EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Adopté par l'Assemblée nationale en première lecture le 18 décembre 1997, le projet de loi d'habilitation aujourd'hui soumis à votre examen est destiné à permettre au Gouvernement de prendre par ordonnance, sur le fondement de l'article 38 de la Constitution, un vaste ensemble de mesures législatives concernant des domaines juridiques très divers, mesures " nécessaires ", selon l'intitulé du projet de loi, " à l'actualisation et à l'adaptation du droit applicable outre-mer ".

Les mesures envisagées concerneront aussi bien les départements d'outre-mer que les territoires d'outre-mer et les deux collectivités territoriales à statut particulier de Mayotte et de Saint-Pierre-et-Miquelon, qui obéissent à des régimes juridiques distincts .

Rappelons brièvement que les départements d'outre-mer et la collectivité territoriale de Saint-Pierre-et-Miquelon 1( * ) sont soumis au principe dit de " l'assimilation législative " : les lois métropolitaines s'y appliquent de plein droit, l'article 73 de la Constitution prévoyant seulement que " le régime législatif et l'organisation administrative des départements d'outre-mer peuvent faire l'objet de mesures d'adaptation nécessitées par leur situation particulière ". Précisons cependant qu'en dehors de ces mesures d'adaptation liées à la spécificité de leur situation, l'adoption de dispositions expresses d'extension est parfois requise concernant les textes antérieurs à 1946, dès lors qu'avant la loi de départementalisation du 19 mars 1946 la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion étaient soumises au régime de la spécialité législative.

C'est à ce régime de " la spécialité législative ", découlant en ce qui les concerne de l'article 74 de la Constitution, que sont soumis les territoires d'outre-mer .

L'article 74 dispose en effet que " les territoires d'outre-mer de la République ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l'ensemble des intérêts de la République ".

Ainsi, à l'exception des lois dites " de souveraineté " (lois constitutionnelles, lois organiques, lois relatives au statut civil des personnes...), selon l'expression consacrée par la doctrine, l'applicabilité des textes législatifs est subordonnée, pour ces territoires, à l'adoption d'une disposition expresse d'extension. Depuis l'arrêt du Conseil d'État du 9 février 1990 " Élections municipales de Lifou ", cette exigence vaut également pour toute disposition modifiant une loi en vigueur dans un territoire d'outre-mer.

En outre, les dispositions législatives qui doivent faire l'objet d'une extension expresse nécessitent en principe une consultation préalable des assemblées territoriales intéressées, sauf lorsque la disposition concernée " n'introduit, ne modifie ou ne supprime aucune disposition spécifique " à ces territoires " touchant à " leur " organisation particulière " (décision du Conseil constitutionnel n° 94-342 DC du 7 juillet 1994).

Le principe de la spécialité législative s'applique également à la collectivité territoriale de Mayotte , en vertu de l'article 10 de la loi du 24 décembre 1976. Toutefois, la consultation préalable du conseil général de cette collectivité n'est pas obligatoire.

Ce particularisme des procédures conditionnant l'application du droit à l'outre-mer conduit fréquemment, dès lors que des adaptations se révèlent nécessaires, à différer pour les collectivités régies par le principe de spécialité législative, l'entrée en vigueur des actualisations concernant la métropole.

Afin de remédier à ce décalage temporel récurrent, plusieurs circulaires émanant du Premier ministre se sont attachées à rappeler les principes gouvernant l'applicabilité du droit outre-mer ainsi que la démarche à observer pour intégrer les préoccupations propres aux collectivités de l'outre-mer lors de l'élaboration des projets de loi.

Une circulaire du 21 avril 1988 a ainsi rappelé " à l'intention des ministères intéressés, les règles de base et les textes de référence relatifs :

1. aux conditions dans lesquelles une législation ou une réglementation peut être applicable à l'outre-mer français ;

2. à la consultation (obligatoire ou non) des assemblées locales sur des projets de loi ou de décret ;

3. au contreseing du ou des ministres chargés des DOM-TOM
".

Précisant que son " but " était " de sensibiliser ces mêmes administrations à la prise en compte de l'outre-mer dans l'élaboration de leur politique et dans la rédaction des textes législatifs et réglementaires ", elle indiquait : " il est encore trop souvent constaté que cette préoccupation est tardive, voire absente, et conduit, uniquement pour des raisons de calendrier ou de procédure, à différer l'application de certains textes outre-mer et, par conséquent, à accentuer des différences non justifiées entre la métropole et les DOM-TOM ".

Rappelant les termes d'une circulaire du 4 avril 1989 soulignant " l'importance " attachée par le Premier ministre " à la coordination de l'action du Gouvernement à l'égard de l'outre-mer, dans tous les domaines et, en particulier, dans celui de l'élaboration des textes législatifs et réglementaires ", la circulaire du 15 juin 1990 a eu pour objet, d'une part, d'informer les administrations des évolutions jurisprudentielles précisant la portée du principe de spécialité législative, d'autre part, d'exhorter les services à " appliquer dans l'élaboration des lois modifiant les lois applicables dans les territoires d'outre-mer la même discipline que pour les lois nouvelles ", cela impliquant " d'associer suffisamment tôt le ministère des départements et territoires d'outre-mer aux travaux de préparation des textes pour qu'il puisse apprécier, en droit et en opportunité, leur applicabilité aux territoires d'outre-mer ".

Toujours avec la même préoccupation, une circulaire du 21 novembre 1995 relative aux études d'impact devant accompagner les projets de loi a considéré que ces études devraient préciser " les raisons pour lesquelles le texte est ou non rendu applicable aux départements ou aux territoires d'outre-mer et, en cas d'applicabilité, les conditions de celle-ci (adaptation, respect des procédures consultatives, etc...) ".

Si au cours de la période récente, il est possible de constater que de plus en plus souvent les projets de loi ont comporté des dispositions portant extension à l'outre-mer des mesures proposées, laissant présumer que les recommandations susvisées commencent à porter leurs fruits, il demeure que celles-ci restent encore trop fréquemment lettre-morte, en particulier lorsque l'application desdites mesures outre-mer nécessite des adaptations. En outre, le retard enregistré depuis des dizaines d'années au détriment des citoyens de l'outre-mer demeure important en dépit des nombreuses et volumineuses " lois balai " et des multiples ordonnances prises en vertu d'habilitations législatives. Ainsi le Gouvernement est-il aujourd'hui conduit à saisir le Parlement d'un nouveau projet de loi d'habilitation afin de procéder " à l'actualisation, à la modernisation et à l'adaptation " du droit applicable outre-mer.

Aux termes de l'exposé des motifs, " cette démarche présente l'avantage d'empêcher l'alourdissement progressif du dispositif législatif puisque le domaine d'intervention des ordonnances est par nature limité et encadré par la loi d'habilitation. Elle permet également de valoriser le processus législatif en ce que la discussion au Parlement ne porte pas sur un ensemble indistinct de dispositions aux finalités politiques, sociales et économiques inégales mais sur les principes même des réformes engagées ".

En dépit de ces justifications de la démarche choisie par le Gouvernement, votre commission, à l'instar des observations formulées par plusieurs députés en première lecture à l'Assemblée nationale, et fidèle au point de vue que votre rapporteur a exposé encore récemment dans son rapport (n° 129 - 1995-1996) sur le projet de loi d'habilitation relatif à l'extension et à l'adaptation de la législation en matière pénale applicable aux territoires d'outre-mer et à la collectivité territoriale de Mayotte, considère que le recours aux ordonnances opère " un dessaisissement du législateur " et " doit rester exceptionnelle ".

C'est cependant avec la préoccupation de ne pas retarder le processus de modernisation de la législation applicable outre-mer qu'elle accueille le choix d'une telle méthode.

Reconnaissant que le recours aux ordonnances, concernant l'outre-mer, a fréquemment été utilisé par les Gouvernements successifs, elle observe que le présent projet de loi se caractérise par un champ particulièrement vaste de l'habilitation, ce qui est tout à fait inhabituel. L'application de cette procédure aux départements d'outre-mer est également inhabituelle, puisque les quelque 55 ordonnances relatives à l'outre-mer dénombrées depuis 1958 concernent presque exclusivement les territoires d'outre-mer et les deux collectivités territoriales à statut particulier, et pour près des trois cinquièmes portent adaptation du droit applicable à Mayotte.

Cependant, ce champ d'habilitation ne paraît pas contraire aux exigences définies par la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d'habilitation législative .

En effet, celui-ci impose seulement au Gouvernement, afin de préserver les prérogatives du Parlement, de préciser la finalité des mesures qu'il entend prendre par voie d'ordonnance. Sa décision n° 76-72 DC du 12 janvier 1977 énonce ainsi que " s'il est (...) spécifié à l'alinéa 1er de l'article 38 (...) de la Constitution que c'est pour l'exécution de son programme que le Gouvernement se voit attribuer la possibilité de demander au Parlement l'autorisation de légiférer par voie d'ordonnances, (...) ce texte doit être entendu comme faisant obligation au Gouvernement d'indiquer avec précision au Parlement lors du dépôt d'un projet de loi d'habilitation et pour la justification de la demande présentée par lui, quelle est la finalité des mesures qu'il se propose de prendre ". Dans sa décision n° 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986, le Conseil constitutionnel a en outre précisé que le Gouvernement aurait également l'obligation d'indiquer le " domaine d'intervention " des mesures envisagées, tout en rappelant que " le Gouvernement n'est pas tenu de faire connaître la teneur des ordonnances qu'il prendra ". Il convient à cet égard de souligner qu'à l'occasion du présent projet de loi, votre rapporteur a été rendu destinataire des avant-projets d'ordonnances, à l'exception de celle relative au régime de l'enseignement supérieur dans les territoires d'outre-mer du Pacifique. Il a ainsi mieux pu cerner le champ de l'habilitation demandée et mesurer, avant l'étape ultime de la ratification, l'ampleur de la " mise à niveau " juridique qui sera ainsi opérée dans les collectivités d'outre-mer.

Il convient de préciser que, pour la plupart d'entre elles, les extensions et adaptations envisagées répondent à des demandes formulées par les collectivités d'outre-mer. D'ailleurs, l'ensemble des avis rendus par les conseils généraux et les assemblées territoriales, dont la consultation a été mise en oeuvre au mois d'octobre dernier, sont favorables, à l'exception de celui émanant de Saint-Pierre-et-Miquelon considérant notamment que les extensions d'articles du code de la construction et de l'habitation proposées ne respectaient pas les compétences statutaires de cette collectivité en matière d'urbanisme. Selon les informations communiquées par le secrétariat d'Etat à l'outre-mer, seul un département d'outre-mer n'a pas répondu expressément à la consultation : la Martinique.

Les domaines du droit concernés par la demande d'habilitation sont nombreux et les extensions et adaptations envisagées d'importance variable.

L'article premier du projet de loi, qui définit le champ de l'habilitation, vise ainsi seize blocs de matières juridiques qui devraient correspondre à autant d'ordonnances. Certains de ces blocs concernent l'ensemble des collectivités d'outre-mer, notamment celui figurant en tête de l'énumération : l'ordonnance relative à la modernisation du droit du travail, qui devrait être la plus volumineuse, intégrera des dispositions modifiant le code du travail dans les départements d'outre-mer, Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon et procédera à une actualisation de ce même droit dans les territoires d'outre-mer. S'agissant de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie, d'importantes avancées en la matière ont déjà été réalisées à l'occasion de la loi du 5 juillet 1996 portant dispositions diverses relatives à l'outre-mer. Cependant, les lois statutaires de ces deux territoires ne donnent compétence à l'État que pour définir les " principes généraux " et les " principes directeurs " du droit du travail : aussi les ordonnances devront-elles respecter cette répartition des compétences, la frontière étant parfois malaisée à tracer.

D'autres blocs ont un objet ponctuel et ne visent qu'une seule collectivité (régime de la pêche dans les Terres australes et antarctiques françaises, réglementation de l'urbanisme commercial à Mayotte...).

Deux d'entre eux concernent des problèmes spécifiques au département de la Guyane. Ainsi, une ordonnance devra définir des mesures appropriées pour remédier aux déficiences actuelles de l'état civil et régler la situation de quelques milliers de Français dépourvus de documents d'identité. En matière foncière, une autre ordonnance est prévue afin d'élargir les possibilités de cession gratuite de terres relevant du domaine privé de l'Etat qui est aujourd'hui propriétaire de 90% du territoire guyanais.

L'Assemblée nationale a en outre élargi le champ de l'habilitation en ajoutant un nouveau point relatif à l'adhésion des chambres d'agriculture des territoires d'outre-mer à l'assemblée permanente des chambres d'agriculture.

Elle a également opéré certains regroupements et a précisé la rédaction de quelques rubriques pour cibler davantage les points de droit sur lesquels devront intervenir les ordonnances et prendre ainsi plus explicitement en considération les préoccupations concrètes des collectivités concernées. Si votre commission n'a pas estimé opportun de proposer un retour à la rédaction initiale de ces dispositions qui n'ont pas directement de portée normative, elle observe cependant que certaines précisions ont introduit des imperfections rédactionnelles dont il eût été possible de faire l'économie.

Hormis cet article premier qui définit le champ de l'habilitation, le projet de loi comprend trois autres articles.

L'article 2 répond aux exigences prescrites par l'article 38 de la Constitution en fixant un délai d'habilitation -les ordonnances devront être prises avant le 15 septembre 1998- ainsi qu'une date butoir , celle du 15 novembre 1998, pour le dépôt des projets de loi de ratification . Le Gouvernement s'est en effet engagé, à la demande de la commission des Lois de l'Assemblée nationale, à déposer plusieurs projets de loi de ratification afin de permettre au Parlement d'exercer plus aisément son contrôle.

L'article 3 , adopté sans modification par l'Assemblée nationale, concerne l'Université française du Pacifique .

Rappelons que l'article 14 de la dernière " loi balai " du 5 juillet 1996 avait défini un nouveau statut de cette université tout en différant de quinze mois sa mise en oeuvre pour permettre l'élaboration des décrets d'application et l'installation des nouvelles structures. Ce délai délimitait ainsi une période transitoire pendant laquelle l'université devait continuer à fonctionner sous l'empire des dispositions du décret du 29 mai 1987. Or, le délai susvisé a expiré le 9 octobre 1997, les décrets d'application de l'article 14 n'ayant pas été publiés.

L'Université française du Pacifique est donc depuis cette date confrontée à un vide juridique. Aussi l'article 3 du projet de loi propose-t-il de modifier la loi du 5 juillet 1996 pour substituer au délai initial de quinze mois un délai de trente mois, en attendant que l'ordonnance relative au " régime de l'enseignement supérieur dans les territoires d'outre-mer du Pacifique " soit prise.

Votre commission estime regrettable que des dispositions législatives, adoptées il y a moins de deux ans, soient restées lettre morte en créant, de surcroît, un vide juridique. Sur ce dernier point, l'expression de " prorogation de la période transitoire " figurant dans l'exposé des motifs, tendant à justifier l'article 3, est inadaptée. En effet, la période transitoire ouverte initialement s'est achevée : il est possible d'ouvrir une nouvelle période transitoire, non de proroger celle qui a expiré. Aussi paraît-il nécessaire, afin d'éviter une multiplication des recours contentieux contestant la régularité des actes pris entre cette date et l'adoption de l'ordonnance, d'insérer dans le dispositif une mesure de validation, à titre préventif.

Si votre commission considère que des mesures d'une telle nature doivent rester exceptionnelles, une validation apparaît ici comme une conséquence nécessaire et doit permettre de garantir la continuité du service public de l'enseignement supérieur en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Elle vous proposera donc à cet effet de compléter le dispositif proposé.

Contrairement aux trois articles précédents, l'article 4 a été introduit par l'Assemblée nationale, à l'initiative de M. Pierre Frogier, député de la Nouvelle-Calédonie.

Il s'agit d'une disposition tendant à valider des concessions d'endigage autorisées par les autorités territoriales sur le domaine du port autonome de Nouméa , ainsi que les actes pris sur leur fondement. Le territoire n'était en effet pas compétent pour accorder de telles autorisations, l'État ayant compétence en matière de domaine public maritime. Or, des recours sont aujourd'hui portés devant la juridiction administrative, excipant de l'illégalité de ces concessions.

La validation a pour objet d'éviter que ne soient remis en cause les actes ayant permis l'édification de certains bâtiments sur les terres exondées, notamment des bâtiments d'intérêt public au nombre desquels figurent les halles du marché municipal de Nouméa ou la capitainerie du port autonome.

Votre commission vous proposera une nouvelle rédaction de cet article 4 afin de le rendre conforme aux exigences définies en matière de validation par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, en particulier pour réserver le cas des décisions juridictionnelles devenues définitives.

Votre commission des Lois entend enfin souligner la nécessité de ne pas agréger au projet de loi de nouveaux articles additionnels qui, sans lien direct avec son objet qui est d'habiliter le Gouvernement à prendre des ordonnances dans les domaines énumérés à l'article premier, aboutiraient à en faire en définitive une nouvelle " loi balai ".

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