C. LES DÉRIVES LIÉES AU CHOIX PRIVILÉGIÉ DE LA GENDARMERIE

Au cours des événements d'avril dernier, la gendarmerie s'est trouvée, malgré elle, placée au coeur de l'actualité : le comportement d'une poignée de gendarmes a finalement résumé les dysfonctionnements des forces de sécurité à l'échelle de toute une île.

1. Un choix pourtant légitime

Cette situation présente un caractère pour le moins paradoxal : de l'aveu de la plupart des personnes entendues par votre commission, la gendarmerie s'est distinguée en Corse par la qualité de ses hommes, la volonté d'adaptation aux traits propres de la délinquance en Corse, la fiabilité de ses services. L'institution apparaît comme l'un des rares services de sécurité à ne pas encourir le soupçon permanent de « porosité ». Comment dès lors en est-on arrivé à une mise en accusation qui laissera sans doute des stigmates profonds au sein de l'Arme ?

Sans vouloir manier le paradoxe, il n'est pas excessif de reconnaître, dans les qualités mêmes de la gendarmerie en Corse, l'origine de ses infortunes.

En effet, la défiance du préfet Bonnet à l'égard de la police l'a conduit à se reposer principalement sur la gendarmerie pour assurer en Corse le retour à l'Etat de droit.

Le choix privilégié de la gendarmerie par le préfet de région ne paraissait pas illégitime. Il reposait d'abord sur des considérations de fait : la compétence de la gendarmerie couvre la quasi-totalité de l'île, l'Arme présente une moins grande porosité par rapport au milieu environnant. Il s'inscrit aussi dans la logique de la restauration de l'autorité de l'Etat poursuivie par le préfet : en effet, quel meilleur symbole de l'autorité de l'Etat que cette institution militaire ? D'Aléria à Pietrosella, les indépendantistes ne s'y sont pas trompés en désignant la gendarmerie comme cible récurrente de leurs attentats.

Toutefois, ce choix privilégié va bien au-delà de l'usage normal de la force. Or les dérives reprochées à la gendarmerie se produisent chaque fois que l'Arme est appelée à sortir de ses prérogatives normales.

Qu'on en juge. Les investigations conduites par la gendarmerie sur l'assassinat du préfet Erignac ? Elles sont pour partie liées aux informations communiquées par le préfet à l'Arme plutôt qu'à la police pourtant saisie de l'enquête.

L'atmosphère conflictuelle au sein de la légion de gendarmerie ? Les tensions découlent du recours inhabituel du préfet à un lieutenant-colonel de gendarmerie pour l'assister au sein de son cabinet. Quant au recours au GPS pour la destruction des paillotes dans les conditions rocambolesques que l'on sait, il constitue un détournement si manifeste d'une structure par ailleurs utile, qu'il n'est sans doute pas nécessaire, à ce stade, d'insister.

Les dévoiements se sont produits chaque fois que la gendarmerie a été utilisée en marge des procédures classiques en usage dans l'institution. Les avantages d'une institution ne se manifestent que dans le cadre d'emploi qui lui est assigné. Sans doute cette leçon mérite-t-elle d'être méditée à l'avenir.

Certes, la responsabilité d'avoir privilégié la gendarmerie incombe au préfet. Mais ce choix, incontestablement, a été entériné par la direction générale de la gendarmerie nationale avec l'aval du gouvernement.

La direction générale a principalement péché par excès de passivité : d'une part, elle a laissé s'installer un climat délétère au sein de la légion de gendarmerie départementale, d'autre part, elle n'est pas intervenue à temps auprès du commandant de la légion de Corse, malgré les avertissements reçus, pour empêcher un emploi du GPS manifestement excessif par rapport aux moyens dont il disposait.

2. Des erreurs manifestes dans le choix des hommes

La façon dont la direction générale a géré l'affectation des officiers de commandement au sein de la légion suscite la perplexité, qu'il s'agisse de l'accord donné à la mise à disposition du préfet du lieutenant-colonel Cavallier au sein de son cabinet, de la désignation de cet officier comme chef d'état-major de la légion et enfin du maintien du lieutenant-colonel à son poste en dépit de la mésentente flagrante avec le commandant de légion.

a) Une mise à disposition sans base juridique

Lorsque le préfet Bonnet rejoint son poste dans les circonstances tragiques que l'on sait, le ministère de l'intérieur entend lui laisser la plus grande liberté dans le choix des membres de son cabinet. Le préfet fait alors appel à des hommes qu'il a connus et appréciés dans ses postes antérieurs. C'est ainsi qu'il propose au lieutenant-colonel Cavallier, alors commandant de groupement des Pyrénées Orientales, de le rejoindre en Corse. Celui-ci hésite. La présence d'un officier de gendarmerie au sein d'un cabinet préfectoral apparaît sans précédent. Dans le dispositif institutionnel de la République, seuls le Président de la République, le Premier ministre, le ministre de la défense et le ministre chargé de la coopération disposent d'un cabinet militaire. Sollicité, le directeur général de la gendarmerie répond que la décision ne lui appartient pas et suggère implicitement qu'elle relève du ministre. De fait, d'après la direction générale, l'accord a été donné par les autorités ministérielles, même s'il n'a pas été délivré formellement.

La direction générale invite pourtant l'officier à suivre le préfet. Un simple message non signé émanant de la direction générale sert de base au départ du lieutenant-colonel. Aucune décision administrative, ni même une correspondance, ne précise le statut du lieutenant-colonel auprès du préfet. C'est le lieutenant-colonel Cavallier lui-même qui suggère au préfet de lui conférer le titre de chargé de mission sans que cette désignation s'appuie sur une base juridique.

L'officier demeure officiellement commandant de groupement de la gendarmerie départementale. Il dépend pour son traitement de la circonscription de Montpellier. Il fait plusieurs allers-retours entre la Corse et Perpignan où il continue à assumer le commandement de son groupement. Il arrive ainsi en Corse le 20 février et y reste 17 jours. Il s'y rendra de nouveau pour des séjours plus brefs avant son affectation comme chef d'état-major de la légion. Certes, on peut comprendre, dans le contexte très difficile de l'assassinat du préfet Erignac et le climat d'intense mobilisation des forces de sécurité, que la direction générale n'ait pu opposer une fin de non-recevoir à une demande de son successeur. On peut s'étonner, en revanche, que la direction générale laisse ainsi un officier de gendarmerie exercer d'importantes responsabilités auprès d'un préfet sans se soucier de son statut et admette, par ailleurs, qu'un commandement de groupement puisse s'exercer à mi-temps.

b) Une affectation très contestable

La mission du lieutenant-colonel Cavallier en Corse n'avait pas été prédéterminée. L'officier rencontre le préfet le premier jour de son arrivée en Corse -le 20 janvier- et lui propose « une sorte d'audit général » sur la situation en Corse afin de dresser plusieurs propositions. Ce travail a servi de base aux « propositions d'action » présentées par le préfet Bonnet à son autorité de tutelle. Ce travail accompli, le flou du statut du militaire auprès du préfet apparaissait encore plus embarrassant.

L'ambiguïté de la situation n'échappait ni à l'intéressé qui souhaitait qu'il y soit mis un terme, ni à la direction générale soucieuse de réintégrer l'officier dans le « circuit normal de la gendarmerie », même si cette position n'a pas été acquise sans débat -un général au sein de la direction ayant même proposé au lieutenant-colonel de « faire la bascule », c'est-à-dire de demeurer auprès du préfet.

Toutefois M. Bonnet souhaitait le maintien du lieutenant-colonel Cavallier en Corse -éventuellement à la tête de la légion de gendarmerie départementale. L'officier, conscient que son grade ne lui permettait pas encore d'aspirer à de telles responsabilités veut incontestablement continuer à s'impliquer dans les dossiers dont il a traité auprès du préfet. Une affectation comme chef d'état-major de la légion s'impose comme une formule adaptée alors même que traditionnellement ce poste revient lui aussi à un colonel.

La direction générale, non seulement propose cette affectation, mais elle cherche même à adapter la fonction à la personnalité du lieutenant-colonel : « On a donc pensé rapidement qu'il pouvait faire un chef d'état-major du commandement de légion mais avec une vocation plus opérationnelle au départ qu'un chef d'état-major classique » .

La direction générale a alors commis une faute de gestion dans l'organisation du commandement doublée d'une erreur manifeste d'appréciation dans le choix des personnalités affectées - « une erreur de commandement au niveau le plus élevé » a indiqué devant votre commission un officier de gendarmerie.

Comment, en effet, n'avoir pas perçu les risques évidents de concurrence entre deux officiers : un chef d'état-major fort de ses relations privilégiées avec le préfet et un commandant de légion destiné par vocation à être l'interlocuteur du représentant de l'Etat pour toutes les questions de sécurité ?

Ces risques ne sont pas restés virtuels. L'antagonisme entre les deux officiers créera au sein de la légion un climat délétère .

Le colonel Mazères prend son commandement le ler juin 1998 quelques jours avant la prise de fonction du lieutenant-colonel Cavallier. Les conflits se cristallisent sur des aspects anecdotiques mais révélateurs : le lieutenant-colonel Cavallier n'accepte pas que son véhicule de fonction de type Laguna-Renault soit remplacé, à l'initiative du commandant de légion, par une Citroën BX.... Le lieutenant-colonel se résigne mal à sa position de subordonné. Plus lourd de conséquence, le chef d'état-major de la légion se voit interdire tout contact avec la section de recherches. Il demande au commandant de légion une note lui signifiant cette interdiction. Le commandant refuse. Le lieutenant-colonel, certes ne « supportait pas d'être totalement limité dans son état-major ». Il se résigne pourtant. Le colonel Mazères l'informe, en novembre 1998, que son séjour prendra fin en juillet prochain. Dix mois encore à attendre ? Mais « les usages dans les armées font qu'on peut traverser une période délicate avec son supérieur » . Il fallait compter avec les « réalités que l'on trouve dans tous les corps constitués ».

Si le lieutenant-colonel Cavallier observe donc un certain mutisme, le colonel Mazères, quant à lui, a signalé à la direction générale, les relations tendues avec son chef d'état-major. Le procureur général de Bastia, M. Legras, aurait également attiré l'attention du major général de la gendarmerie début 1998 sur la situation au sein de la légion. Pourtant, la direction générale n'interviendra pas. Est-ce par crainte de mécontenter le préfet ? Mais, à cette date, M. Bonnet semblait avoir placé toute sa confiance dans le colonel Mazères et ses relations avec le lieutenant-colonel s'étaient distendues.

L'inertie observée par la direction générale a favorisé le développement d'un climat délétère au sein de la légion. Or des relations harmonieuses entre le commandant de légion et son adjoint auraient sans doute favorisé une « démarche plus collégiale et plus régulière » comme l'a reconnu l'un des protagonistes devant votre commission d'enquête. Une meilleure communication au sein du commandement aurait peut-être constitué un garde-fou aux dérives observées dans l'affaire des paillotes .

3. Un suremploi du GPS

Créé le 1 er juin 1998, le GPS dispose de la totalité de ses effectifs en septembre 1998. Dès cette date, il sera employé intensément.

a) Un besoin de formation évident

Certes le GPS dispose d'atouts réels au premier rang desquels un encadrement présentant des garanties indéniables de compétence : le commandant du groupe, le capitaine Ambrosse (31 ans) a réussi les difficiles épreuves d'intégration au GIGN sans toutefois souhaiter poursuivre dans cette voie ; le commandant du peloton de protection, le lieutenant Franck Pesse (43 ans) a appartenu, quant à lui, au groupe de sécurité de la présidence de la République ; le commandant du peloton de renseignement et d'intervention, le lieutenant Lionel Dumont (41 ans) commandait déjà le peloton léger d'intervention de l'escadron 31/6 d'Ajaccio et bénéficiait d'une connaissance certaine de l'environnement de l'île ; enfin, le commandant du peloton d'intervention, le lieutenant Denis Tavernier (35 ans) sortait du cours supérieur de l'école des officiers de gendarmerie nationale et disposait de qualifications de moniteur de sport et de tir.

L'effectif des sous-officiers présentait toutefois une plus grande hétérogénéité . Sur 95 militaires, 32 avaient été recrutés -sur 807 candidatures- selon des critères de sélection sévères : 22 sous-officiers provenaient de la gendarmerie mobile et disposaient d'au moins deux diplômes de moniteur d'éducation physique et sportive, de technique commando, ou de combat corps à corps, 12 sous-officiers appartenaient à la gendarmerie départementale et avaient bénéficié d'une formation aux techniques de filature-observation. Les 59 sous-officiers provenant de l'escadron 31/6 possédaient un niveau de formation nettement inférieur. Ils étaient par ailleurs « démotivés et fatigués » comme cela a été dit devant votre commission. La moitié d'entre eux ont du reste été affectés au peloton hors rang. Les 29 autres militaires se sont répartis entre les pelotons de marche. Les plus qualifiés, comme l'a d'ailleurs admis le rapport Capdepont, ne possédaient qu'un brevet d'alpinisme de montagne. Incontestablement un effort de formation s'avérait indispensable. Dès l'été 1998, plusieurs sous-officiers de l'escadron d'Ajaccio dissous, bénéficient de stages. En outre, en décembre et janvier, certains gendarmes du GPS ont été formés dans le domaine de la protection au sein du GIGN. L'effort n'était toutefois pas encore à la mesure des missions confiées. La nécessité d'une formation adéquate exigeait à coup sûr une montée en puissance progressive dans le temps.

b) Un équipement insuffisant

L' équipement du GPS a fait l'objet de six réunions organisées en octobre-novembre 1998 sous les auspices du chef de service des opérations et de l'emploi, le général Lallement. Le GIGN a assuré en la matière l'expertise. Au départ une liste impressionnante de matériels se chiffrant à quelque 20 millions de francs, avait été soumise à la direction générale à l'instigation, selon toute vraisemblance, des responsables de la Légion. Le GIGN a ramené à moins de la moitié cette facture. Il a en particulier eu pour souci d'éviter la mise en place d'un dérivé du GIGN en Corse (ainsi il s'est opposé à une dotation de cagoules et de combinaisons noires). Dans la mesure où les moyens n'avaient pas été prévus dans le budget pour 1998, le GPS a en fait été doté, fin décembre, de matériels de protection ou de mobilité dont la gendarmerie disposait déjà.

Le reste des matériels devant être affectés en 1999, 2000, voire 2001, les militaires du GPS ont ainsi été réduits à acheter leurs combinaisons et à utiliser, à leurs frais, leurs propres portables. En décembre, alors même que l'accomplissement de leurs missions rendait nécessaire l'utilisation de transmissions adaptées, ils ne disposaient pour l'ensemble du groupe, que de dix portables. Le sous-équipement du GPS supposait ici encore une mise en oeuvre progressive de cette structure.

c) Un emploi prématuré et excessif

Dès le 1 er septembre, le groupe a été engagé sur le terrain, progressivement pour le peloton d'intervention, beaucoup plus rapidement pour le peloton de protection. Le groupe d'une vingtaine de militaires protégeait quatre personnes -le directeur de cabinet du préfet de région, le directeur régional de l'agriculture et de la forêt, le général délégué militaire départemental, le commandant de la légion- soit le même nombre que la structure homologue du GSIGN composée, elle, de quatre-vingts gendarmes.... En outre, il couvrait les missions d'inspections qui se sont succédées, nombreuses, en Corse. A partir de décembre, les missions s'enchaînent. Le peloton d'intervention, le peloton de protection, et dans une moindre mesure, le peloton d'observation, sont constamment sur le terrain.

La pression exercée sur le GPS découle d'abord des contraintes propres du contexte corse . Indéniablement, le GPS répondait à un besoin. En outre, le GPS s'est acquitté avec compétence, malgré la jeunesse de cette structure, des différentes missions qui lui étaient confiées. La motivation des hommes suppléait pour partie à l'insuffisance matérielle. Le GPS a ainsi pu procéder, en huit mois, à une trentaine d'interpellations -la dernière en date, l'arrestation de cinq braqueurs sur Calvi aurait pu relever du GIGN. L'unité a su faire reconnaître sa valeur sans apparaître pour autant comme une unité de « cowboys ». De fait, les unités territoriales d'abord méfiantes ont de plus en plus sollicité le concours du GPS alimentant ainsi la pression pesant sur le groupe.

Cette pression constante constituait un risque évident pour le GPS « les gens fatigués peuvent être dangereux dans ce type de mission, sur une intervention (...), sur des renseignements, surtout en terrain miné comme l'était la Corse. On a besoin de gens attentifs, réveillés. L'enchaînement de missions faisait que l'on était parfois limité ». Tel était le sentiment d'un officier du GPS entendu par votre commission. L'intéressé confirme qu'il aurait fallu deux mois à compter du 1 er septembre « pour atteindre un niveau opérationnel minimum » avant un engagement des hommes sur le terrain .

La pression mutuelle exercée sur le GPS devait être contenue, sauf à exposer cette structure au risque de bavures.

d) L'insuffisance des contrôles

Or force est de constater que les mécanismes de contrôle n'ont pas fonctionné , d'une part, parce que la première autorité de contrôle, le commandant de légion, constituait aussi l'autorité d'emploi, d'autre part, parce que la direction générale, pourtant informée, n'a pas vraiment tenu compte des risques du suremploi.

Il revenait d'abord au commandant de légion de contrôler une unité qu'il pouvait par ailleurs employer de sa propre initiative. Certes, la quasi-totalité des concours résultait d'une demande d'une unité. Toutefois, le colonel auquel toutes les demandes étaient soumises n'a pas, comme il l'aurait pu, mis un frein aux recours du GPS. Pendant ses périodes d'absence, il donnait au chef de la section de recherches une manière de blanc-seing pour recourir au GPS. Il a « toujours validé les demandes » selon un témoignage direct recueilli par votre commission. Il l'a du reste lui-même sollicité de plus en plus, surtout entre janvier et février, dans des conditions d'ailleurs parfois contestables. Ainsi, dès novembre 1998, le colonel Mazères fait part au capitaine Ambrosse d'une menace d'attentat contre la brigade de Belgodère et lui demande d'assurer une surveillance préventive. Le commandant du GPS fait observer que la mission relève du niveau du GIGN. Le colonel Mazères se rend à ces arguments mais revient à la charge, quand, après une semaine d'observation les troupes d'élite venues de Paris quitteront la place sans que se profile une réelle menace. Le GPS ne peut se dérober et assure une surveillance d'une quinzaine de jours sans plus de résultat.

Cette mission soulève une double interrogation. D'une part, par sa difficulté, elle semblait relever du GIGN. D'autre part, elle semble avoir été organisée en marge de tout cadre judiciaire.

Le colonel Mazères a également ordonné douze contrôles routiers dans le but de renforcer les unités territoriales et d'assurer une présence continue sur les axes de circulation. Le GPS s'est plié de mauvaise grâce à l'organisation de barrages sans lien avec une recherche déterminée. Le GPS, certes, avait été sollicité parce que les barrages organisés par la gendarmerie départementale ou la mobile n'avaient pas donné satisfaction. Mais était-ce bien le rôle du GPS de remplacer ces unités classiques pour accomplir à leur place une activité jusque-là mal exécutée ?

Le commandant de légion était lui-même, il est vrai, soumis aux sollicitations du préfet. Une fois des relations d'étroite confiance rapidement établies entre M. Bonnet et le colonel Mazères, celui-ci est devenu l'interlocuteur privilégié du préfet pour toutes les affaires concernant la gendarmerie au niveau régional ou départemental. Les commandants de groupement se sont trouvés évincés de ce rapport quasi exclusif, y compris pour les questions relevant de leurs compétences. Cette anomalie, jointe aux capacités opérationnelles reconnues au commandant de légion, permet d'éclairer le dévoiement d'un circuit de décision très raccourci : « préfet, commandant de légion, exécution immédiate »... « Il s'agirait donc là d'un véritable dysfonctionnement », comme l'a déclaré devant votre commission un des plus hauts responsables de la gendarmerie servant actuellement en Corse. Le rapport Capdepont fera le même constat : « Cette unité [le GPS] a été vite, trop vite engagée et soumise à une forte pression du commandant de légion, lui-même sous la coupe d'un préfet exigeant et souvent engagé dans l'activité désignée au-delà des usages en la matière ».

Comment pouvait dès lors s'exercer le contrôle, alors même qu'il n'était pas appliqué, comme du reste on pouvait s'y attendre, par l'autorité d'emploi ? Pour toutes les opérations délicates, le colonel Mazères rendait compte à sa hiérarchie, soit par téléphone, soit par message.

Le général commandant de circonscription de Marseille se rendait environ une fois par mois à Ajaccio. Comme l'a souligné le rapport Capdepont, le général « pouvait prendre connaissance des conditions de fonctionnement de l'unité et, éventuellement, opérer les redressements nécessaires » . Cet échelon n'a pas, selon toutes apparences, assuré le contrôle nécessaire.

Il revenait dès lors à la direction générale de prendre toutes ses responsabilités. Elle était consciente des difficultés dès la mise en place du GPS. En effet, une note du 10 novembre 1998 citée par le rapport Capdepont précise : « Le GPS sera donc en mesure de débuter dans l'ensemble de ses missions avec le minimum de moyens nécessaires dès le début de l'année 1999. Pour autant, ce n'est qu'au début de l'année 2000 qu'il pourra envisager de s'engager pleinement à un niveau opérationnel satisfaisant ». Faut-il rappeler que le GPS se trouvait engagé, en fait, dès le mois de septembre... ?

En outre, à la suite d'une mission d'évaluation du GPS réalisée avec les deux officiers commandant le GIGN et l'EPIGN, le colonel commandant le GSIGN, dans une note rédigée le 3 décembre 1998, préconise un « gel à l'instruction du GPS sur une base d'une semaine par mois afin de réaliser des exercices collectifs et d'améliorer les capacités en cours d'acquisition ». Le jour de sa mission en Corse, notons-le, le commandant du GSIGN n'a pu communiquer ses observations au colonel Mazères en déplacement à Paris pour convaincre le juge Thiel de revenir sur sa décision de dessaisissement de la gendarmerie dans l'enquête sur l'affaire de Pietrosella. Il fallait « faire des choix » comme cela nous a été confirmé devant la commission. Or ces choix n'ont pas été faits.

Le contexte particulier de la Corse, les caractéristiques du GPS, l'implication de la direction générale dans sa création : tout semblait plaider pour une attention plus vigilante de la hiérarchie militaire sur les activités du GPS. Cette passivité suscite la perplexité à un double titre : d'une part, de manière générale, elle met en cause le système de contrôle au sein de la gendarmerie ; d'autre part, à la lumière des événements d'avril, elle appelle une question : un contexte plus rigoureux n'aurait-il pas fait davantage hésiter le colonel Mazères avant de recourir au GPS dans des opérations illégales ?

4. Une chaîne d'information défaillante

Il ne semble pas, par ailleurs, que la direction générale ait informé le cabinet du ministre des dysfonctionnements que représentaient, d'une part, la mésentente flagrante entre le commandant de légion et son chef d'état-major et, d'autre part, les conditions d'emploi du GPS alors même que de tels sujets auraient du être évoqués au niveau supérieur, comme l'a souligné un membre du gouvernement devant votre commission :

« Si le problème se situait à l'échelon du commandement et portait sur des dissensions ou des remarques importantes sur la manière de servir d'un membre de l'état-major du groupement ou d'un commandant de compagnie, j'en serais effectivement informé par la direction générale. Nous demandons également à être tenus informés de près en cas d'événement grave, d'une série de contraintes ou de charges de travail qui pèsent sur le moral déclenchant des mécontentements ou des inquiétudes chez les gendarmes (...), les signes avant-coureurs des méthodes de commandement du colonel Henri Mazères devenant difficilement compréhensibles par certains de ses subordonnés, (ils) auraient forcément fait partie de ces fautes identifiées par la direction générale de la gendarmerie nationale et auraient donc été portés à la connaissance du ministre et du cabinet ». Force est de constater que, de ce point de vue, la chaîne de l'information n'a pas fonctionné.

5. De la « belle aventure républicaine » aux « soldats perdus » de la gendarmerie

Dans la nuit du 19 au 20 avril 1999, le petit groupe des officiers du GPS organise clandestinement l'incendie d'un restaurant de plage situé au sud d'Ajaccio , la paillote « Chez Francis », dont le propriétaire peut désormais se targuer d'une célébrité bien peu honorable.

Cette affaire dérisoire dans ses objectifs et ses procédés, a créé un traumatisme profond au sein de la gendarmerie. Il n'appartenait naturellement pas à votre commission d'enquête de se prononcer sur l'écheveau des responsabilités à l'origine de ces péripéties malheureuses. Il lui revenait en revanche d'éclairer par les observations précédentes, les dysfonctionnements majeurs révélés à cette occasion :

- d'une part, une chaîne de commandement raccourci entre le préfet, le commandant de légion et une unité de gendarmerie opérationnelle ;

- d'autre part, des mécanismes de contrôle biaisés dès l'origine par la confusion des pouvoirs opérationnels et de contrôle sous une même autorité -le commandant de légion- et par l'insuffisance de la vigilance exercée par les échelons supérieurs ;

- enfin, un isolement du commandant de légion favorisé par la dégradation du climat au sein de la légion, sans que la direction générale n'intervienne pour y mettre un terme.

Ces trois éléments ont incontestablement permis le dévoiement de quelques officiers dans une opération clandestine. L'échec même de militaires, par ailleurs expérimentés, dans l'incendie d'une paillote , alors même qu'ils avaient réussi des opérations autrement difficiles telles que les interpellations de criminels, ne traduit pas seulement une impréparation flagrante mais aussi et surtout une sorte de résistance inconsciente face à un ordre illégal .

Il faut rendre acte à la gendarmerie d'avoir souhaité faire toute la lumière sur ces faits.

Le 20 avril 1999, la brigade territoriale saisie de l'enquête retrouve très rapidement sur les lieux des indices susceptibles de mettre en cause des personnels appartenant au GPS.

Le 22 avril, le directeur général, les généraux Marcille et Lallement sont informés par le colonel Mazères, venu à Paris, de la présence, sur les lieux de l'incendie, d'une équipe de cadres du GPS en mission d'observation. Ils lui donnent l'ordre de prendre contact le plus tôt possible avec le procureur général près la cour d'appel de Bastia. Celui-ci confirme par ailleurs la saisine de la gendarmerie pour la poursuite de l'enquête avec l'engagement de l'inspection technique, gage indéniable de la confiance de la justice dans la gendarmerie à la suite de la réaction rapide de l'Arme dans une affaire où se trouvent impliqués plusieurs des siens. Le directeur de cabinet du ministre de la défense a été informé de ces événements et de leur gravité ainsi que des instructions du directeur général le vendredi 23 avril dans l'après-midi.

L'enquête a, faut-il le rappeler, rapidement débouché sur la mise en examen et le placement sous mandat de dépôt de cinq militaires du GPS, du commandant de légion, du préfet de région et de son directeur de cabinet.

Au-delà de cette réaction rapide, il importe toutefois que la gendarmerie tire les leçons pour elle-même, son organisation et son fonctionnement, de ces graves dysfonctionnements.

De ce point de vue la direction générale ne saurait se satisfaire d'une version a minima des événements, telle qu'elle a d'abord été présentée devant votre commission : « les faits qui se sont déroulés ne paraissent pas imputables à l'organisation locale de la gendarmerie mais semblent bien être le résultat de défaillances individuelles ». Or l'opération du 19 avril n'a pas seulement mis en cause des « comportements aberrants » mais aussi des dysfonctionnements majeurs.

La gendarmerie ne l'ignore d'ailleurs pas. Comment expliquer autrement la célérité de l'Arme à mettre en place deux commissions, la première chargée de réfléchir sur le renforcement des contrôles, la seconde sur les principes d'action et la formation du personnel, particulièrement celle des militaires appelés à servir dans les unités spécialisées ?

Par ailleurs une enquête de commandement sur le fonctionnement de la légion de Corse a été décidée par la direction générale dont la commission n'a pu avoir connaissance.

Il est indispensable que, dans ces différents cadres, des propositions précises soient formulées et portées à la connaissance de la représentation nationale afin d'éviter le renouvellement des erreurs passées.

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