EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

La France s'honore de pouvoir compter sur une fonction publique de grande qualité, dont les agents assurent avec probité et désintéressement les missions qui leur incombent, quels que soient ses versants, catégories, corps et cadres d'emplois, grâce à des procédures de recrutement sélectives et transparentes et à des obligations déontologiques fortes tout au long de la carrière de ses agents.

La mobilité des fonctionnaires, singulièrement celles des hauts fonctionnaires, doit être encouragée, tant au sein des administrations publiques que vers le secteur privé, car elle leur permet d'acquérir de nouvelles expériences et compétences, ce qui contribue à leur épanouissement professionnel, et est de nature à favoriser le décloisonnement, l'efficacité et l'efficience des administrations publiques. La mobilité dans le secteur public comme dans le secteur privé est aussi un outil de valorisation des carrières et des compétences, au moment où la fonction publique souffre d'un manque d'attractivité, en raison à la fois de l'insuffisance de perspectives de carrières et de rémunérations souvent moins attractives que celles proposées dans les entreprises du secteur privé. Comme l'a indiqué le secrétaire général du Gouvernement à votre rapporteure, notre pays a besoin d'une élite administrative de qualité. D'où l'importance de veiller à ne pas créer de nouvelles contraintes envers les fonctionnaires qui aurait pour résultat la perte de talents potentiels.

Mais il importe, dans le même temps, de veiller à prévenir et faire cesser les situations de conflits d'intérêts, définies comme « toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction », qui peuvent parfois survenir voire entraîner des faits constitutifs d'infractions pénales. Ce risque peut se manifester tant dans l'exercice par un agent de ses fonctions au sein du secteur public - par exemple, un fonctionnaire ne doit pas participer à l'attribution d'un marché public à une entreprise au sein de laquelle il détiendrait des intérêts - qu'en cas de « pantouflage », c'est-à-dire lorsqu'un fonctionnaire souhaite quitter temporairement ou définitivement ses fonctions publiques afin d'occuper un poste dans le secteur privé. Le « pantouflage » est une pratique ancienne mais, dans un contexte où la probité est érigée en une vertu cardinale devant guider l'action des acteurs publics, ces mobilités sont souvent mal comprises, mal acceptées. Les fonctionnaires qui y recourent sont accusés d'avoir utilisé leurs fonctions publiques à des fins privées, ce qui jette le soupçon sur leur action, souvent à tort.

L'équilibre entre cette double nécessité de favoriser la mobilité des fonctionnaires et d'éviter les situations de conflits d'intérêts est difficile à établir. Les nombreuses réformes qui se sont succédé au cours des dernières années n'ont probablement pas permis de l'atteindre, ce qui explique les initiatives déjà prises par le Sénat, notamment en 2016, et le dépôt par M. Jean-Claude Requier et plusieurs de nos collègues de la proposition de loi n° 205 (2017-2018) visant à renforcer la prévention des conflits d'intérêts liés à la mobilité des hauts fonctionnaires , inscrite à l'ordre du jour réservé au groupe du Rassemblement Démocratique et Social européen du 22 février 2018.

C'est la recherche de cet équilibre qui a également guidé votre commission dans l'examen de cette proposition de loi.

I. DES DISPOSITIFS DE PRÉVENTION DES CONFLITS D'INTÉRÊTS POUR LES AGENTS PUBLICS EN CAS DE MOBILITÉ DANS LE SECTEUR PRIVÉ NOMBREUX MAIS PERFECTIBLES

A. LE « PANTOUFLAGE » DES HAUTS FONCTIONNAIRES : UNE RÉALITÉ À NUANCER

1. Une mobilité globale des fonctionnaires limitée

La mobilité des fonctionnaires, définie comme le fait de changer d'employeur, de zone d'emploi ou de statut, est aujourd'hui perçue à la fois comme un vecteur de motivation pour les agents eux-mêmes et un outil d'évolution des différentes administrations.

Elle reste toutefois peu développée. Selon les données du ministère de l'action et des comptes publics, en 2015, sur les 5,4 millions d'agents publics que compte notre fonction publique, seuls 8,5 % des agents étaient en situation de mobilité : 4,5 % ont changé d'employeur public (dont 0,7 % de versant de la fonction publique) ; 4,2 % de zone d'emploi ; et 2,9 % de statut ou de situation d'emploi.

2. Le « pantouflage » : un phénomène difficile à mesurer mais une pratique a priori peu répandue

La mobilité des fonctionnaires vers le secteur privé, communément appelée le « pantouflage », s'avère difficile à quantifier.

La direction générale de l'administration et de la fonction publique ne dispose pas aujourd'hui de données agrégées sur son importance, comme ont pu le constater avec étonnement et regrets votre rapporteure au cours de ses auditions et la récente mission d'information de la commission des lois de l'Assemblée nationale 1 ( * ) sur la déontologie des fonctionnaires et l'encadrement des conflits d'intérêts 2 ( * ) . C'est pourquoi votre rapporteure estime que cette lacune devrait être comblée par la mise en place d'outils statistiques adaptés.

Le départ, temporaire ou définitif, d'agents publics vers le secteur privé concerne l'ensemble des catégories de fonctionnaires. Mais les départs les plus emblématiques et les plus remarqués sont ceux des hauts fonctionnaires. Là encore, il n'existe pas de définition légale de la haute fonction publique. Selon les personnes entendues par votre rapporteure, elle pourrait comprendre entre 12 000 et 34 000 agents, exclusion faite des maîtres de conférences.

Cette absence de définition légale de la haute fonction publique, couplée à l'absence de données agrégées sur la mobilité des agents publics vers le secteur privé, ne permet pas d'apprécier l'importance du pantouflage au sein de la haute fonction publique et rend difficile la définition d'outils pertinents et adaptés à la prévention des conflits d'intérêts. On ne peut que le regretter.

D'après le rapport d'activité pour 2015 de la commission de déontologie de la fonction publique, environ 850 agents publics ont demandé à effectuer une mobilité dans le secteur privé, soit un volume relativement restreint en comparaison des 5,4 millions d'agents que comptent les trois fonctions publiques. La direction générale de l'administration et de la fonction publique estime que les demandes de hauts fonctionnaires ne représenteraient que 2 à 3 % des dossiers soumis à la commission de déontologie de la fonction publique.

Une étude de 2015, « Que sont nos énarques devenus ? » 3 ( * ) , réalisée par l'École Nationale d'Administration (ENA) et l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) sur le devenir des anciens élèves de l'ENA, estime que :

- 78 % des anciens élèves de l'ENA n'avaient jamais exercé de responsabilité en entreprise au cours de leur carrière ;

- 22 % avaient rejoint au cours de leur carrière une entreprise (publique ou privée) mais poursuivaient ensuite leur carrière au sein de l'administration d'État ;

- 8 % des anciens élèves avaient durablement quitté l'administration d'État.

La mobilité dans le secteur privé varie fortement selon le corps d'origine du haut fonctionnaire. Ainsi, 75,5 % des énarques issus du corps des inspecteurs généraux des finances avaient rejoint une entreprise publique ou privée au cours de leur carrière et 34 % d'entre eux ont passé plus de la moitié de leur carrière hors de l'administration.

Ainsi que l'a indiqué la direction générale du Trésor à votre rapporteure, les passages dans le secteur privé sont fondamentaux pour cette direction qui a besoin d'agents maîtrisant parfaitement bien le fonctionnement des entreprises. La mobilité dans le secteur privé y est aussi conçue comme un outil de gestion des carrières indispensable, en raison notamment d'une structure hiérarchique très défavorable qui ne permet pas de proposer des perspectives de carrières satisfaisantes à tous les agents de la direction.

Le passage des fonctionnaires issus des grands corps de l'ENA dans le secteur privé au cours de leur carrière

Corps d'origine

Passage

Passage durable

Inspecteur des finances

75,5 %

34,0 %

Auditeur à la cour des comptes

45,3 %

20,3 %

Auditeur au conseil d'État

37,7 %

11,5 %

Inspecteur des affaires sociales

20,7 %

3,4 %

Administrateur civil

20,4 %

7,6 %

Conseiller commercial

15,8 %

5,3 %

Administrateur de la ville de Paris

12,8 %

2,6 %

Conseiller des affaires étrangères

12,2 %

4,1 %

Conseiller de chambre régionale des comptes

5,8 %

4,3 %

Inspecteur de l'administration

5,0 %

5,0 %

Conseiller de tribunal administratif

3,5 %

3,5 %

Source : « Que sont nos énarques devenus ? », étude sur le devenir des anciens élèves de l'ENA, réalisée par l'École Nationale d'Administration
et l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2015

Ainsi, l'étude précitée concluait que la très grande majorité des énarques se consacre donc au service de l'État et de l'intérêt général.

Ce constat s'appliquerait également, selon les personnes entendues par votre rapporteure, aux autres grands corps de l'État (Polytechnique, les Mines, les Ponts-et-Chaussées, ...).

La récente mission d'information de la commission des lois de l'Assemblée nationale a, quant à elle, relevé qu' « entre 2013 et 2017, sept membres de l'IGF 4 ( * ) ont dû rembourser une pantoufle (soit moins de 4 % du corps) ; entre 2016 et 2017, 3 IPEF 5 ( * ) et 7 ingénieurs des travaux publics de l'État ont également dû rembourser une pantoufle ».


* 1 Le président-rapporteur est M. Fabien Matras (REM, Var) et le vice-président et co-rapporteur est M. Olivier Marleix (LR, Eure-et-Loir).

* 2 Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/15/rap-info/i0611/(index)/depots

* 3 « Que sont les énarques devenus ? », étude de l'ENA/EHESS sur le devenir des anciens élèves de l'École nationale d'administration (1985-2009).

* 4 Inspection générale des finances.

* 5 Ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts.

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