B. GARANTIR L'ÉDIFICATION D'UNE DÉFINITION OBJECTIVE ET CLAIRE DES CONFLITS D'INTÉRÊTS

Des garanties déjà suffisantes pour la prévention des conflits d'intérêts ?

Sur le plan de la déontologie de la commande publique, les personnes entendues par votre rapporteur (et notamment M. Paul Cassia, professeur de droit public à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, et MM. Bernard Stirn et Bertrand Dacosta, respectivement président de la section du contentieux et rapporteur public à la septième sous-section du Conseil d'État) ont estimé que le droit français assurait déjà une prévention efficace et suffisante des conflits d'intérêts : les principes d'impartialité du pouvoir adjudicateur et d'égal accès des candidats à la commande publique, consacrés tant par la jurisprudence administrative que par le code des marchés publics, permettraient d'assurer l'absence de conflit d'intérêts entre l'acheteur public et les soumissionnaires.

Toutefois, votre rapporteur souligne que, bien que notre droit interne évite l'apparition de conflits d'intérêts réels et/ou graves, il ne permet pas de prévenir les conflits d'intérêts potentiels ou de faible intensité : en témoigne la décision précitée du Conseil d'État de 2001, dans laquelle il a été considéré que « l'absence de toute allégation précise permettant de mettre en doute [l']impartialité [du pouvoir adjudicateur] » faisait obstacle à l'annulation de la décision d'attribution du marché. De la même manière, dans son rapport de 2004, le Service central de prévention de la corruption rappelait que, « en droit français un [conflit d'intérêts potentiel] n'est pas condamnable ; seule la décision prise qui conduirait à favoriser un intérêt personnel au détriment de celui de l'organisme est condamnable » 26 ( * ) ; la sanction à laquelle s'exposerait la personne ayant pris une telle décision serait d'ailleurs strictement pénale, puisqu'il s'agirait alors d'un cas de prise illégale d'intérêts.

Les propositions de directives -qui tendent à introduire une prise en compte des conflits d'intérêts potentiels et apparents, ainsi que des intérêts privés non seulement directs, mais aussi indirects- constitueraient donc une véritable novation par rapport à l'état du droit .

Les questions soulevées par la définition des conflits d'intérêts prévue par les propositions de directives

Votre rapporteur considère que l'élargissement du champ de la notion de « conflit d'intérêts » en droit français est, aujourd'hui, une nécessité. En effet, comme le soulignait M. Paul Cassia lors de son audition, notre droit de la commande publique ne prévoit pas de mécanismes de déclaration et de résolution des conflits d'intérêts en amont de l'attribution du marché, et il incombe au législateur de mettre en place de tels dispositifs préventifs.

Votre rapporteur s'associe à ce constat et souligne que notre droit, bien qu'il tienne déjà compte de la nécessaire impartialité de l'action publique, demeure lacunaire et doit, à l'avenir, mettre les acheteurs publics au-dessus de tout soupçon. Pour ce faire, il est indispensable que le législateur forge des outils garantissant la divulgation et la prise en compte des intérêts privés, dès lors que ceux-ci sont susceptibles d'entrer en conflit avec l'exercice d'une charge publique. Il s'agit, selon votre rapporteur, d'une condition sine qua non pour garantir la transparence et l'impartialité des procédures de la commande publique. Cette réforme est d'autant plus nécessaire que, comme le relevait le Service central de prévention de la corruption dans son rapport de 2005, la confiance des citoyens dans les acheteurs publics 27 ( * ) est basse : « pour certains, associer le mot corruption aux marchés publics relève du pléonasme » 28 ( * ) .

Toutefois, la définition du conflit d'intérêts résultant des propositions de directives E 6987 et E 6988 n'apporte pas une réponse satisfaisante à ce constat, dans la mesure où elle soulève des difficultés juridiques et pratiques.

En premier lieu, et comme l'ont unanimement relevé les personnes entendues par votre rapporteur, la définition retenue est large et floue :

- l'énumération des intérêts visés inclut des intérêts difficiles à établir ou à caractériser. En effet, votre commission s'interroge sur le périmètre des « intérêts sentimentaux » (à partir de quel degré le « sentiment » met-il en cause l'objectivité et l'impartialité de celui qui le ressent ?) et « politiques » (suffit-il que deux personnes partagent les mêmes idées politiques ou la même affiliation partisane pour créer un « intérêt privé » ?). Surtout, elle relève que cette définition vaste du champ des « intérêts privés » sera associée, pour les candidats et les soumissionnaires, à de fortes obligations déclaratives : en d'autres termes, les propositions de directives auraient pour effet d'imposer à certaines personnes de divulguer des éléments qui relèvent de leur vie privée, voire de l'exercice de libertés fondamentales ; ces éléments pourraient ensuite être transmis à la Commission ou à l'organe de contrôle 29 ( * ) . Ce problème est d'autant plus important que les propositions de directives sont muettes sur les modalités de conservation des données personnelles ainsi recueillies par le pouvoir adjudicateur et par l'organe de contrôle ;

- ce flou est renforcé par la prise en compte des intérêts « indirects », terme dont le périmètre reste à définir et qui est sujet à interprétation.

L'ensemble de ces éléments a poussé M. Bernard Stirn à estimer que, ainsi défini, le conflit d'intérêts deviendrait « une notion `attrape-tout' ».

En second lieu, votre commission souligne que les propositions de directives imposent une prise en compte des conflits d'intérêts apparents ; selon le Service central de prévention de la corruption, de tels conflits se font jour dans les cas où « le risque n'existe pas en réalité, parce que les intérêts personnels d'ordre privé n'existent pas réellement, ou que les faits en cause ne sont pas certains » 30 ( * ) . La notion de « conflit d'intérêt apparent » pose donc deux problèmes :

- elle serait complexe à transposer pour le législateur français, qui privilégie les catégories objectives ;

- sur le fond, il semble peu légitime de sanctionner un candidat pour des intérêts qui semblent exister, mais qui ne sont pas réels ou pas avérés.

En troisième lieu, votre commission observe que la déontologie et le domaine pénal, bien que distincts, sont étroitement liés : dès lors, bien que la notion de « conflit d'intérêts » soit en-dehors du champ pénal, elle pourrait avoir des conséquences sur des incriminations pénales existantes , et ce, pour deux raisons :

- d'une part, le dispositif des propositions de directives n'exclut pas qu'un conflit d'intérêts puisse donner lieu à des poursuites pénales, puisqu'il évoque la « détection » de ces conflits, sans préciser s'il s'agit d'une détection ex ante ou ex post (c'est-à-dire avant ou après l'attribution du marché). Or, la détection ex post d'un conflit d'intérêts réel correspond, en pratique, aux cas où une personne liée au pouvoir adjudicateur s'est vu octroyer un bénéfice en raison du résultat de la procédure d'attribution du marché : cette détection « en aval » peut donc couvrir des infractions prévues par le droit pénal français, comme le favoritisme ou la prise illégale d'intérêts 31 ( * ) ;

- d'autre part, l'introduction dans le droit français d'une définition des « conflits d'intérêts » peut avoir des conséquences sur les infractions pénales préexistantes. À cet égard, votre rapporteur souligne que la divergence entre l'esprit des propositions de directives et le droit pénal actuellement en vigueur est susceptible de créer des situations paradoxales où un conflit d'intérêts survenu à l'occasion d'une procédure de passation de marché public sera identifié comme tel par le droit de la commande publique issu de la transposition des deux directives, mais ne pourrait pas être sanctionné parce qu'il n'a pas été détecté en amont de cette même procédure et qu'il ne correspondra pas stricto sensu à un cas de prise illégale d'intérêts ou de favoritisme. Ce type de situations créerait une grave incohérence au sein de notre droit et ne manquerait pas, à terme, de pousser le législateur national à élargir le champ des atteintes au devoir de probité (et notamment de la prise illégale d'intérêts, dont le périmètre se trouverait agrandi 32 ( * ) ) pour l'aligner sur celui du conflit d'intérêts.

La position de votre commission des lois

Votre commission a jugé nécessaire que la proposition de résolution européenne (qui n'évoque pas la question des conflits d'intérêts) fasse état de ces problèmes.

Dès lors, elle a adopté un amendement de son rapporteur précisant que la définition des conflits d'intérêts finalement retenue devra :

- être objective : il conviendrait de faire en sorte que le conflit d'intérêts apparent, qui est par définition subjectif, ne soit pas susceptible d'être pris en compte dans l'appréciation de l'impartialité de l'attribution des marchés ;

- être respectueuse du principe de proportionnalité , qui impose à l'Union européenne de ne pas faire davantage que ce qui est nécessaire pour atteindre ses objectifs. À cet égard, votre commission estime que l'objectif (au demeurant légitime) de renforcement de la transparence de la commande publique peut être atteint sans qu'il soit porté atteinte au droit au respect de la vie privée (et donc sans qu'il soit tenu compte des intérêts « sentimentaux » ou « politiques » des personnes concernées) ;

- être claire : les propositions de directives emploient de nombreuses expressions qui peuvent faire l'objet d'interprétations multiples et qui, de ce fait, peuvent être équivoques : tel est, par exemple, le cas de la notion d'« intérêt privé indirect » ;

- être explicite sur le fait que les situations de « conflit d'intérêts » ne peuvent pas donner lieu à des sanctions pénales (ce qui serait, en tout état de cause, contraire au principe de subsidiarité) ;

- être souple : il convient en effet de permettre aux États membres d'acclimater la notion de « conflit d'intérêts » à leur tradition juridique ; en particulier, les États doivent être en mesure de garantir une bonne articulation entre le droit de la commande publique et leur droit pénal, afin d'éviter toute superposition ou toute divergence entre la définition du « conflit d'intérêts » et des infractions pénales préexistantes.


* 26 Rapport précité, p. 28.

* 27 Ces acheteurs étant fréquemment des élus locaux, il convient de souligner que la prévention des conflits d'intérêts en matière de commande publique aura des conséquences importantes sur la démocratie locale.

* 28 Rapport public de 2005, p. 19. Ce rapport est disponible sur Internet à l'adresse suivante :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics//064000867/0000.pdf

* 29 La transmission à l'organe de contrôle serait obligatoire en cas de conflit d'intérêts ; en l'absence d'un tel conflit, la Commission ou l'organe de contrôle pourraient également obliger le pouvoir adjudicateur à leur transmettre le « rapport individuel » dans lequel figureraient les éventuelles déclarations sur l'existence de « liens privilégiés ».

* 30 Référence précitée.

* 31 De même, lors de son audition par le rapporteur, M. Alexandre Vigoureux, responsable du département « Veille et assistance juridique » de la Fédération des entreprises publiques locales, a estimé que les propositions de directives pourraient permettre à la Commission de former un recours contre la France afin de solliciter l'adaptation du droit pénal national à la définition communautaire du conflit d'intérêts.

* 32 Rappelons que le Sénat a adopté à l'unanimité, le 24 juin 2010, une proposition de loi de notre collègue Bernard Saugey visant à clarifier le champ des poursuites de la prise illégale d'intérêts pour préciser que seules les personnes ayant pris une décision dans un domaine où elles avait un « intérêt personnel distinct de l'intérêt général » (et non un « intérêt quelconque ») pouvaient faire l'objet de sanctions pénales : l'élargissement du champ de la prise illégale d'intérêts serait donc contraire à cette position.

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