EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Comme l'indique notre excellent collègue, M. Jacques Pelletier auteur des présentes propositions de loi, l'impossibilité absolue pour les majeurs en tutelle de voter " paraît manquer de nuances, eu égard à certaines situations individuelles ".

Dans le prolongement d'une proposition de réforme qu'il avait formulé lorsqu'il était Médiateur de la République 1( * ) , M. Jacques Pelletier a déposé une proposition de loi et une proposition de loi organique afin de permettre au juge des tutelles d'autoriser un majeur sous tutelle à être inscrit sur une liste électorale, sans pour autant le rendre éligible 2( * ) .

Selon la présente proposition de loi, une personne dont la tutelle a été ouverte pour des motifs ne tenant pas à une altération grave de ses facultés mentales ou tenant exclusivement à une altération de ses facultés corporelles pourrait désormais participer à tous les scrutins, si elle y était autorisée par le juge compétent, alors que cette possibilité est actuellement fermée de manière absolue.

Même admis à voter, le majeur sous tutelle resterait inéligible, la présente proposition de loi ne traitant que des inéligibilités aux scrutins locaux, tandis que la proposition de loi organique concerne les inéligibilités applicables aux parlementaires et au président de la République, puisqu'elles relèvent du domaine de la loi organique.

I. LE RÉGIME DES MAJEURS SOUS TUTELLE EST MARQUÉ PAR DES PRINCIPES CONTRADICTOIRES

A. LA TUTELLE EN DROIT CIVIL : UN RÉGIME PERSONNALISÉ

Selon l'article 492 du code civil, un majeur est placé sous tutelle quand il " a besoin d'être représenté d'une manière continue dans les actes de la vie civile " pour l'une des causes prévues à l'article 490 du même code, à savoir :

- l'altération des facultés mentales par une maladie, une infirmité ou un affaiblissement dû à l'âge ;

- l'altération des facultés corporelles , si elle empêche l'expression de la volonté.

L'ouverture d'une tutelle ne résulte donc pas nécessairement d'une altération des facultés mentales.

Les modalités d'un traitement médical (notamment hospitalisation ou soins à domicile) sont indépendantes du régime de protection appliqué aux intérêts civils.

L'article 493 du code civil prévoit que la tutelle est ouverte par le juge des tutelles, soit d'office, soit à la demande de la personne concernée, de son conjoint (sauf si la communauté de vie a cessé entre les époux), des descendants, ascendants, des frères et soeurs, du curateur ou du ministère public.

" Les autres parents, les alliés les amis peuvent seulement donner au juge avis de la cause qui justifierait l'ouverture de la tutelle ". Il en est de même du médecin traitant et du directeur de l'établissement où serait hospitalisé la personne concernée.

Les personnes qualifiées pour demander l'ouverture d'une tutelle ou pour " donner avis " peuvent aussi, le cas échéant, former un recours devant le tribunal de grande instance du ressort contre le jugement ayant ouvert une tutelle.

L'ouverture d'une tutelle doit être précédée d'une constatation de l'altération des facultés mentales ou corporelles par un médecin spécialiste choisi sur une liste établie par le procureur de la République (article 493-1 du code civil).

L'article 501 du code civil permet au juge, lors de l'ouverture de la tutelle ou postérieurement, sur l'avis du médecin traitant, d'énumérer " certains actes que la personne en tutelle aura la capacité de faire elle-même, soit seule, soit avec l'assistance du tuteur ou de la personne qui en tient lieu ".

Avant de prendre cette mesure de tutelle allégée, le juge doit recueillir l'avis du ministère public.

Cette possibilité de personnaliser la tutelle est fondée car les troubles ou les handicaps qui affectent les majeurs protégés n'excluent pas nécessairement qu'ils puissent agir avec discernement dans certains domaines.

Par ailleurs, beaucoup de maladies mentales ayant un caractère cyclique ou évolutif, l'article 501 du code civil permet d'adapter la protection juridique aux différentes étapes de la pathologie.

La décision du juge peut porter sur un acte particulier ou sur une catégorie d'actes. Il peut s'agir d'actes de disposition ou d'actes d'administration, d'actes patrimoniaux ou d'actes extra-patrimoniaux.

L'autorisation d'accomplir ces actes peut être accordée pour une période limitée ou pour une durée indéterminée. Elle est toujours révocable.

Le juge peut autoriser la personne protégée à accomplir certains actes elle-même, seule ou avec l'assistance de son représentant légal, ce qui revient, dans ce cas, en fait, à combiner la tutelle et la curatelle.

L'article 501 du code civil est souvent mis en oeuvre pour autoriser la personne concernée à percevoir elle-même son salaire ou à utiliser son compte en banque.

Il y est aussi souvent recouru pour permettre au majeur de se marier ou de divorcer.

Selon les indications fournies à votre rapporteur par le ministère de la Justice, il n'est pas fréquemment fait application de l'article 501 du code civil, puisque sur les 28.000 tutelles ouvertes en 1996, 300 l'ont été selon la formule allégée.

Ces chiffres devraient être pondérés par ceux relatifs aux mainlevées de tutelles, mais le ministère de la Justice ne procède à un recensement exhaustif de ces décisions que depuis un an.

Il convient donc d'interpréter ces éléments d'information avec une certaine prudence.


Néanmoins, le champ de l'incapacité de la personne en tutelle n'est pas figé. Il peut dépendre de ses aptitudes propres et donc être adapté à sa situation personnelle, au moins pour les actes de la vie civile.

La mise en oeuvre de l'article 501 du code civil peut même faciliter l'intégration du majeur en tutelle.

En revanche, au regard du droit électoral, le régime du majeur en tutelle est plus rigide et ne prend pas en considération la diversité des handicaps.

B. LA TUTELLE EN DROIT ÉLECTORAL : UN RÉGIME D'EXCLUSION

Selon l'article L. 5 du code électoral, " ne doivent pas être inscrits sur les listes électorales les majeurs en tutelle ".

N'étant pas électeurs, les majeurs en tutelle ne sont pas éligibles en application des articles L. 199, L. 230 et L.O. 127 du code électoral.


Selon un arrêt de la Cour de cassation du 9 novembre 1982, le régime de tutelle allégée de l'article 501 du code civil n'a pas pour objet ou pour effet de tenir en échec la règle de droit public établie par l'article L. 5 du code électoral interdisant à celui-ci d'être inscrit sur une liste électorale.

L'interdiction de voter, frappant indistinctement toute personne placée en tutelle, ne peut donc pas être levée par le juge pour quelque cause que ce soit. Cette interdiction revêt un caractère absolu.

Apparaît donc un contraste entre, d'une part, la rigidité de l'article L. 5 du code électoral et, d'autre part, le régime de droit civil de protection personnalisée établi par l'article 501 du code civil.

Si l'interdiction de voter se justifie évidemment pour les personnes dépourvues de tout discernement, elle peut, en revanche, apparaître contestable lorsque le handicap ne prive pas la personne de toute capacité de jugement.

On peut en effet se demander pourquoi la personne qui serait reconnue capable d'accomplir certains actes essentiels de la vie civile, comme le mariage, ne pourrait, en aucun cas, être autorisée à voter.

Cette situation peut apparaître d'autant plus surprenante que, selon l'article L. 326-3 du code de la santé publique, une personne atteinte de troubles mentaux et hospitalisée sans son consentement, si elle n'est pas placée en tutelle, conserve la possibilité d'exercer son droit de vote .

Plus paradoxal encore, la personne en tutelle , si elle ne peut, en principe, recevoir un visa de permis de chasse, peut cependant y être autorisée par le juge (article L. 223-19 (3°) du code rural), alors qu'elle ne peut en aucune façon être autorisée à voter.

Ainsi, l'interdiction absolue du droit de vote pour les personnes en tutelle tranche fortement avec le régime individualisé dont ces personnes peuvent bénéficier en matière civile, et même administrative.

Cette interdiction pourrait même apparaître à certains égards comme une source d'exclusion .

Dans l'exposé des motifs d'une proposition de loi similaire à la présente 3( * ) , notre excellent collègue M. Claude Huriet a estimé qu' " il est à peine besoin d'insister sur les effets possibles d'une telle mesure sur l'individu concerné et dont les facultés de raison ne sont pas atteintes : il peut parfaitement ressentir cela comme une mise à l'écart de la communauté des citoyens par un mécanisme qui s'apparente à une punition ".

Cette interdiction de voter peut être d'autant plus mal ressentie que la rédaction de l'article L. 5 du code électoral en vigueur jusqu'au 1 er mars 1994 citait pêle-mêle, parmi les personnes privées de ce droit, celles condamnées pour crime (1°), condamnées à une peine d'emprisonnement pour certains délits graves (2° et 3°), celles en état de contumace (4°) et les personnes condamnées à la faillite (5°), avant de citer les " interdits ", c'est-à-dire aujourd'hui les majeurs en tutelle.

Enfin, le régime de la tutelle doit être distingué de celui de la curatelle (adulte qui, pour les causes permettant l'ouverture d'une tutelle, sans être hors d'état d'agir lui-même, a besoin d'être conseillé ou contrôlé dans les actes de la vie civile : il peut être électeur, mais n'est pas éligible ) et de celui de la sauvegarde de justice (mesure provisoire n'affectant pas les droits électoraux ).

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