1. Les ressorts d'une omerta persistante
La « chape de plomb » qui entoure les phénomènes de maltraitance de personnes handicapées en établissement concerne non seulement les victimes mais également les familles et les professionnels, même si les raisons de ce silence diffèrent de l'une à l'autre de ces catégories.
a) La pression subie par la victime
Les
ressorts psychologiques du silence des victimes sont bien connus des
spécialistes des violences conjugales ou familiales : les personnes
maltraitées estiment souvent avoir mérité ou
provoqué les actes dont elles sont victimes. Concernant plus
particulièrement les personnes handicapées, ces
sentiments de
honte ou de culpabilité
sont souvent décuplés, du fait
de la conscience qu'elles ont de leurs déficiences.
C'est notamment l'analyse que fait M. Jean-Louis Lahouratate, directeur de CAT
et membre de la CFE-CGC :
« Lorsqu'il leur arrive quelque
chose, le plus souvent les victimes se taisent, parfois pendant des
années. Comme elles cherchent à cacher leur handicap, elles vont
cacher les faits qui, à leurs yeux, le révèlent. Elles
culpabilisent et s'enferment parfois dans l'idée qu'elles n'ont que ce
qu'elles méritent. »
M. Robert Hugonot, président
de ALMA France faisait même état de situations où ce
sentiment de culpabilité pouvait pousser la victime au suicide.
Ce point est également souligné par Mme Hilary Brown, dans son
rapport au Conseil de l'Europe :
« Les victimes craignent -
à juste titre - de n'être pas crues ou de se voir accuser de
s'être, elles-mêmes, mises dans une telle situation, et elles n'ont
pas toujours envie de se faire connaître, de peur d'être
humiliées. »
24(
*
)
Certaines personnes auditionnées ont également
évoqué ce que les psychiatres désignent comme le
« syndrome de Stockholm »
. Mme Gloria Laxer,
directeur de recherche à l'Université de Lyon et chargée
de mission « Public à besoins spécifiques »
à l'Académie de Clermont-Ferrand, caractérisait ainsi ce
type de comportement :
« La personne handicapée
devient très dépendante de celle qui lui inflige de mauvais
traitements. Nous savons pertinemment que plus la personne sera violente
vis-à-vis d'une personne vulnérable, plus cette dernière
s'attachera et tentera de lui plaire afin d'éviter toute
difficulté »
25(
*
)
.
D'une manière générale, la situation de dépendance
dans laquelle la personne handicapée est susceptible de se trouver avec
son agresseur - notamment lorsque celui-ci se trouve en situation
d'aidant -, empêche la victime de le dénoncer, de peur, soit
de représailles, soit d'abandon.
La capacité de dénonciation de la victime peut enfin être
altérée, du fait de
ses difficultés mêmes
à communiquer
, comme c'est le cas pour une personne autiste ou
déficiente intellectuelle profonde. Plus largement,
même quand
elle peut s'exprimer librement
« la parole de la personne
handicapée est souvent remise en cause, même au sein de sa propre
famille »
, ainsi que le soulignait M. Hervé
Auchères, juge d'instruction et membre de l'Association française
des magistrats instructeurs.
b) Le chantage exercé sur les familles
La
situation difficile des familles vis-à vis des établissements a
déjà été évoquée. Les parents,
culpabilisés de ne pas élever eux-mêmes leur enfant,
préfèrent se taire plutôt que de révéler des
actes de maltraitance.
Pour sa part, Mme Gloria Laxer traduit ainsi l'attitude prise inconsciemment
par beaucoup d'établissements :
« trop souvent,
lorsqu'une famille se plaint, elle devient pathologique et
envahissante ».
La pénurie de places en établissement impose également
une forme d'autocensure aux parents
qui ont la
« chance » d'obtenir une place pour leur enfant au sein
d'un établissement. Lui-même ancien directeur
d'établissement, M. Pascal Vivet, éducateur
spécialisé, le concède :
« J'avais beau
dire aux parents qu'ils avaient le choix entre signer et ne pas signer la
feuille d'inscription de leur enfant au sein de mon établissement,
quelle possibilité leur laissais-je vraiment ? S'ils ne signaient
pas, ils se retrouvaient face à un grand vide ».
Cette analyse est confirmée par Mme Catherine Milcent, administratrice
de l'association Autisme France :
« Il existe en outre une
omerta absolue de la part des parents. Il est une évidence que les
parents n'osent plus rien dire lorsque leur enfant est accepté dans un
établissement dans la mesure où la possibilité de trouver
un lieu de vie pour leur enfant est de 10 % seulement. Quelles que soient
les difficultés de l'établissement et le degré très
aléatoire de la prise en charge à l'intérieur de
l'établissement, les parents n'osent plus dénoncer les
éventuels agissements, de peur que leur enfant ne fasse l'objet d'une
neuroleptisation massive. (...) Les parents ne s'opposent pas à la prise
d'un médicament quelconque parce qu'ils connaissent la réponse
à laquelle ils devront faire face :
« si cela ne vous
convient pas, reprenez votre enfant»
»
Si le chantage explicite à la place n'est pas
généralisé, il est cependant évoqué par une
grande majorité des personnes auditionnées comme l'une des causes
majeures de la « loi du silence ».
Enfin, de nombreux auditionnés ont souligné
les effets pervers
du système de représentation des familles au sein des conseils
d'administration
, qui peuvent conduire les parents qui en sont membres
à devenir
otages de l'institution
.
Revenant sur une de ses enquêtes, M. Pascal Vivet relate la situation
suivante :
«
[Une mère connaissait]
d'énormes difficultés financières,
l'établissement en question lui a proposé d'occuper un poste de
secrétaire en son sein, ce qu'elle a bien évidemment
accepté. Cette mère de famille est devenue présidente des
parents de l'institution. Lorsque des difficultés survenaient, c'est
donc elle qui jouait le rôle d'intermédiaire entre les autres
parents et la direction. Vous comprenez aisément quel genre de pression
la direction pouvait exercer sur elle ».
Il semble donc indispensable de revoir ce système de
représentation, en prévoyant notamment l'impossibilité de
cumuler un rôle de représentation des usagers et le fait
d'être salarié de l'établissement.
c) Le silence des professionnels
Selon
une enquête réalisée par le ministère de l'emploi et
de la solidarité entre 1994 et 1998, 54,3 % des personnels du
secteur social avaient été, ou étaient confrontés
à la question de la violence et de la maltraitance.
Plus encore que dans d'autres secteurs,
la violence à l'égard
des personnes handicapées est longtemps restée un tabou pour les
professionnels
. Certains intervenants ont notamment mentionné une
tolérance autrefois plus grande vis-à-vis de pratiques
aujourd'hui considérées comme maltraitantes, lorsqu'elles se
produisent à l'encontre de personnes handicapées.
Ainsi en témoigne Mme Yolande Briand, secrétaire
générale de la fédération
« santé-sociaux » de la CFDT :
« Il y a longtemps en France que l'utilisation des brimades
physiques comme méthode éducative, tant dans la sphère
familiale qu'à l'école, est condamnée (...) Pourtant, ces
mêmes brimades ainsi que des violences psychologiques sont plus ou moins
cautionnées lorsqu'elles se produisent dans des institutions. Cela tient
sans doute à leur histoire. En effet, celles-ci ont été
créées à l'origine pour isoler les marginaux et les
« déviants ». On parlait alors de protection de la
société. »
Sans aller jusqu'à cette extrémité, on constate
malgré tout parfois une
abolition des repères
entre ce qui
est un comportement normal vis-à-vis de la personne accueillie et ce qui
constitue un acte de maltraitance : comme le soulignait Mme Gloria Laxer,
directeur de recherche à l'université de Lyon,
« l'occultation peut consister à considérer qu'il
n'est pas si grave d'avoir privé la personne de manger une fois, ou de
lui avoir donné une douche froide parce qu'elle était infernale.
Le déni et le refus de signalement existent tout de même dans un
certain nombre de cas. »
Une autre difficulté réside dans le caractère fortement
hiérarchique des procédures à suivre dans les
établissements, notamment en matière de signalement. Une
différence d'appréciation de la situation entre le professionnel
et l'encadrement peut conduire la direction à ne pas signaler certains
faits. Or, comme le soulignait Mme Marie-Antoinette Houyvet, présidente
de l'Association française des magistrats instructeurs,
« Il est difficile, pour le salarié d'une structure, quelle
que soit cette structure, de dénoncer auprès de la justice des
faits que sa hiérarchie n'a pas signalés elle-même. Le
salarié risque en effet de se retrouver dans une situation
particulièrement inextricable. »
La proportion de salariés passant outre leur direction pour signaler
eux-mêmes à la DDASS un cas de maltraitance serait donc un
élément d'information important pour mesurer la liberté de
parole dont les personnels bénéficient ou à l'inverse pour
mesurer les pressions subies lors de soupçons de maltraitance. Les
statistiques fournies par la DGAS ne permettent malheureusement pas
l'individualisation des salariés et des directeurs dans le signalement
des actes de maltraitance.
Mme Marie-Antoinette Houyvet, présidente de l'Association
française des magistrats instructeurs (AFMI) souligne à ce sujet
un fait révélateur : dans une grande majorité des
cas, les signalements à l'autorité judiciaire interviendraient
à l'occasion d'un changement de direction et
« l'arrivée d'un nouveau directeur, de nouveaux chefs de
service et de nouveaux éducateurs spécialisés
entraîne bien souvent l'ouverture d'une information judiciaire au sujet
des pratiques antérieures. »
Par ailleurs, la commission d'enquête a pu constater que la
peur du
licenciement restait très présente
pour les professionnels
qui dénoncent des actes de maltraitance, et ce malgré le
progrès représenté par l'
article L. 312-24 du code
de l'action sociale et des familles
, issu de l'article
48 de la loi
du 2 janvier 2002, protégeant le salarié ayant
procédé à un signalement contre des mesures
discriminatoires de son employeur, comme cela a déjà
été développé.
En matière de maltraitance,
les syndicats jouent également un
rôle ambivalent,
notamment lorsqu'ils mettent en avant le risque de
fermeture de l'établissement, et donc de plan social, lié
à un signalement.
Dénonçant l'attitude corporatiste de certains syndicats, M.
Pascal Vivet précisait :
« J'ai (...) en tête,
dans
[une]
affaire précise, la réflexion de syndicats
m'affirmant que les affaires de mauvais traitement sur enfants étaient
susceptibles de leur faire perdre soixante emplois sur l'ensemble du
département. Ils m'ont donc demandé de ne pas les porter en
justice. Un chantage s'est ainsi exercé à mon
encontre. »
Cet état de fait est d'ailleurs admis par certains
syndicats
: ainsi M. Georges Brès, représentant de
la CGT, concédait que
« parfois les syndicats, ont plus ou
moins fermé les yeux jusqu'à une période récente
sous prétexte de protéger les salariés de manière
inconditionnelle »
.
Il semblerait donc que le fait de signaler des actes de maltraitance demande
une certaine « révolution culturelle » de la part
des professionnels, pour qui une telle dénonciation peut
apparaître comme une « trahison du corps ».