C. DES CAUSES MULTIPLES ET DÉBATTUES

La réflexion sur la présence d'une forte proportion de personnes atteintes de troubles mentaux est ancienne. Déjà, Emmanuel Régis, dans son Précis de psychiatrie (1909), s'interrogeant sur l'incarcération d'aliénés criminels qui, en vertu de l'article 64 du code pénal, auraient dû être reconnus irresponsables, évoquait parmi les causes de cette méconnaissance « une trop grande précocité du jugement par le tribunal des flagrants délits ; (...) le défaut d'expertise (...) ; le rejet des conclusions de l'expert (...) ; le refus d'ordonner une expertise (...) ; les erreurs d'expert ». Certaines de ces raisons ont conservé toute leur actualité. D'autres sont apparues. Il importe de mesurer l'influence de chacune d'entre elles dans un possible accroissement de la population pénale atteinte de troubles mentaux.

1. La réévaluation nécessaire des effets de l'article 122-1 du code pénal

Le rôle joué par l'évolution du cadre juridique - la substitution de la rédaction de l'article 122-1 du code pénal à celle de l'ancien article 64 - n'a peut-être pas toujours été apprécié à sa juste mesure. Ainsi, la réduction du nombre de décisions d'irresponsabilité pénale ne semble pas liée à la distinction introduite par les deux alinéas de cet article entre abolition du discernement et simple altération. En revanche, l'altération du discernement qui aurait dû, en principe, jouer comme un motif d'atténuation de la peine a, au contraire, généralement constitué une circonstance aggravante allongeant la durée d'emprisonnement de personnes atteintes de troubles mentaux.

a) La portée relative de la réduction des décisions d'irresponsabilité pénale

Spontanément, les magistrats interrogés par le groupe de travail inclinent à penser que l'irresponsabilité pénale fondée sur le trouble mental, à quelque stade qu'elle soit reconnue (classement sans suite, ordonnance de non-lieu, relaxe, acquittement), a beaucoup diminué au cours des années suivant la réforme du code pénal et l'introduction de l'article 122-1.

Les éléments statistiques les plus complets concernent les ordonnances de non-lieu 42 ( * ) .

Il est vrai, comme le montre le tableau reproduit ci-dessous, que le nombre de non-lieux fondés sur le trouble mental s'est contracté entre 1989 et 2006, passant de 611 à 196. Toutefois, cette évolution doit être relativisée au regard du nombre total, d'une part, des mises en examen, d'autre part, des non-lieux :

- le non-lieu est décidé par le juge d'instruction à la suite d'une mise en examen . Or le nombre des mises en examen s'est beaucoup réduit en raison de la préférence donnée depuis deux décennies aux procédures rapides de jugement. Ainsi, rapportée à l'ensemble des personnes mises en examen, la part des non-lieux pour cause de trouble mental est passée entre 1989 et 2006 de 0,8 % à 0,4 % ;

- le non-lieu peut être motivé par d'autres raisons que l'abolition du discernement - le nombre des non-lieux motivés par l'article 64 puis l'article 122-1 restant marqué par une certaine stabilité (autour de 5 %).

Inculpés/
mis en examen

Ordonnance de non-lieu

Art. 64 puis Art. 122-1

Autres non-lieu

% 122-1/mis en examen

% 122-1/
non-lieu

1989

76 485

7 950

611

7 339

0,8 %

7,7 %

1990

73 649

8 186

424

7 762

0,6 %

5,5 %

1991

72 412

8 207

372

7 835

0,5 %

4,5 %

1992

68 481

7 728

493

7 235

0,7 %

6,4 %

1993

60 067

7 112

370

6 745

0,6 %

5,2 %

1994

68 353

8 458

350

8 108

0,5 %

4,1 %

1995

63 942

7 801

295

7 506

0,5 %

3,8 %

1996

71 143

9 220

309

8 911

0,4 %

3,4 %

1997

68 593

9 736

190

9 546

0,3 %

2,0 %

1998

65 860

9 377

211

9 166

0,3 %

2,3 %

1999

63 129

9 423

286

9 137

0,5 %

3,0 %

2000

57 826

7 698

287

7 411

0,5 %

3,7 %

2001

51 420

6 483

299

6 184

0,6 %

4,6 %

2002

47 655

5 282

285

4 997

0,6 %

5,4 %

2003

47 370

3 902

233

3 669

0,5 %

6,0 %

2004

50 076

3 850

203

3 647

0,4 %

5,3 %

2005

51 411

9 940

212

3 728

0,4 %

5,4 %

2006

49 167

3 940

196

3 744

0,4 %

5,0 %

Source : Annuaire statistique de la justice, la documentation française,
Ministère de la justice

b) L'aggravation de la peine en raison de l'altération du discernement

Le deuxième alinéa de l'article 122-1 du code pénal ne prévoit pas expressément que l'altération du discernement constitue une cause légale de diminution de la peine 43 ( * ) . Il rappelle seulement que la juridiction tient compte de cette circonstance pour prononcer la peine et en déterminer le régime.

Comme l'a observé le professeur Jean Pradel lors de son audition, cette rédaction interdit au président de la cour d'assises de poser une question spécifique sur l'application de ces dispositions.

Jean-Pierre Getti, président de chambre de la cour d'appel de Versailles, ancien président de cour d'assises de Paris, a indiqué au groupe de travail que la détection d'un trouble mental chez l'accusé suscitait le plus souvent l'inquiétude du jury. Celui-ci, convaincu que l'emprisonnement ne permettra pas l'amendement du condamné, est paradoxalement tenté d'en allonger les effets pour retarder une éventuelle récidive. Cette position est encore renforcée par le sentiment, également partagé par les magistrats, que la prison est le lieu le plus sûr pour se prémunir de la dangerosité des personnes atteintes de troubles mentaux.

Comme le relevait le rapport de la commission Santé-Justice en 2005, « ce n'est pas le moindre des paradoxes que de constater que les individus dont le discernement a été diminué puissent être plus sévèrement sanctionnés que ceux dont on considère qu'ils étaient pleinement conscients de la portée de leurs actes » 44 ( * ) .

* 42 Les statistiques du classement sans suite comportent une rubrique « irresponsabilité de l'auteur » sans distinguer les motifs de cette irresponsabilité (trouble mental, légitime défense, contrainte, etc.) et une rubrique « état mental déficient » qui n'implique pas cependant qu'un réexamen psychiatrique ait été diligenté. Par ailleurs, il n'existe pas de séries statistiques pour les relaxes. Quant aux arrêts des cours d'assises, ils ne sont pas, jusqu'à maintenant, motivés et se fondent uniquement sur le verdict rendu qui lui-même n'est constitué que par les réponses affirmatives ou négatives aux questions posées.

* 43 Ce qui a conduit la Cour de cassation à considérer que les dispositions du second alinéa de l'article 122-1 « ne prévoient pas une cause légale de diminution de la peine » : Cass. Crim., 5 septembre 1995 ; 1 er octobre 1997 ; 28 janvier 1998 ; 31 mars 1999 ; 20 octobre 1999.

* 44 Rapport précité, page 49.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page