B. UNE PROPORTION IMPORTANTE DE PERSONNES POUR LESQUELLES LA PEINE N'A PAS DE SENS

Selon des estimations reprises par les pouvoirs publics, il y aurait près de 25 % de personnes atteintes de troubles mentaux en prison . En outre, d'après les personnes intervenant dans les établissements pénitentiaires, cette proportion aurait beaucoup augmenté dans la période récente. Ces deux affirmations appellent pour le moins des nuances.

Que doit-on d'abord entendre par troubles mentaux ? Les chiffres avancés englobent parfois des pathologies de gravité variable allant du syndrome dépressif lié au choc carcéral à la schizophrénie.

En outre, les statistiques apparaissent lacunaires et leurs bases méthodologiques parfois critiquables.

Le défaut de données sur la moyenne durée interdit en particulier de prendre la mesure des évolutions qui, le cas échéant, se seraient produites.

Ces insuffisances ont laissé le champ libre à des approximations ou des affirmations parfois péremptoires et excessives. Sur la base des rares statistiques disponibles interprétées à la lumière des observations et des témoignages de ses interlocuteurs, votre groupe de travail s'est donc efforcé de réunir les éléments d'appréciation les moins contestables, quitte à mettre en cause certaines idées reçues.

1. Une surreprésentation des personnes atteintes de troubles mentaux en prison

Trois recherches récentes ont permis de mieux évaluer le taux de détenus souffrant de troubles mentaux.

Après la mise en place des services médico-psychologiques régionaux (SMPR), une première enquête a été réalisée en 2001 par la direction de la recherche des études de l'évaluation et des statistiques (Drees) sur la santé mentale des détenus concernant, d'une part, l'ensemble des entrants pour un mois donné (juin 2001) dans les établissements dotés d'un SMPR, d'autre part, l'ensemble des patients suivis par les SMPR au cours de ce même mois 35 ( * ) . L'entretien d'accueil a permis de recueillir les résultats suivants :

- au moins un trouble psychiatrique de gravité plus ou moins importante a été repéré chez 55 % des entrants ;

- un entrant sur cinq a déjà été suivi dans un secteur de psychiatrie ;

- un suivi psychiatrique est préconisé pour la moitié des entrants ;

- les troubles psychotiques concerneraient 8 % des patients suivis.

En 2003, une seconde étude de la Drees 36 ( * ) , fondée sur l'exploitation des rapports d'activité des SMPR, met en évidence un taux de recours des détenus aux soins psychiatriques de 271 pour 1 000, soit un taux dix fois supérieur à celui observé en population générale auprès des seuls secteurs de psychiatrie générale (25 pour 1 000 en 2000 pour les personnes âgées de vingt ans et plus). Comme l'a observé Annie Kensey, chef du bureau des études et de la prospective à la direction de l'administration pénitentiaire, cette forte différence doit s'expliquer en partie par des facteurs tendant à l'incarcération elle-même : l'isolement affectif, la promiscuité peuvent en effet provoquer une demande de soins. En outre, la disponibilité des soins influe aussi sur cette demande. Ainsi, le taux de recours aux soins au sein d'un établissement doté d'un SMPR s'élève à 430 pour 1 000 contre 144 pour 1 000 dans ceux qui en sont dépourvus.

Les résultats à ce jour les plus complets ont été établis par l'enquête épidémiologique sur la santé mentale des personnes détenues en prison conduite entre 2003 et 2004 à la demande du ministère de la justice et du ministère chargé de la santé 37 ( * ) sur un échantillon de mille personnes détenues tirées au sort en tenant compte des différents types d'établissements. Cette enquête, publiée en 2006, a permis de dresser les constats suivants :

- 35 % à 42 % des détenus sont considérés comme manifestement malades, gravement malades ou parmi les patients les plus malades (selon l'échelle d'évaluation de la gravité de l'état de la personne - CGI) ;

- 42 % des hommes et la moitié des femmes détenus en métropole présentent des antécédents personnels et familiaux d'une gravité manifeste ;

- 38 % des détenus incarcérés depuis moins de six mois présentent une dépendance aux substances illicites (trois quarts dans les DOM) et 30 % une dépendance à l'alcool ;

- enfin, un entretien sur cinq (22 %) a débouché sur une procédure de signalement auprès de l'équipe soignante de l'établissement, en accord avec la personne détenue sauf en cas d'urgence.

L'étude a permis de préciser les différentes pathologies en rappelant cependant, d'une part, la marge d'incertitude avec laquelle le diagnostic a été établi, d'autre part, les différents degrés de gravité des troubles constatés.

Prévalence et intervalle de confiance des troubles psychiatriques actuels
selon le consensus du binôme d'enquêteurs, après prise en compte de l'effet établissement
(Enquête transversale-hommes hors DOM)

Enquête transversale

N° 799

Troubles thymiques

Syndrome dépressif

39,2 % [29,8 % - 48,5 %]

Dépression endogène - Mélancolie

7 % [3,2 % - 10,9 %]

Etat dépressif chronique

8 % [4,7 % - 11,3 %]

Manie / hypomanie

7,3 % [4,4 % - 10,1 %]

Symptômes psychotiques contemporains des épisodes thymiques

2 % [1,1 % - 2,9 %]

Troubles anxieux

Attaques de panique / névrose d'angoisse

7,9% [5 % - 10,8 %]

Agoraphobie

16,6 % [11,3 % - 22 %]

Phobie sociale

15,4 % [9,5 % - 21,2 %]

Névrose obsessionnelle

8,8 % [5 % - 12,5 %]

Névrose traumatique

21,5 % [11,3 % - 31,8 %]

Anxiété généralisée

31,2 % [23,6 % - 38,7 %]

Dépendance aux substances

Abus / dépendance à l'alcool

18,4 % [12 % - 24,8 %]

Abus / dépendance aux substances

26,5 % [19 % - 34,1 %]

Troubles psychotiques

Troubles psychotiques (total)

23,9 % [13,2 % - 34,6 %]

Schizophrénie

8 % [4,1 % - 11,9 %]

Bouffée délirante aigüe

0,1 % [0 % - 3,8 %]

Schizophrénie dysthymique

2,6 % [0,7 % - 4,5 %]

Psychose chronique non schizophrénique (paranoïa...)

8 % [4 % - 12 %]

Prévalence des principaux diagnostics psychiatriques
en fonction de l'échelle de gravité CGI

Catégorisation sur l'échelle de gravité CGI

Manifestement malade

Gravement malade

Parmi les patients les plus malades

Syndrome dépressif

39,3 %

22,8 %

8,5 %

Manie/hypomanie

7,3 %

4,5 %

1,8 %

Attaques de panique/névrose d'angoisse

7,9 %

4,8 %

2,1 %

Agoraphobie

16,6 %

9,8 %

4 %

Névrose traumatique

21,6 %

13,9 %

5,4 %

Anxiété généralisée

31,1 %

16,2 %

5,8 %

Abus/dépendance à l'alcool (si 6 mois d'incarcération)

18,5 %

9,5 %

3,8 %

Abus/dépendance aux substances (si 6 mois d'incarcération)

26,7 %

12,6 %

4,8 %

Schizophrénie

8 %

6,7 %

3,8 %

Psychose chronique non schizophrénique (paranoïa...)

8 %

5,4 %

1,6 %

L'importance des intervalles de confiance dans les diagnostics établis ainsi que les nuances introduites par l'évaluation de la gravité des troubles conduisent à pondérer les enseignements de cette étude. Une double observation peut cependant être formulée :

- si une part importante de la population pénale présente une vulnérabilité justifiant des soins et un suivi psychiatrique, une minorité seulement souffre des troubles mentaux les plus graves. En effet, les syndromes dépressifs provoqués par le choc carcéral, l'anxiété liée aux conditions de détention ou encore les différentes addictions repérées au début de l'incarcération peuvent s'atténuer ou disparaître à la condition qu'une attention particulière leur soit apportée. Ils ne sauraient être confondus avec les états plus durables et plus handicapants pour les personnes ;

- ensuite, bien que l'intervalle de confiance pour les troubles psychotiques oscille dans une proportion importante, leur prévalence apparaît plus élevée que dans la population générale . Tel est le cas, en particulier, de la schizophrénie -le taux de prévalence de ce trouble en France, bien qu'il n'ait jamais été étudié avec une méthodologie comparable à celle de l'étude de 2004, étant de l'ordre de 1 %.

Comme l'a observé le professeur Jean-Louis Senon lors de son audition, la forte prévalence des troubles psychiatriques est un problème commun à tous les pays industrialisés. Ainsi une étude internationale 38 ( * ) relève quatre à dix fois plus de pathologies psychiatriques dans les établissements pénitentiaires que dans la population générale même si les taux de prévalence - chez les hommes incarcérés (3,7 % de psychoses chroniques, 10 % de troubles dépressifs caractérisés) - apparaissent inférieurs à ceux constatés par l'étude épidémiologique française de 2006 39 ( * ) .

A la lumière des travaux de 2004 et des constats plus empiriques livrés par les responsables des SMPR entendus par les rapporteurs, la proportion des personnes atteintes des troubles mentaux les plus graves - schizophrénie ou autres formes de psychose - pour lesquelles la peine n'a guère de sens, pourrait être estimé à 10 % de la population pénale .

* 35 Drees, Etudes et Résultats, n°181, juillet 2002.

* 36 Drees, Etudes et résultats, n° 181, juillet 2002.

* 37 Etude conduite sous la direction scientifique de Bruno Falissard avec Frédéric Rouillon, Anne Duburcq, Francis Fagnani.

* 38 Etude dirigée par Senna Fazel et John Danesh, Lancet, 2002.

* 39 Selon les conclusions de l'étude, ces différences peuvent trouver au moins deux interprétations liées d'une part aux particularités de la population carcérale française et, d'autre part, plus probablement, aux conséquences de la méthode d'évaluation utilisée. « On constate d'ailleurs relèvent les auteurs - qu'en limitant les diagnostics aux formes présentant une certaine gravité (...) les prévalences se rapprochent des valeurs trouvées dans la littérature internationale. Ce point est essentiel dans l'interprétation des résultats de la présente étude. Il ne faut pas voir la prévalence d'un trouble mental comme une valeur numérique inamovible (...).En effet, en milieu carcéral, la notion épidémiologique de trouble mental doit être relativisée. Les résultats observés montrent qu'un pourcentage élevé de détenus est en état de souffrance psychique. Dans un contexte d'emprisonnement (privation de liberté, de l'environnement familial, de sexualité, etc.), cette souffrance psychique ne relève cependant pas nécessairement d'un état pathologique. Ce résultat est évident pour les troubles anxio-dépressifs, mais, plus curieusement, il s'applique aussi aux troubles psychotiques. En effet, la perte de contact avec la réalité est un élément central de tout trouble psychotique. Or la vie carcérale est un facteur de risque majeur de déréalisation. Pour prendre en compte cette difficulté, la méthode d'évaluation diagnostique utilisée dans l'étude a éclaté le cadre nosographique des troubles psychotiques en de nombreuses entités (...). Les cliniciens ont ainsi pu limiter le recours à la catégorie « schizophrénie » pour les patients les plus caractéristiques ; les autres catégories, en particulier les « types de psychose non précisée » font référence généralement à des modalités de fonctionnement mental d'allure psychotique, mais pas nécessairement à un trouble mental cliniquement avéré. »

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