DES DIFFICULTÉS PERSISTANTES

Les mesures d'éloignement

Si le taux de réussite de l'éloignement a commencé à progresser, il reflète encore un taux d'échec qui méritait que l'on en recherche les causes.

En effet, près de 70 % des mesures d'éloignement ne peuvent aujourd'hui être mises en oeuvre .

Concrètement, l'obstacle principal est la difficulté d'identification d'un étranger en situation irrégulière, dépourvu de papiers d'identité. Il faut rechercher sa nationalité, son identité, avant de demander un laissez-passer consulaire dont la mise en oeuvre de l'éloignement est tributaire : 74 % des cas d'inexécution de l'interdiction du territoire et 30 % des inexécutions de reconduites administratives s'expliquent ainsi.

Pour rechercher les identités, obtenir les accords consulaires et organiser les transports, les services chargés de l'éloignement sont confrontés à la mauvaise volonté de l'intéressé et aux lenteurs des consulats. Plus que tout, ils sont enserrés dans des délais stricts et doivent mener parallèlement à l'éloignement des procédures émiettées entre trois juges différents.

· Des délais stricts :

La rétention administrative prévue par l'article 35 bis de l'ordonnance de 1945 peut, à l'issue d'un délai de 24 heures, être prolongée pour 7 jours par le président du tribunal de grande instance ou son délégué ; en application de la loi du 30 décembre 1993, celui-ci peut la prolonger à nouveau pour 72 heures soit, au total, 10 jours maximum. Toutefois, les conditions strictes posées pour cette dernière prolongation après la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 [2] rendent son utilisation peu fréquente.

Le Conseil constitutionnel était saisi de la future loi n° 93-1027 du 24 août 1993 précitée qui avait proposé la prolongation de 72 heures " lorsque l'étranger n'a pas présenté à l'autorité administrative compétente de document de voyage permettant l'exécution d'une mesure " d'éloignement.

Il avait alors considéré " qu'une telle mesure de rétention, même placée sous le contrôle du juge, ne saurait, sauf urgence absolue et menace d'une particulière gravité pour l'ordre public, être prolongée sans porter atteinte à la liberté individuelle garantie par la Constitution ; qu'en étendant à tous les étrangers qui ont fait l'objet d'un arrêté d'expulsion ou d'une mesure de reconduite à la frontière, dès lors qu'ils n'ont pas présenté de document de voyage, la possibilité de les retenir pendant trois jours supplémentaires, dans des locaux ne relevant pas de l'administration ", la disposition avait méconnu la Constitution.

Cette motivation reprenait celle de la décision DC 86-216 du 3 septembre 1986 dans laquelle le Conseil constitutionnel avait déclaré contraire à la Constitution une prolongation pour 72 heures décidée par le président du tribunal de grande instance auprès duquel il aurait été justifié " de difficultés particulières faisant obstacle au départ d'un étranger qui a fait l'objet d'un arrêté d'expulsion ou d'une mesure de reconduite à la frontière ".

Cette limitation de la durée de la rétention malgré l'intervention du juge explique en grande partie le relatif insuccès des mesures d'éloignement.

L'exiguité du délai, unique en Europe, incite à la fraude par destruction des papiers et par dissimulation d'identité. Il s'instaure entre le fraudeur et les autorités une course contre la montre, les uns voulant à tout prix attendre le 7ème jour " libérateur ", les autres incités à bouleverser les procédures.

Elle conduit en outre à s'interroger sur la possibilité de rapprocher notre législation de celles de nos partenaires européens dans la perspective d'un espace judiciaire européen qui pourrait bien constituer, dans un avenir proche, le seul cadre véritablement adapté à une politique de régulation des flux migratoires. C'est un des objectifs inscrits à l'ordre du jour de la Conférence intergouvernementale européenne.

Un début de coopération fonctionne d'ores et déjà dans le cadre de l'accord de Schengen ou de conventions bilatérales : il se traduit par les mécanismes de réadmission prévus à l'article 33 de l'ordonnance de 1945.

Sur le terrain, des commissariats communs ont été établis avec l'Allemagne et l'Espagne et le système d'information Schengen (SIS) est accessible aux services chargés des contrôles aux frontières ou à l'intérieur du territoire.

Toutefois, comment un rapprochement progressif des mécanismes d'éloignement pourra-t-il être initié alors que les durées actuellement admises en matière de rétention vont du plafond de 10 jours en France à l'absence de durée maximale en Grande-Bretagne.

Aux Pays-Bas , par exemple, la rétention en vue de l'éloignement n'est apparemment pas limitée dans le temps. Elle n'est pas décidée par le juge. L'intéressé peut faire appel de la décision à tout moment. S'il ne le fait pas, il est présenté au juge le 29ème jour.

En Espagne , la rétention est ordonnée par le juge à l'issue d'un délai de 72 heures, sa durée peut atteindre 40 jours.

En Allemagne , où les Landërs sont compétents, seuls deux d'entre eux ont établi des centres séparés des établissements pénitentiaires. La rétention est prononcée par une instance judiciaire; d'une durée de six mois, elle peut être prorogée jusqu'à douze mois en cas de difficulté d'identification ou de lenteurs des autorités des pays d'origine.

En Belgique , une autorisation judiciaire n'est pas nécessaire et la durée de la rétention dans des centres non pénitentiaires est limitée à 60 jours.

Ces pays obéissent-ils à des principes constitutionnels moins respectueux de la liberté individuelle et des droits de l'homme que ne le sont ceux de notre Constitution ?

La rétention n'est pas une fin en soi mais sa limitation dans le temps est en grande partie responsable de la précipitation dans laquelle l'administration et les associations, qui entourent de plus en plus souvent les intéressés, abordent chaque dossier individuel -a fortiori lorsqu'il s'agit d'un groupe de personnes dont nul n'est assuré de connaître l'identité exacte. On arrive à des situations déviantes où plusieurs dizaines de recours sont déposés simultanément au nom de ressortissants étrangers n'ayant fait l'objet d'aucune mesure de reconduite à la frontière ou de placement en rétention.

· Trois juridictions pour un seul homme :

La complexité de ce marathon administratif et judiciaire est renforcée par la séparation des ordres de juridictions dont le Conseil constitutionnel a confirmé le bien fondé à plusieurs reprises tout en admettant, d'une manière générale que le législateur a la possibilité " dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, d'unifier les règles de compétence juridictionnelle au sein de l'ordre de juridiction principalement intéressé " (décision des 22 et 23 janvier 1987).

En matière de reconduite à la frontière, il s'est opposé à une telle unification au bénéfice du juge judiciaire en déclarant inconstitutionnelle une disposition de la loi n° 89-548 du 2 août 1989 qui aurait confié au président du tribunal de grande instance ou à son délégué le contrôle des arrêtés de reconduite. Il s'en est expliqué longuement et les considérants principaux limitent clairement la possibilité d'unifier ce contentieux :

" Considérant que, s'agissant de l'usage par une autorité exerçant le pouvoir exécutif ou par un de ses agents de prérogatives de puissance publique, les recours tendant à l'annulation des décisions administratives relatives à l'entrée et au séjour en France des étrangers relèvent de la compétence de la juridiction administrative ;

Considérant que le législateur a, dans le cas particulier de l'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière, entendu déroger, par l'article 10 de la loi déférée, aux règles habituelles de répartition des compétences entre les ordres de juridiction en se fondant sur la compétence reconnue à l'autorité judiciaire en matière de liberté individuelle et notamment de peines privatives de liberté ainsi qu'en ce qui concerne les questions relatives à l'état des personnes ; qu'il a estimé également qu'un transfert de compétence au tribunal de grande instance statuant en la forme du référé répondait à un souci de bonne administration de la justice ;

Considérant qu'aux termes de l'article 66 de la Constitution, l'autorité judiciaire est gardienne de la liberté individuelle ; que l'article 35 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 satisfait à cette exigence en soumettant au contrôle de l'autorité judiciaire toute prolongation au-delà de vingt-quatre heures du maintien dans des locaux ne relevant pas de l'administration pénitentiaire d'un étranger qui, soit n'est pas en mesure de déférer immédiatement à la décision lui refusant l'autorisation d'entrer sur le territoire français soit, faisant l'objet d'un arrêté d'expulsion ou devant être reconduit à la frontière, ne peut quitter immédiatement le territoire français ;

Considérant toutefois, que la compétence ainsi reconnue à l'autorité judiciaire pour contrôler une mesure de surveillance qui met en cause la liberté individuelle, s'exerce indépendamment du contrôle de la légalité des décisions administratives de refus d'accès au territoire national, de reconduite à la frontière ou d'expulsion ; qu'au demeurant, une mesure de rétention de l'étranger qui est dans l'impossibilité de déférer immédiatement à une décision d'éloignement ne peut intervenir que " s'il y a nécessité absolue " ; que dès lors, la prolongation par l'autorité judiciaire de cette mesure de surveillance ne saurait revêtir un caractère systématique et s'appliquer, tant s'en faut, à tous les cas où il y a intervention d'une décision administrative d'éloignement d'un étranger du territoire national ;

Considérant que si l'entrée et le séjour irréguliers en France d'un étranger constituent, dans les cas visés aux articles 19 et 27 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée, une infraction pénale relevant de la seule compétence du juge judiciaire, cette compétence spécifique ne saurait justifier qu'il soit fait échec à la compétence générale du juge administratif dans le domaine de l'annulation des actes de la puissance publique ; "

En conséquence, en matière de reconduite à la frontière avec rétention, l'administration, les conseils et les intéressés doivent, à l'heure actuelle, en l'espace de dix jours passer devant :

- le juge administratif saisi le cas échéant dans les 24 heures d'un recours en annulation de l'arrêté préfectoral et qui se prononce dans les 48 heures (article 22 bis de l'ordonnance de 1945) :

- le juge civil saisi après les premières vingt-quatre heures d'une éventuelle demande de prolongation de la rétention administrative (article 35 bis de l'ordonnance de 1945) ;

- enfin devant le juge pénal , si des poursuites sont engagées, par exemple sur la base de l'article 27 de l'ordonnance de 1945 (refus de présenter ses papiers ou de communiquer les renseignements nécessaires à l'éloignement) afin que celui-ci se prononce sur ces infractions et place, le cas échéant, l'intéressé en rétention judiciaire (article 132-70-1 du code de procédure pénale).

Ce labyrinthe judiciaire est imposé à des étrangers infiniment désarmés devant les subtilités de ces procédures rédigées dans une langue qui leur est, par définition, peu familière. Les échanges s'opèrent, le plus souvent, par le truchement d'interprètes, eux-mêmes rares s'agissant de langues extrême-orientales notamment.

Dans ce contexte, il n'est pas rare que des dossiers incomplets fassent annuler une procédure sans que soit pour autant contestée l'irrégularité du séjour ; que soit remis en liberté un étranger en situation irrégulière dont le tribunal administratif confirme qu'il est fondé de prononcer à son encontre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF), voire que soit prolongée la rétention d'un étranger dont l'APRF est annulé quelques heures après.

Les services chargés de mener à bien l'éloignement ont parfois le sentiment d'être condamnés à rouler le rocher de Sisyphe sur une pente dont ils n'aperçoivent pas la crête.

On peut s'interroger sur les conséquences de cette conception réductrice de la liberté individuelle garantie par la Constitution. Hautement justifiée, car le principe résume à lui seul un effort pluriséculaire, il peut conduire à des procédures bâclées et à une exploitation subalterne des incohérences générées par des délais exigus conçus dans l'abstraction.

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