécificité liée à la sécurité du médicament qui impose une phase pré-commerciale particulièrement longue, les industriels peuvent obtenir un certificat complémentaire de protection d'une durée de cinq ans qui prolonge leur droit d'exploitation. La nécessité d'obtenir une AMM a donc des conséquences importantes sur l'exploitation d'un médicament, conséquences prises en compte par la possibilité de prolongement des droits exclusifs de propriété intellectuelle.

La suspension ou le retrait de l'AMM a également un impact commercial notable. Elles sont donc étroitement contrôlées par le juge communautaire et par le Conseil d'Etat. La décision de la Commission européenne de retirer un médicament du marché se prend sur recommandation de l'Agence européenne du médicament et est soumise à la nécessité pour l'administration communautaire d'apporter la preuve que des connaissances scientifiques ou des données nouvelles, issues notamment de la pharmacovigilance, ont modifié les bases sur lesquelles l'AMM avait été accordée 9 ( * ) .

En France, l'article L. 5121-8 du code de la santé publique dispose que l'AMM est suspendue ou retirée dans des conditions déterminées par voie réglementaire et, en particulier, « lorsqu'il apparaît que l'évaluation des effets thérapeutiques positifs du médicament ou produit au regard des risques tels que définis au premier alinéa n'est pas considérée comme favorable dans les conditions normales d'emploi, que l'effet thérapeutique annoncé fait défaut ou que la spécialité n'a pas la composition qualitative et quantitative déclarée ». La nécessité d'établir que l'une ou plusieurs de ces conditions sont réunies incombe à l'agence en charge de la police sanitaire, l'agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps).

Cette nécessité est renforcée pour la suspension d'AMM qui, conformément au régime général des dispositions administratives pour lesquelles la procédure est allégée, est soumise au fait de prouver l'urgence de la décision. Il incombe dès lors à l'Afssaps d'apporter les « éléments établissant l'existence d'indices sérieux et concluants d'un risque grave pour la santé des patients, pour que la mesure de suspension [soit] justifiée par une situation d'urgence », sous peine d'être regardée comme entachée d'une erreur manifeste d'appréciation 10 ( * ) .

Le contrôle du juge administratif est ainsi plus étroit pour les conditions de suspension que pour celles de retrait, à l'égard desquelles il se fonde sur l'appréciation des commissions de l'Afssaps et les résultats des études scientifiques qui ont servi de base à la décision. La contestation des signaux de pharmacovigilance, l'absence d'unanimité des experts ou d'étude scientifique prouvant l'existence d'un risque nouveau ou aggravé lié à l'usage du médicament fragilisent donc les fondements juridiques des décisions de suspension et de retrait d'un médicament de l'Afssaps. Il en résulte qu'en l'état du droit, de simples doutes ne peuvent pas permettre de retirer un médicament mis sur le marché, et ce quel que soit son niveau d'efficacité, dès lors que celle-ci n'est pas nulle. Ceci tend, de fait, à subordonner la sécurité sanitaire à la protection du droit de propriété.

A cette première limite légale à l'action de l'Afssaps, qui doit donc respecter le droit de propriété des industriels en apportant des preuves scientifiques suffisantes à l'appui de ses décisions de suspension ou de retrait d'un médicament, s'en ajoute une autre concernant l'usage du médicament .

Les médecins, en effet, ne sont pas tenus de suivre dans leurs prescriptions les usages déterminés par l'AMM. La liberté de prescription, fixée par l'article 8 du code de déontologie médicale (article R. 4127-8 du code de la santé publique) est également protégée par l'article L. 162-2 du code de la sécurité sociale. La prescription dite « hors AMM » apparaît comme une nécessité pour soigner certaines pathologies ou certains malades, suivant les données de la science. Un exemple classique d'utilisation hors AMM est celui de l'aspirine utilisée pour soigner des maladies cardiovasculaires alors que sa mise sur le marché ne comportait que l'utilisation antalgique. L'Afssaps ne dispose donc d'aucun moyen d'interdire ces prescriptions et peut simplement agir par voie d'information des professionnels de santé et du public sur les effets indésirables, ainsi qu'elle l'a fait le 6 juin 2011 à propos de l'utilisation hors AMM du baclofène dans le traitement de l'alcoolo-dépendance. Ainsi, même si le directeur général de l'Afssaps décide, comme le prévoit l'article R. 5121-47 du code de la santé publique, de modifier d'office une AMM afin d'en restreindre le champ, l'agence ne peut obliger les praticiens à restreindre en conséquence leurs prescriptions. C'est alors la responsabilité du médecin prescripteur qui est en cause puisqu'il lui est interdit, en application de la loi du 4 mars 2002 11 ( * ) , de soumettre son patient à un risque inconsidéré et qu'il doit l'informer des risques qu'il encourt en acceptant le traitement.


* 6 Alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946.

* 7 L'article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen place la propriété parmi les droits naturels et imprescriptibles de l'homme, l'article 17 déclare qu'il s'agit d'un droit inviolable et sacré et soumet l'expropriation à un constat légal de sa nécessité publique et à la condition d'une juste et préalable indemnité.

* 8 Loi n o 68-1 du 2 janvier 1968 sur les brevets d'invention.

* 9 Ce dispositif résulte de l'article 11 de la directive 65/65/CEE du Conseil du 26 janvier 1965 concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives, relatives aux spécialités pharmaceutiques selon lequel la Commission européenne, en l'absence de données scientifiques ou d'informations nouvelles, ne peut revenir sur l'appréciation positive qu'elle a émise de l'efficacité des substances en cause.

* 10 Voir en dernier lieu la décision n° 335101 du Conseil d'Etat, sous-sections réunies, en date du 7 juillet 2010, annulant la suspension par l'Afssaps du Ketum.

* 11 Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

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