EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 11 mai 2016, sous la présidence de Mme Michèle André, présidente, la commission a examiné le rapport de Philippe Dominati sur la proposition de loi n° 402 (2015-2016) d'Éric Bocquet et plusieurs de ses collègues tendant à assurer la transparence financière et sociale des entreprises à vocation internationale.

M. Philippe Dominati , rapporteur . - La proposition de loi déposée par Éric Bocquet et ses collègues du groupe communiste, républicain et citoyen vise à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale.

Cette proposition s'inscrit dans le cadre d'une actualité marquée par des révélations et dans un contexte de réflexion internationale autour de la lutte contre les phénomènes d'évasion et d'optimisation fiscales.

Les récentes découvertes ont confirmé l'ampleur du phénomène et de ses coûts, à la fois pour les recettes fiscales, mais aussi pour le fonctionnement économique et démocratique de nos sociétés. À l'échelle de l'Union européenne, l'estimation du manque à gagner est comprise entre 50 et 70 milliards d'euros par an. Les différences d'imposition sur les bénéfices qui en résultent contribuent de surcroit à fausser les conditions d'une égale concurrence entre les entreprises.

Sous l'impulsion du G20, l'OCDE et notamment Pascal Saint-Amans que nous avons entendu le 9 mars dernier, a engagé une vaste réflexion sur la fiscalité. Dans le cadre des quinze mesures soumises par l'OCDE au sein du projet BEPS, l'action 13 traite des montages fiscaux d'optimisation. Elle propose d'introduire une déclaration pays par pays standardisée afin d'améliorer la qualité des informations à disposition des administrations fiscales. Seules les entreprises réalisant un chiffre d'affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d'euros y seraient soumises. Il est prévu que ces données demeurent confidentielles, mais que les administrations fiscales procèdent à un échange automatique des déclarations.

A l'appui de ce projet, la Commission européenne a proposé le 28 janvier dernier un paquet de mesures contre l'évasion fiscale des entreprises, visant notamment à transcrire les actions du projet BEPS dans le droit de l'Union européenne.

De son côté, la France avait anticipé cette transcription dès le vote de la loi de finances pour 2016, en introduisant un article dans le code général des impôts imposant la déclaration d'activités pays par pays selon les critères de BEPS. Les premières déclarations interviendront donc à partir de fin 2017.

Par ailleurs, en vertu de règles européennes, deux secteurs d'activités sont déjà soumis à une exigence de publicité des déclarations d'activités. Il s'agit des établissements bancaires et des industries extractives. Toutefois, la portée de ces exemples est limitée pour deux raisons. D'une part, le recul fait encore défaut pour en dresser un premier bilan. D'autre part, il s'agit de deux secteurs d'activités très spécifiques, dont il est peu aisé de tirer des conclusions générales.

Lors de la discussion du projet de loi de finances initiale pour 2016 et du projet de loi de finances rectificative pour 2015, des voix s'étaient élevées en faveur de déclarations d'activités publiques étendues aux autres secteurs d'activités. Des amendements en ce sens avaient été adoptés par l'Assemblée nationale, puis supprimés par le Sénat, que l'Assemblée avait finalement suivi.

Dans le cadre de son contrôle sur l'article de la loi de finances initiale pour 2016 introduisant les déclarations d'activités fiscales, le Conseil constitutionnel a écarté le grief invoqué sur le fondement du principe de liberté d'entreprendre. Dans la motivation de sa décision, le Conseil constitutionnel a relevé que les informations fournies ne pouvaient être rendues publiques. Un doute existe donc sur la constitutionnalité d'un dispositif de déclarations publiques.

Par ailleurs, un changement majeur est intervenu depuis le dépôt de la proposition de loi. Le 12 avril dernier, la Commission européenne a rendu publique une proposition visant à introduire des déclarations publiques d'activités pays par pays. L'extension et le contenu de ces déclarations se fondent sur une analyse d'impact conduite au cours du second semestre 2015. Le seuil retenu reprend les propositions de BEPS, à savoir un chiffre d'affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d'euros.

Dans ce cadre, la proposition de loi se distingue doublement. D'une part, par les conditions retenues pour déterminer les entreprises soumises à l'obligation de déclaration. En particulier, le seuil de 40 millions d'euros de chiffres d'affaires annuel, bien inférieur aux 750  millions d'euros proposés par la Commission européenne, englobe un trop grand nombre d'entreprises. D'autre part, le contenu des informations se rapproche des données retenues dans les déclarations à destination des administrations fiscales. Leurs objectifs différents ne sont donc pas suffisamment pris en considération.

J'estime qu'il convient de ne pas adopter ces deux articles.

Cette proposition est d'abord motivée par des raisons techniques. Comme je l'indiquais, les conditions de seuil prévues par le texte pour assujettir les entreprises à l'obligation déclarative sont trop basses. Elles rompent avec le consensus international élaboré par l'OCDE. Il s'ensuit donc des contraintes supplémentaires pour des entreprises françaises d'envergure plus modeste et une instabilité juridique préjudiciable au climat économique.

En outre, les données dont la publication est prévue peuvent toucher à la stratégie propre des entreprises. Or je crains qu'avant d'être lues par la société civile, ces déclarations ne soient avant tout analysées par les concurrents.

Cette proposition est également motivée par des raisons d'opportunité. Le contexte a évolué depuis le dépôt de la proposition de loi en février dernier, avec l'initiative de la Commission européenne du 12 avril. Compte tenu des risques en termes de compétitivité pour nos entreprises, la réflexion et le débat autour de l'introduction de déclarations d'activités publiques ne peuvent se faire qu'à l'échelle européenne.

Surtout, je tiens à mettre en lumière les enjeux entourant la mise en place des déclarations d'activités, tant fiscales que publiques. En voulant appréhender sur le plan fiscal les activités du secteur numérique d'entreprises souvent étrangères, le risque est de porter atteinte aux secteurs traditionnels qui font notre force économique. En basant l'imposition sur la consommation, le risque est de négliger l'importance de la conception et de la production. Or, les pôles de consommation se trouvent désormais dans les pays émergents, alors que la conception demeure majoritairement localisée dans les pays avancés, dont la France. Cette évolution fondamentale des principes fiscaux internationaux entraîne un risque majeur à moyen et long termes pour nos finances publiques.

De plus, je suis sensible au problème de réciprocité entrainé par l'extension des déclarations d'activités. La France est le quatrième pays au monde en terme de localisation de sièges des grandes entreprises multinationales et le premier en Europe. Dès lors, l'extension des déclarations d'activités pays par pays, fiscales comme publiques, conduirait notre pays à divulguer un nombre d'informations plus important que d'autres pays. C'est un enjeu que le législateur doit prendre en compte et qui mérite, à tout le moins, une étude d'impact précise, française et européenne, avant d'intervenir sur ce point.

En conséquence, je vous propose de ne pas adopter la présente proposition de loi.

M. Éric Bocquet . - Je regrette à nouveau que le rapport sur ce texte n'ait pas été attribué à un membre de notre groupe. Je remercie cependant le rapporteur de m'avoir associé aux auditions qu'il a effectuées. Cette proposition de loi s'inscrit dans une actualité forte, mais aussi dans un mouvement plus général, comme le prouvent les travaux et les réflexions en cours au sein du G20 et de l'OCDE. Le Gouvernement français s'est également saisi de ce sujet, il faut le rappeler, de même que certaines organisations non gouvernementales depuis de nombreuses années. C'est un combat ancien, qui n'est pas symbolique et qui correspond à une aspiration profonde de nos concitoyens.

J'entends les arguments du rapporteur, s'agissant notamment des risques liés à la publicité de certaines informations, qui pourrait exposer nos entreprises à la concurrence. Je note cependant, même si nous manquons encore de recul, que des dispositions similaires s'appliquent aux industries extractives et aux banques depuis deux ou trois ans, et qu'aucun effet particulièrement négatif n'a été constaté. Il n'y a pas eu le « big bang » que certains craignaient.

Cette proposition de loi s'inscrit dans ce mouvement général que nous souhaitions relayer au sein du Sénat. La question est celle du manque à gagner pour les États lié à la mise en oeuvre de systèmes destinés à échapper à l'impôt.

M. Richard Yung . - Nous nous retrouvons dans les propos du rapporteur. Nous ne sommes pas opposés au reporting des entreprises, qui va dans le sens d'une plus grande transparence. La France a d'ailleurs été précurseur s'agissant de la transparence des activités bancaires avec la mise en place du reporting pays par pays. Il s'agit plutôt d'une question de calendrier et non pas d'opposition sur le fond. Il faut que ces règles soient établies en coordination, non seulement avec les autres États membres de l'Union européenne - la proposition de la Commission européenne va dans ce sens, même si des débats subsistent sur sa date d'entrée en vigueur -, mais aussi avec les États-Unis et le Japon.

Par ailleurs, le seuil proposé de 40 millions d'euros ne me semble pas raisonnable.

La France est en avance sur ces sujets avec la création d'un parquet financier et la mise en place du reporting pays par pays pour les banques. Je rappelle en outre que nous nous apprêtons à discuter le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dit « Sapin 2 ». Notre pays peut donc marcher la tête haute.

Pour ces raisons nous ne voterons pas la proposition de loi.

M. Vincent Capo-Canellas . - Cette proposition de loi s'inscrit dans la continuité des travaux de la commission d'enquête créée en 2013 à la demande du groupe CRC auxquels ont participé nos collègues Éric Bocquet et Nathalie Goulet pour le groupe UDI-UC. Elle témoigne d'une volonté d'avancer. Il convient cependant de prendre en compte les échéances européennes qui ont été rappelées par le rapporteur. Sur ces questions, on ne peut travailler que dans un cadre international. Il faut prendre le temps nécessaire pour mener à bien ces travaux afin que la France ne soit pas pas dans une situation d'isolement mais au contraire puisse être motrice.

M. André Gattolin . - J'entends que le seuil proposé par Éric Bocquet de 40 millions d'euros est un peu bas, mais je suis gêné par l'éternel argument de la compétitivité de nos entreprises. J'ai participé à une réunion organisée par l'OCDE il y a une dizaine de jours au cours de laquelle il était demandé aux Européens de ne pas prendre trop d'avance sur ces questions par rapport aux États-Unis. En France, on craint d'être trop en avance par rapport au reste de l'Europe. Ces systèmes de bascule des bénéfices des grands groupes ne sont pas historiques, ils se sont développés au cours des quinze dernières années. On ne peut donc pas considérer qu'il y a un état de fait et être dans une réticence permanente en attendant que tout le monde avance. Certes, le reporting pays par pays est extrêmement important pour appréhender ces transferts mais ce n'est pas non plus la « pierre philosophale » : on ne détruit pas la capacité des groupes à bénéficier de fiscalités préférentielles dans certains pays. Il ne faut pas se cacher éternellement derrière cet argument de la compétitivité. L'affaire Luxleaks nous rappelle qu'en vingt ans on a laissé le Luxembourg devenir, et j'assume ces propos, un État « voyou ». La France, qui occupe la quatrième place mondiale en termes d'implantations d'entreprises, doit poser des règles. Si nous souhaitons un accord à vingt-huit, je crains que nous n'ayons à attendre encore longtemps.

M. Marc Laménie . - On peut comprendre le fond de cette proposition de loi mais les mesures proposées, notamment concernant le seuil de chiffre d'affaires à partir duquel les entreprises seraient soumises à l'obligation de déclaration, pourraient avoir un impact sur la vie économique. À ce sujet, je souhaiterais que le rapporteur précise quels seraient les effets économiques et en termes d'emploi d'une telle mesure.

M. Bernard Lalande . - Je suis assez surpris par cette démarche consistant à demander aux entreprises de taille moyenne de déclarer systématiquement toutes leurs activités à l'étranger, alors même que l'administration fiscale a les moyens de pouvoir investiguer en cas de besoin. L'optimisation fiscale, qui n'est pas de la fraude, consiste à mettre dans les entreprises de l'intelligence afin de payer un niveau d'imposition le moins élevé possible. Cette démarche existe aussi chez les particuliers. Soumettre une banque importante, susceptible de déstabiliser une économie nationale, à des obligations de reporting , comme c'est déjà le cas, semble normal. Il n'en va toutefois pas de même pour une entreprise dont le chiffre d'affaires serait de 40 millions d'euros, à laquelle l'administration fiscale peut très bien adresser une demande d'information complémentaire. La France dispose par ailleurs d'une législation contre le blanchiment d'argent. Tous les professionnels en contact avec les entreprises sont ainsi tenus, s'ils détectent que l'optimisation fiscale va entraîner une fraude, de le dénoncer. Nous disposons d'ores et déjà d'un dispositif important.

M. Jean-Claude Boulard . - Je partage l'objectif du texte, mais estime que nous devons plutôt procéder par étapes. Je considère qu'on ne peut pas faire de la transparence tout seul. Nous sommes sur un marché international des capitaux, en Europe ; si nous avançons, nous devons le faire ensemble, sans quoi nous risquons de générer des distorsions.

Ceci me rappelle un vieux débat, selon lequel on ne peut faire de socialisme dans un seul pays. Il en va de même pour la transparence. On ne peut pas faire de la transparence, de la morale, dans un seul pays. L'objectif de la transparence est louable mais il doit être poursuivi à l'échelon international.

Mme Marie-France Beaufils . - Notre projet dans ce domaine, est aussi tourné vers les échelons européen et international. La population ne supporte plus ce qui se passe. On lui demande, d'un côté, de faire des efforts, de réduire la dépense publique, alors que les Panama Papers montrent l'impuissance des services fiscaux. Dans le journal Les Échos d'hier, on apprend qu'une étude du cabinet EY montre qu'elle est dans la moyenne européenne en matière d'impôt sur les sociétés, si on tient compte du taux et de la base taxable. La fiscalité française est donc bien moins défavorable qu'il n'y parait. Il faut donc cesser ce poker menteur. Dire que l'on ne peut pas faire car les autres ne le font pas est un argument qui, je pense, ne porte plus et n'est plus compréhensible. Il serait important qu'on aille plus loin, d'autant plus que les grands cabinets travaillant pour les grandes sociétés, comme le montre cet article, connaissent ces réalités.

En tant que rapporteure spéciale, j'ai été amenée à rencontrer les directions des services fiscaux chargés d'observer la situation des entreprises. La misère dans laquelle est notre outil DGFiP est telle que je les vois mal faire les investigations nécessaires dans ce domaine.

M. Philippe Dominati , rapporteur . - Je remercie mes collègues pour les observations et les précisions apportées à ce débat. Effectivement, il y a deux grands sujets : la territorialisation des données pays par pays et leur publicité au-delà de l'administration fiscale. Je m'interroge sur la possibilité de publicité de ces données au nom de la transparence ; ont-elles une utilité avérée pour le grand public ? Je voudrais reprendre l'interrogation d'André Gattolin sur la compétitivité, qui est un sujet important. Lors de nos auditions, nous avons eu l'exemple d'une entreprise industrielle du secteur de l'automobile opérant sur quatre produits. Si elle décidait de s'implanter dans un pays d'Europe centrale avec un seul produit en adoptant une position offensive, l'obligation de déclaration conduirait à dévoiler son taux de marge. De fait, elle serait obligée de l'abaisser dans l'ensemble des pays dans lesquels elle est présente, ce qui aurait un impact fortement négatif sur son équilibre économique. Ceci montre l'attention particulière que nous devons avoir pour avancer au même rythme que les autres.

S'agissant des seuils retenus par la proposition de loi, ils diffèrent largement de ceux retenus par l'OCDE. Le projet de l'OCDE concerne les entreprises réalisant un chiffre d'affaires supérieur à 750 millions d'euros, soit 200 groupes en France. Si nous adoptions la proposition, le seuil serait ramené à 40 millions d'euros de chiffre d'affaires et concernerait 5 000 entreprises supplémentaires, de taille plus modeste, et représenterait 5,2  millions de salariés.

Enfin, je souhaite rappeler que le souci qui semblait apparent pour les responsables des entreprises n'est pas tant l'optimisation fiscale que le souci de ne pas payer deux fois l'impôt. On a eu au moins deux exemples d'entreprises soumises à la double imposition : l'une en Pologne et en France, l'autre en Chine, concernant une grande entreprise industrielle française, qui se fait régulièrement taxer dans des provinces chinoises malgré un certain nombre d'accords. Ce débat est mené sur la scène internationale depuis au moins 2008. Les institutions internationales ont donné une impulsion, Richard Yung l'a souligné. L'Europe est en pointe et la France elle-même l'est dans le débat européen.

La territorialisation de la source de profit est un sujet connexe. On nous a indiqué que l'Europe est une zone de recherche et que certains grands pays contestent parfois qu'un produit français à l'origine, reproduit par exemple en Chine, soit le même que le produit européen et, partant, qu'aucune royaltie ne doive être versée. Lorsqu'il s'agit de biscuits fabriqués en Chine sous un autre nom, l'autorité chinoise dit que l'on n'a pas à reverser les royalties. Lorsqu'il s'agit de sac à main ou de parfum, ça devient encore plus problématique. Cette proposition de loi constitue aussi l'occasion d'évoquer cette réflexion et d'aborder ce sujet d'inquiétude pour nos entreprises.

La commission n'a pas adopté de texte sur la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale.

En conséquence, et en application de l'article 42, alinéa premier, de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte de la proposition de loi.

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