III. LA POSITION DE LA COMMISSION : ACCEPTER LE DÉGEL DU CORPS ÉLECTORAL TOUT EN ENCOURAGEANT LA RECHERCHE D'UN ACCORD GLOBAL ET EN PRÉSERVANT LE RÔLE DU PARLEMENT

A. L'IMPOSSIBILITÉ JURIDIQUE D'ORGANISER LE PROCHAIN SCRUTIN PROVINCIAL ET DU CONGRÈS SANS RÉVISION CONSTITUTIONNELLE

1. Une atténuation de la dérogation aux principes d'égalité et d'universalité devant le suffrage

Comme l'atteste le graphique ci-dessous, la proportion d'électeurs inscrits sur la liste électorale générale qui, en application des dispositions constitutionnelles proposées, seraient privés du droit de vote pour l'élection des assemblées de province et du congrès de la Nouvelle-Calédonie serait largement réduite : elle serait divisée par 2,54, établissant ainsi à 7,6% la part des électeurs non-admis à ces scrutins.

En outre, il est incontestable que cette atténuation de la dérogation aux principes d'égalité et d'universalité devant le suffrage permettrait de rétablir une proportion quasi équivalente à celle ayant été établie lors de la signature de l'accord de Nouméa.

Évolution de la proportion du nombre d'électeurs non-admis
à participer aux scrutins provinciaux en Nouvelle-Calédonie entre 1998 et 2023
et en application de la révision constitutionnelle de 2024

Source : commission des lois du Sénat, d'après les données de l'ISEE

Plus généralement, comme l'a rappelé le Conseil d'État dans son avis sur le projet de loi constitutionnelle, « si les règles qui définissent l'établissement de ces listes ne sont pas modifiées, cet écart [en matière de proportion des électeurs inscrits sur la liste électorale générale et électeurs admis à participer aux scrutins provinciaux] ne pourrait que s'accentuer avec le temps »35(*).

2. La nécessité d'une disposition constitutionnelle pour dégeler le corps électoral et pour maintenir des restrictions au corps électoral

D'une analyse partagée entre la commission des lois du Sénat et le Conseil d'État, seule une disposition constitutionnelle permettrait, d'une part, de dégeler le corps électoral calédonien, et d'autre part, d'établir de nouvelles - y compris d'une moindre rigueur - restrictions au corps électoral calédonien.

Plus précisément, comme l'a rappelé le Conseil d'État, « l'organisation politique issue de la mise en oeuvre de l'accord de Nouméa ne peut, sous réserve des dispositions organiques intervenant dans le cadre des orientations définies par l'accord et à l'exception des cas dans lesquels les dispositions mêmes de la Constitution le permettent, être modifiée sans une révision de la Constitution, nécessaire pour s'écarter de ces orientations, et notamment pour modifier les dérogations aux règles et principes de valeur constitutionnelle que l'accord comporte.

« Pourraient ainsi être corrigées, par exemple, les dispositions [...] qui prévoient de ne pas inclure dans le corps électoral appelé à élire les membres des assemblées délibérantes de la Nouvelle-Calédonie et des provinces les personnes qui se sont installées en Nouvelle-Calédonie après le scrutin organisé en 1998, ni celles qui, bien que résidant alors en Nouvelle-Calédonie, n'ont pas accompli les démarches permettant de s'inscrire sur les listes électorales, non plus que les descendants de ces personnes, même nés en Nouvelle-Calédonie.

« Les règles en vigueur concernant le régime électoral des assemblées de province et du congrès dérogent de manière particulièrement significative aux principes d'universalité et d'égalité du suffrage, notamment en excluant du droit de vote des personnes nées en Nouvelle-Calédonie ou qui y résident depuis plusieurs décennies. À défaut de modification des règles applicables, l'ampleur de ces dérogations ne pourrait en outre que s'accroître avec l'écoulement du temps »36(*).

3. La compatibilité d'un corps électoral restreint avec les engagements internationaux de la France

Comme l'a rappelé le Conseil d'État dans son avis sur le projet de révision constitutionnelle, « l'article 3 du protocole additionnel n° 1 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales affirme la nécessité « d'organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif ». La Cour européenne des droits de l'homme a déduit de ce principe l'exigence d'universalité du suffrage (CEDH, 2 mars 1987, n° 9267/81, Mathieu-Mohin et Clerfayt c./ Belgique). Si la Cour a admis par la suite (CEDH, 11 janvier 2005, n° 66289/01, Py c./ France) le principe d'un corps électoral restreint, elle s'est alors prononcée sur un ensemble de règles antérieures à la révision constitutionnelle mentionnée au point 4, et n'a admis l'existence d'un corps électoral spécifique qu'en raison du processus transitoire enclenché par la conclusion de l'accord de Nouméa. »37(*)

Il ajoute qu'« après la troisième consultation sur l'accession à la pleine souveraineté, le processus initié par l'accord de Nouméa a été complètement mis en oeuvre (point 2 de l'avis n° 407713 du 7 décembre 2023 précité). Si les règles qui avaient été définies par l'accord demeurent en vigueur, l'ampleur de la dérogation qu'elles apportent aux principes d'universalité et d'égalité du suffrage tend à s'accroître avec le temps. Ces règles étant consacrées par la Constitution, l'intervention du pouvoir constituant est en principe nécessaire pour les adapter afin de tenir compte de la situation présente et de son évolution, notamment démographique, en ce qui concerne la composition du corps électoral ».38(*)

Enfin, il estime que « les règles qui définissent aujourd'hui l'établissement du corps électoral de la liste spéciale pour l'élection du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie présentent un risque nouveau d'entrer en contradiction, d'une part avec les principes constitutionnels, d'autre part avec les engagements internationaux de la France » rappelés ci-avant39(*).

La commission des lois souscrit pleinement à cette analyse.


* 35 Avis n° 407930 du Conseil d'État sur le projet de loi constitutionnelle, 25 janvier 2024.

* 36 Avis n° 407713 du Conseil d'État précité.

* 37 Avis n° 407930 du Conseil d'État précité.

* 38 Ibidem.

* 39 Ibidem.

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