B. M. MAURICE TUBIANA, MEMBRE DE L'ACADÉMIE NATIONALE DE MÉDECINE

Monsieur le Président, je voudrais insister sur un premier point : le principe de précaution tel qu'il a été inscrit dans la Charte de l'environnement est très différent du principe de précaution tel qu'il était défini dans la loi Barnier et tel qu'il a été adopté à Nice en 2000 lors de la réunion des chefs d'État et de gouvernement de l'Union européenne. Plusieurs garde-fous ont été supprimés mais la différence essentielle est la suppression de toute allusion aux bénéfices : dans le principe de précaution tel qu'il est dans la Constitution, on ne retient que les risques. Voilà qui est dangereux parce que l'évaluation en santé publique, et de façon plus générale dans la prise de décision, est fondée sur la balance bénéfice/risque.

La santé publique est née à la fin du XVIII e siècle au moment où l'on a discuté de l'inoculation et de la vaccination contre la variole. Deux grands scientifiques, Daniel Bernoulli et d'Alembert s'étaient penchés sur le problème et avaient montré que l'on risquait environ 2 % de décès soit près de 300 000 morts en France, ce qui n'est pas un petit risque, cependant ils avaient malgré cela conclu à la nécessité de mettre en oeuvre une action contre la variole car leurs calculs montraient que le bénéfice allait être beaucoup plus grand que le risque. Effectivement, si nous n'avons pas de données précises sur l'ampleur du risque faute de statistiques, nous savons que l'espérance de vie a crû de dix ans entre 1800 et 1815 et que ce gain énorme d'espérance de vie, malgré les guerres napoléoniennes et toutes les perturbations de l'Europe liées à ces guerres, est le seul ayant été observé entre 1750 et 1850.

Le principe de précaution avait pour but de diminuer les risques et de rassurer l'opinion ; il faut voir si ces deux objectifs ont été atteints. En ce qui concerne les jugements, le Tribunal correctionnel d'Orléans en 2005 a relaxé quarante-neuf faucheurs volontaires de maïs transgénique parce que « cette dégradation volontaire répondait à l'état d'une nécessité résultant d'une situation de danger ». Le tribunal ne dit pas sur quoi est fondée cette situation de danger car aucun rapport scientifique sur les OGM, ni celui de l'Académie des sciences, ni celui de l'Académie nationale de médecine, ni ceux de l'Union européenne ne mettent en évidence un risque sanitaire. Sur le plan biologique, seule la composition du génome importe et non pas son origine (génome sauvage ou obtenu par mutation induite, sélection, hybridation ou introduction d'un gène étranger). Ce n'est donc qu'au cas par cas qu'on peut juger de la nocivité ou de l'innocuité d'un génome. Je voudrais aussi rappeler que cet OGM et beaucoup d'autres sont cultivés en Amérique du nord et du sud ainsi qu'en Asie et, sur les deux milliards d'habitants qui les consomment, on n'a détecté aucune altération de la santé qui leur soit imputable.

Rappelons aussi qu'un nombre élevé et croissant de médicaments sont fabriqués par introduction d'un gène étranger dans le génome de bactéries ou de plantes. Or, non seulement, ils n'ont pas causé d'effets délétères, mais ces produits, par exemple les hormones fabriquées à partir d'OGM sont reconnues comme étant beaucoup plus sûres que celles extraites de l'hypophyse humain et que les médecins qui utilisaient celles-ci ont été critiqués à cause de leur risque. Malgré cela, 80% des Français ont peur des OGM.

En ce qui concerne les antennes téléphoniques, il y a les jugements de la Cour d'appel de Versailles en février 2009, ainsi que des tribunaux de Carpentras et d'Angers. Comme on l'a dit à plusieurs reprises ce matin, les prises de position de ces magistrats ont été fondées sur les plaintes de personnes ressentant des troubles qui provoquaient des angoisses ; elles s'estimaient hypersensibles aux champs magnétiques. Or, les travaux scientifiques effectués sur plusieurs de ces personnes ont montré que cette hypersensibilité n'existait pas puisqu'elles ne distinguaient pas mieux que les autres lors d'expérimentation des expositions véritables des expositions simulées. Il existe un phénomène bien connu en médecine appelé nocebo, qui consiste à ressentir un effet nocif parce que l'on croît être exposé à une substance dangereuse, même si l'on n'y est pas exposé. Il y a au moins deux faits en cette faveur : des antennes non branchées ont provoqué des risques et des inquiétudes équivalentes à celles d'antennes branchées. En 1976 avait eu lieu une anecdote célèbre : un réacteur nucléaire était accusé de méfaits sanitaires alors qu'enquête faite, l'uranium n'avait pas encore été chargé dans le réacteur qui n'était qu'une coquille de béton vide... C'est ce que l'on appelle un effet nocebo, ressentir un effet nocif parce que l'on croît qu'il y a un risque. Il est parallèle à l'effet placebo, qui consiste à avoir sa santé améliorée du seul fait que l'on croit prendre un médicament ; vous savez que maintenant, dans tous les essais cliniques pour tester un médicament, on exige que les sujets témoins prennent un placebo, c'est-à-dire avec de la mie de pain, de façon à ce qu'ils croient être traités.

A propos des antennes téléphoniques, l'Académie nationale de médecine avait fait un communiqué sur ce problème à la suite du jugement de la Cour de Versailles mais celui-ci a eu très peu de retentissement. Ces exemples montrent que le principe de précaution, qui a donné d'énormes responsabilités aux magistrats, ne leur a fourni ni un cadre sous forme d'une loi, ni une formation spécifique qui leur donnerait une connaissance de ces problèmes.

La vaccination contre l'hépatite B est le plus grave problème médical posé par le principe de précaution. C'est une maladie très grave transmise par voie sexuelle généralement pendant l'adolescence. Quand un vaccin efficace a été fabriqué, le ministère de la Santé avait voulu faire faire cette vaccination dans les écoles pour que toute la population soit protégée. Cette mesure avait été mal acceptée car il y avait eu des rumeurs sur des collusions entre le ministère de la Santé et les fabricants du vaccin. Dans cette atmosphère ambiguë est née une autre rumeur, beaucoup plus grave, accusant la vaccination d'être à l'origine d'une maladie grave : la sclérose en plaques. Bien qu'il n'y en ait eu aucune preuve. En invoquant le principe de précaution, la décision d'arrêter la vaccination en milieu scolaire a été prise. M. Birraux parlait du parapluie ; j'ai eu là une occasion d'en vérifier l'existence ! Plusieurs personnes qui ont eu à prendre cette décision ont eu l'amabilité de vouloir en discuter avec moi, je me rappelle la réflexion de l'un d'eux : « Vous m'avez montré que la vaccination ne comporte pas de risque de sclérose en plaques, soit, mais mon problème à moi est de ne pas être envoyé devant les tribunaux... » Le principe de parapluie a joué. Le résultat est qu'en France, moins de 30 % des adolescents sont vaccinés contre 85 % en moyenne dans les autres pays de l'Union européenne. La conséquence pratique en sera un excès d'environ 500 décès par an. Cet exemple montre que le principe de précaution peut être nocif pour la santé s'il ne met pas en balance risques et avantages.

Les insecticides sont un autre exemple des méfaits du principe de précaution. Sur le plan physiologique, les insectes et les mammifères n'ont pas le même système physiologique ; aussi est-il normal qu'existent des produits dépourvu de toxicité pour les mammifères, et toxiques pour les insectes. Le DTT a été le premier insecticide efficace. Après avoir donné le Prix Nobel à son inventeur, on l'a accusé de tous les méfaits à la suite de travaux dont la validité était incertaine. Or, l'OMS l'a récemment réhabilité et conseille de nouveau son usage. La découverte du DTT est parallèle à celle des antibiotiques et de la pénicilline, fondée sur ce même principe que les bactéries et les mammifères n'ont pas la même physiologie, si bien que l'on trouve des substances toxiques pour les bactéries mais inoffensives pour les mammifères. Je rappellerai les bénéfices des insecticides, notamment l'éradication du paludisme de presque toutes les rives de la Méditerranée. Grâce à eux, des territoires comme la côte orientale de la Corse ou certaines portions du Languedoc, auparavant terres désolées, sont devenues territoires agricoles ou paradis touristiques.

Les peurs injustifiées des insecticides ont des conséquences, comme on l'a constaté à l'occasion de l'épidémie de Chikungunya sur l'île de la Réunion : pendant plusieurs mois, les autorités sanitaires voulaient utiliser les insecticides mais certaines autorités locales s'y opposaient car la population était contre. L'épidémie a pris une ampleur croissante jusqu'à ce qu'enfin, on se décide à utiliser les insecticides : en deux semaines, l'épidémie était terminée. Plusieurs centaines de cas de Chikungunya auraient pu être évités si les insecticides avaient été utilisés plus tôt. Je ne rappellerai que pour mémoire les décisions d'interdiction des insecticides Gaucho et Régent à cause d'effets putatifs défavorables sur la santé des abeilles ; on les a interdits mais la santé des abeilles n'a pas été améliorée. Il y a eu, en revanche, nuisance pour le prestige scientifique de la France, ainsi que j'ai eu l'occasion de le constater.

Pour l'encéphalite bovine spongiforme ou « maladie de la vache folle », encore sous la pression du principe de précaution, on a pris des mesures excessives et inappropriées. Tuer tous les animaux d'un troupeau quand un seul était malade a été fait au nom du principe de précaution en France, mais pas au Royaume-Uni, sans bénéfice apparent. L'interdiction des farines animales, mesure très discutable et très coûteuse (on parle d'un milliard d'euros par an), est plus nocive qu'utile : les farines animales, si elles étaient utilisées, comme l'a demandé un rapport conjoint de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine, pourraient diminuer les importations de soja qui, soit dit entre parenthèses, est fabriqué par OGM... Cette mesure a été refusée car l'opinion ne la comprendrait pas, m'a-t-on dit, c'est ainsi que des actions temporaires deviennent irréversibles. Aux États-Unis, un membre de la Cour suprême, Stephen Breyer, avait montré l'existence d'un cercle vicieux : sous l'effet de groupes de pression, quand les craintes de la population font prendre des mesures contre des risques hypothétiques, non seulement on ne rassure pas la population mais on l'inquiète car ces décisions renforcent la crédibilité du risque, accentuent les craintes, ce qui conduit la population à demander de nouvelles mesures ; c'est le cercle vicieux. Nous avons eu en France maintes occasions de le vérifier. L'opinion y est actuellement caractérisée par un pessimisme, une peur du futur et de la science. En 1929, Freud avait écrit un livre intitulé « Malaise dans la civilisation » où il montrait comment, quand on est pessimiste, on a peur du futur et que quand on a peur du futur, les craintes se cristallisent sur la science et les technologies, qui sont l'élément le plus ostensible de la société contemporaine, ce qui induit un rejet de la science et de la technologie. La thèse de Freud rejoint les constatations de Breyer et soulignent comment quand on ne comprend pas les mécanismes psychologiques on peut, en voulant réduire les inquiétudes, les accroître.

Le principe de précaution n'a pas rassuré, comme le montrent les sondages, il a, au contraire, accentué les peurs, il a donné le primat aux émotions sur la rationalité. Il n'a engendré aucune mesure autre que celles qu'on aurait pu prendre dans le cadre de la prudence classique. Enfin, il a eu des conséquences budgétaires qu'il faudrait demander à la Cour des comptes d'étudier. De plus, et c'est le problème principal, la peur de risques hypothétiques a éclipsé celle des risques réels - on peut en citer énormément d'exemples, en particulier dans le domaine de l'alimentation. Alors que la population augmente plus rapidement que la production vivrière, on oublie ce problème pour considérer les dangers des insecticides ou ceux des OGM au lieu de faire des efforts pour augmenter la production. En conclusion, le principe de précaution a renforcé les craintes devant la technologie comme le montrent les sondages, il a accentué les réticences envers la science et a fait ombrage à la rationalité. Merci beaucoup.

M. Claude BIRRAUX

Merci, Professeur Tubiana.

Sans perdre plus de temps, je donne la parole à M. Olivier Godard, directeur de recherche au CNRS.

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