B. UN MONDE DE L'ÉNERGIE EN PROFONDE MUTATION

1. Le passage d'un monde ancien à un monde nouveau

Lors de son audition par votre commission, Gérard Mestrallet, président-directeur général de GDF Suez, a justement rappelé la mutation actuelle du secteur de l'énergie :

« Après cinquante années de stabilité, le secteur de l'énergie connaît depuis dix ans des transformations spectaculaires, parfois brutales, liées à la dérégulation du marché européen et surtout à des innovations technologiques. Les unités de production électriques ont vu leur taille diminuer de manière drastique, les techniques numériques suscitant des progrès considérables ».

Dans ce contexte, « la transition énergétique correspond au passage d'un monde ancien, caractérisé par une production électrique centralisée , réalisée dans de grandes centrales en situation de monopole, à un monde nouveau, marqué par une production au plus près des territoires , avec un rapport à l'énergie renouvelé , chacun souhaitant maîtriser la consommation et s'inquiétant aussi des modalités de production ».

Aux côtés des grands énergéticiens issus des anciens monopoles d'État émergent de nouveaux acteurs - producteurs individuels, agrégateurs - qui commercialisent leur production directement sur le marché. Il s'ensuit un glissement progressif de la création de valeur de la production vers les services énergétiques - intégration et gestion des réseaux, pilotage de la demande ou efficacité énergétique. À cet égard, le renforcement des deux grands acteurs français - EDF et GDF Suez - dans le domaine des services énergétiques est signifiant.

Plus globalement, la récente scission annoncée, en décembre 2014, par l'énergéticien allemand E.ON entre, d'une part, les énergies renouvelables et les réseaux de distribution d'énergie et, d'autre part, la production conventionnelle d'électricité (charbon, nucléaire), le gaz et les activités de trading illustre, à elle seule, la profonde mutation du secteur.

Du côté des consommateurs , l'évolution est tout aussi marquée : ceux-ci peuvent désormais être producteurs d'électricité à des fins d'auto-consommation ou de revente, investir dans des projets d'énergie renouvelable 5 ( * ) ou optimiser leur consommation pour maîtriser leurs dépenses énergétiques mais aussi pour réduire leur empreinte écologique. Si cette dernière préoccupation s'exprime de façon croissante, elle s'accompagne parfois d'une forme de schizophrénie, comme en attestent les difficultés d'acceptabilité des installations de production d'énergie renouvelables, à commencer par les éoliennes.

2. Un monde de l'énergie confronté à de nombreux défis

Dans ce rapport renouvelé à la production et à la consommation, le monde de l'énergie est aujourd'hui confronté à de nombreux défis.

a) La gestion des énergies renouvelables intermittentes

Contrairement à la biomasse, à la géothermie et aux ressources hydrauliques, la production des énergies éoliennes et photovoltaïques, dépendante de l'ensoleillement ou des conditions de vent, est par nature intermittente .

Ainsi, en 2013, le facteur de charge moyen sur l'année était de 13,1 % pour la production photovoltaïque et de 23,2 % pour la production éolienne , avec des fluctuations très importantes de la production. Dans son bilan électrique 2013, RTE précise ainsi que « le parc éolien a produit [à] un maximum de 80,3 % [de sa capacité] le 23 décembre 2013. De par sa nature dite « fatale », la production éolienne présente une variabilité qui se répercute sur sa contribution à l'équilibre offre-demande. Ainsi, le parc éolien produit à plus de 47 % de sa capacité pendant 10 % de l'année mais à moins de 6 % de sa capacité pendant une durée équivalente ».

FACTEUR DE CHARGE ÉOLIEN MENSUEL EN 2013

Source : Bilan électrique RTE 2013

Bien que la France dispose de trois régimes différenciés (nord, atlantique et Méditerranée) et d'un territoire étendu présentant des conditions climatiques variées et même si des progrès techniques permettront d'améliorer les rendements des installations éoliennes ou photovoltaïques, ces derniers n'atteindront jamais des niveaux comparables à ceux d'autres sources d'énergie . Ainsi, en 2011, le parc nucléaire français avait un facteur de charge d'environ 77% 6 ( * ) .

Cette intermittence pose des difficultés d'insertion sur le réseau électrique qui doit absorber, à certaines périodes, de la production excédentaire par rapport à la demande et, à d'autres, compenser le déficit de production renouvelable en appelant d'autres moyens de production, à commencer par les capacités de production les plus flexibles que sont les centrales thermiques émettrices de gaz à effet de serre.

Avec la chute des prix du charbon qui a évincé les centrales au gaz au profit des centrales au charbon et au lignite, ce point explique le paradoxe actuel de la transition énergétique allemande , l'« Energiewende », qui s'est accompagnée, au moins transitoirement, d'une hausse des émissions de gaz à effet de serre de 1,6 % en 2012 et de 2 % en 2013.

C'est la raison pour laquelle il est indispensable, en complément du développement des énergies renouvelables intermittentes, de consacrer des moyens conséquents pour mettre au point des moyens innovants de stockage de l'énergie à grande échelle de combiner les moyens existants, qu'il s'agisse de stockage mécanique - stations de transfert d'énergie par pompage (STEP), par air comprimé ou inertiel -, électrochimique - grâce à l'hydrogène 7 ( * ) ou dans des batteries, le véhicule électrique pouvant être utilisé comme moyen de stockage - électromagnétique ou thermique.

b) L'intégration des technologies de l'information

Plus encore que d'autres secteurs de l'économie, le monde de l'énergie doit aussi répondre au défi de l'intégration des technologies de l'information (TIC).

Ces nouvelles technologies mettent à disposition de nouveaux outils pour mieux piloter l'offre et la demande et concourent en particulier à la maîtrise de la consommation électrique - consultation en temps réel en ligne ou par affichage déporté, équipements de gestion active de l'énergie, installation des compteurs de nouvelle génération Linky et Gazpar ou encore de boîtiers communicants permettant de gérer à distance des effacements de consommation.

En assurant le déploiement des réseaux électriques dits intelligents ou « smart grids », les TIC doivent permettre d'optimiser la production et la distribution en ajustant au plus près l'offre à la demande, en lissant les pics de consommation, en réduisant les pannes ou encore en facilitant l'intégration des sources d'énergies de plus en plus diffuses et fluctuantes.

Si les nouvelles technologies sont une opportunité, elles conduisent dans le même temps, par la multiplication des appareils électroniques et l'apparition de nouveaux usages, notamment mobiles, à augmenter la consommation d'électricité et la sobriété énergétique de ces nouveaux équipements doit aussi être visée.

c) Le renchérissement, sur longue période, des prix de l'énergie

Sur longue période, le renchérissement attendu des prix de l'énergie nécessitera de revoir les modes de production et de consommation de l'énergie.

Ainsi, même si les cours du pétrole ont fortement chuté au cours des derniers mois sous l'effet conjugué du ralentissement économique mondial mais surtout de l'exploitation des gisements d'hydrocarbures non conventionnels en Amérique du Nord, l'épuisement des ressources fossiles , conventionnelles ou non, interviendra inévitablement et les prix augmenteront à l'approche du pic pétrolier ou gazier.

Un renchérissement des énergies carbonées est aussi à attendre de la mise en oeuvre du principe « pollueur payeur » consistant à « internaliser les externalités » et à intégrer le coût des gaz à effet de serre dans les prix. C'est la voie sur laquelle s'est engagée la France en introduisant, par la loi de finances pour 2014, une « composante carbone » dans la fiscalité des produits énergétiques assise sur une valeur tutélaire du carbone fixée à 7 euros la tonne pour 2014, 14,50 euros pour 2015 et 22 euros pour 2016. Lors de l'examen du présent projet de loi à l'Assemblée nationale, le principe d'un relèvement progressif de cette part carbone a été affirmé.

d) La nécessité de bâtir une Europe de l'énergie

Alors que l'Union européenne a commencé à se construire par le secteur de l'énergie dans le cadre des traités instituant, en 1951, la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) et, en 1957, la Communauté européenne de l'énergie atomique (CEEA ou « Euratom »), la politique européenne en matière d'énergie, visée à l'article 194 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne 8 ( * ) , est paradoxalement restée embryonnaire .

Cependant, face notamment aux difficultés d'approvisionnement rencontrées par certains États-membres ou à la nécessité de développer les interconnexions des réseaux nationaux, un nouvel élan devrait être donné à cette politique dans les prochaines années. Ainsi, lors de son audition devant votre commission, Henri Malosse, président du Comité économique et social européen, a ainsi dit sa conviction que « le secteur énergétique devrait bénéficier le plus de l'intégration européenne » dans les cinq ans à venir et rappelé que l'attente des citoyens en la matière était forte puisque « près de 68 % des européens attendent davantage de l'Union en matière de politique énergétique [et que] l'adhésion au projet d'Union de l'énergie [atteint] quelque 78 % des citoyens pour l'ensemble des États-membres ».

Cette Union pour l'énergie devra en particulier oeuvrer à :

- un renforcement de la capacité de négociation européenne en matière d'approvisionnement auprès des pays tiers producteurs de gaz et de pétrole ;

- un partage des réserves stratégiques entre les États-membres au travers d'une forme de communautarisation des stocks ;

- un indispensable développement de l'interconnexion des réseaux qui permette de disposer de plus de souplesse pour répondre à des incidents ou à des pics de consommation « locaux », assurer la sécurité des réseaux et éloigner ainsi les risques de « black-out » ;

- enfin, un soutien à la recherche et développement en matière, notamment, d'efficacité énergétique, d'énergies renouvelables ou de stockage de l'énergie.

À cet égard, il serait souhaitable qu'une partie des 315 milliards d'euros d'investissements annoncés par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, soit orienté vers le secteur de l'énergie.

3. Un secteur aux équilibres instables

Le secteur de l'énergie connaît régulièrement des soubresauts au fil des crises géopolitiques , des catastrophes naturelles ou des accidents industriels .

Ainsi la crise ukrainienne a-t-elle récemment mis en lumière la dépendance de l'Union européenne, plus ou moins forte selon les États-membres, aux importations de gaz russe ; si la France dispose d'un portefeuille d'approvisionnement parmi les plus diversifiés en Europe, cette dépendance est forte dans de nombreux pays d'Europe de l'est, le gaz russe représentant même 100 % de la consommation dans les pays Baltes, en Finlande et en Bulgarie. Sous l'impulsion du nouveau président du Conseil européen, Donald Tusk - dont le pays, la Pologne, est confrontée aux mêmes difficultés -, l'Union européenne travaille désormais à la diversification de ses sources d'approvisionnement.

La catastrophe de la centrale nucléaire de Fukushima , intervenue en mars 2011, a conduit un grand nombre de pays à réévaluer leur politique énergétique. Certains pays ont choisi, à commencer par le Japon, d'arrêter provisoirement leurs centrales, voire de sortir définitivement du nucléaire ou d'anticiper une sortie déjà programmée - comme l'Allemagne. Dans le même temps, d'autres ont fait le choix de poursuivre voire d'amplifier leurs investissements - notamment la Chine ou la Grande-Bretagne qui s'est lancée dans le renouvellement d'une partie de son parc, les États-Unis prolongeant quant à eux la durée de vie de leur parc actuel jusqu'à soixante ans.


* 5 En matière de financement participatif, la France est encore loin des niveaux danois ou allemands de production citoyenne mais l'article 27 du présent projet de loi a pour ambition de développer ce mode de financement des énergies renouvelables.

* 6 Source : Bilan électrique RTE 2011. Le facteur de charge de l'hydroélectricité est également peu élevé - de l'ordre de 30 % - mais celui-ci s'explique par son usage : ces capacités sont en effet appelées pour satisfaire la demande électrique lors des pics de consommation en complément des autres sources d'énergie et jouent dès lors un rôle essentiel pour l'équilibre du système électrique.

* 7 Par exemple dans le cadre de la technologie dite « power to gas » qui permet de convertir l'électricité en hydrogène par électrolyse et de l'injecter dans le réseau gazier pour le stocker. L'hydrogène peut être injecté directement dans le réseau ou être à son tour converti en méthane grâce à un apport de dioxyde de carbone et à la technologie de la méthanation.

* 8 L'article 194 dispose, entre autres, que cette politique vise à assurer le fonctionnement du marché de l'énergie et la sécurité de l'approvisionnement énergétique, et à promouvoir l'efficacité énergétique et les économies d'énergie, ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables, et l'interconnexion des réseaux énergétiques.

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