4. Les incompatibilités parlementaires : une prévention radicale des conflits d'intérêts

Le régime des incompatibilités parlementaires constitue le volet le plus strict et efficace des règles visant les parlementaires et s'apparentant à la prévention des conflits d'intérêts. En établissant des interdictions d'exercer certaines activités ou d'occuper certaines fonctions, les incompatibilités rendent impossible tout conflit d'intérêts dans de nombreux domaines . Elles garantissent ainsi l'indépendance du parlementaire à l'égard des intérêts privés et constituent donc des mesures particulièrement efficaces de protection de l'intérêt général qui doit guider la délibération parlementaire.

Cette protection est d'autant plus efficace que la sanction des incompatibilités est lourde : tout parlementaire se trouvant en situation d'incompatibilité et n'ayant pas renoncé aux fonctions incompatibles avec son mandat dans un délai de trente jours est déclaré démissionnaire d'office par le Conseil constitutionnel.

Dans son Traité de droit politique, électoral et parlementaire , Eugène Pierre expliquait, aux débuts de la III ème République :

« L'incompatibilité s'appuie sur le principe de la séparation des pouvoirs ; elle a pour but de garantir à l'électeur l'indépendance de l'élu ; l'inéligibilité relative a pour but de protéger l'électeur contre les tentatives de corruption du candidat. »

Ainsi, certaines incompatibilités sont anciennes dans l'histoire de la République, liées à l'histoire même du parlementarisme français, par exemple l'interdiction de cumul avec une fonction publique non-élective, apparue dès les débuts de la Révolution 23 ( * ) . L'interdiction de plaider contre l'État pour un avocat détenant un mandat parlementaire remonte quant à elle à l'entre-deux-guerres, lorsque de très nombreux parlementaires exerçaient la profession d'avocat et que certains d'entre eux furent mis en cause dans des scandales.

D'autres incompatibilités sont d'origine plus récente, ayant parfois été instituées en réponse à un scandale ou un fait d'actualité. Ainsi, le scandale dit de la Garantie foncière, en 1971, a conduit à une importante réforme des incompatibilités. Société civile de placement immobilier (SCPI 24 ( * ) ) qui sollicitait l'épargne publique par voie de publicité dans la presse et dans laquelle était associé le député de Paris André Rives-Henrys, également homme d'affaires, la Garantie foncière se révéla être une escroquerie pour ses actionnaires, attirés par des taux de rentabilité artificiellement élevés. Ce scandale a conduit à l'adoption de la loi organique n° 72-64 du 24 janvier 1972 modifiant la législation relative aux incompatibilités parlementaires, à l'origine entre autres des dispositions qui constituent l'actuel 4° de l'article L.O. 146 du code électoral, rendant incompatibles avec le mandat parlementaire les fonctions de direction dans « les sociétés ou entreprises à but lucratif dont l'objet est l'achat ou la vente de terrains destinés à des constructions, quelle que soit leur nature, ou qui exercent une activité de promotion immobilière ou, à titre habituel, de construction d'immeubles en vue de leur vente ». Ce texte a surtout institué l'obligation pour tout parlementaire de déclarer au bureau de l'assemblée à laquelle il appartient toute activité professionnelle antérieure à son mandat qu'il envisage de conserver et toute activité professionnelle nouvelle qu'il envisage d'exercer au cours de son mandat, afin que le bureau puisse apprécier la compatibilité de ces activités avec le mandat parlementaire, le Conseil constitutionnel devant être saisi en cas de doute.

a) Les incompatibilités avec des fonctions publiques : des règles liées à l'impératif de séparation des pouvoirs

La plupart des incompatibilités ont été édictées par le législateur français pour préserver l'indépendance du Parlement face aux autres pouvoirs.

Aussi le code électoral pose-t-il une incompatibilité entre le mandat parlementaire et une fonction publique non-élective 25 ( * ) (article L.O. 142) en vue d'assurer l'indépendance du parlementaire à l'égard notamment du gouvernement, autorité hiérarchique des agents de l'État 26 ( * ) . Les agents de la fonction publique territoriale ou hospitalière sont également concernés. Le code vise aussi explicitement la fonction de magistrat 27 ( * ) (article L.O. 140), en miroir de la loi organique portant statut de la magistrature, au titre de la séparation des pouvoirs.

Outre la préservation de l'indépendance des membres du Parlement à l'égard de l'exécutif, ces dispositions évitent nécessairement tout conflit d'intérêts entre l'intérêt national recherché par les parlementaires et les intérêts propres des administrations et de leurs dirigeants.

Il existe également une incompatibilité relative avec l'état militaire, prévue aux articles 10 et 11 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des Assemblées parlementaires : en temps de paix, les parlementaires ne peuvent accomplir aucun service militaire sans leur consentement (dans ce cas, ils ne participent pas aux délibérations de leur Assemblée et sont tenus de déléguer leur vote), alors qu'en temps de guerre, ils demeurent en fonction mais peuvent demander à remplir des obligations militaires, y compris dans des zones de combat, sans devoir démissionner.

Par ailleurs, le mandat parlementaire est incompatible avec l'exercice de fonctions attribuées et rémunérées par un État étranger ou une organisation internationale (article L.O. 143 du code électoral). Chargé de l'intérêt national, un parlementaire ne peut dépendre en aucun cas d'intérêts étrangers : le conflit d'intérêts serait manifeste.

b) Les incompatibilités avec des activités économiques, au coeur de la prévention des conflits entre intérêt général et intérêts privés

L'effet préventif en matière de conflits d'intérêts de la législation sur les incompatibilités est encore plus net en ce qui concerne les fonctions de direction 28 ( * ) ou de conseil dans les entreprises nationales et établissements publics nationaux 29 ( * ) (article L.O. 145) : tout en assurant l'indépendance des parlementaires à l'égard de l'exécutif, qui exerce la tutelle sur ces organismes, cette incompatibilité permet d'éviter toute confusion avec l'intérêt particulier de ces structures , certes publiques, mais qui ont des intérêts autonomes qui peuvent tout à fait être distincts de l'intérêt général.

Il en est de même pour les fonctions de direction 30 ( * ) , y compris de fait, dans des entreprises ou sociétés 31 ( * ) qui ont un lien de dépendance financière avec l'État ou une personne publique 32 ( * ) , font appel public à l'épargne ou exercent une activité de promotion immobilière, ainsi que dans les sociétés dont plus de la moitié du capital est constituée par des participations des sociétés ou entreprises précédentes (article L.O. 146).

Il est ajouté que ne peuvent être acceptées en cours de mandat des fonctions de membre du conseil d'administration ou de surveillance dans ces mêmes sociétés (article L.O. 147), ce qui signifie a contrario qu'elles peuvent être conservées si elles sont détenues avant le début du mandat.

Ces incompatibilités visent un grand nombre de sociétés 33 ( * ) et préviennent de façon radicale tout conflit d'intérêts entre l'intérêt général et des intérêts privés , dès lors que le parlementaire ne peut avoir aucun intérêt personnel dans la direction des sociétés concernées.

Sociétés et entreprises visées par les incompatibilités prévues
aux articles L.O. 146 et L.O. 147 du code électoral

« 1° les sociétés, entreprises ou établissements jouissant, sous forme de garanties d'intérêts, de subventions ou, sous forme équivalente, d'avantages assurés par l'État ou par une collectivité publique sauf dans le cas où ces avantages découlent de l'application automatique d'une législation générale ou d'une réglementation générale ;

« 2° les sociétés ayant exclusivement un objet financier et faisant publiquement appel à l'épargne, ainsi que les sociétés civiles autorisées à faire publiquement appel à l'épargne et les organes de direction, d'administration ou de gestion de ces sociétés ;

« 3° les sociétés ou entreprises dont l'activité consiste principalement dans l'exécution de travaux, la prestation de fournitures ou de services pour le compte ou sous le contrôle de l'État, d'une collectivité ou d'un établissement public ou d'une entreprise nationale ou d'un État étranger ;

« 4 ° les sociétés ou entreprises à but lucratif dont l'objet est l'achat ou la vente de terrains destinés à des constructions, quelle que soit leur nature, ou qui exercent une activité de promotion immobilière ou, à titre habituel, de construction d'immeubles en vue de leur vente ;

« 5° les sociétés dont plus de la moitié du capital est constituée par des participations de sociétés, entreprises ou établissements visés aux 1°, 2°, 3° et 4° ci-dessus. »

Les activités d'avocat et de conseil sont également visées par des incompatibilités, qui permettent d'éviter tout conflit d'intérêts entre l'intérêt général et les intérêts des clients de ces activités.

Il est interdit de commencer à exercer une activité de conseil que l'on n'exerçait pas avant le début de son mandat, sauf s'il s'agit d'une profession libérale soumise à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé (article L.O. 146-1). Visant en principe les experts-comptables aussi bien que les notaires, par exemple, l'exception concerne quasi-exclusivement, en pratique, la profession d'avocat , du fait des modalités d'accès à la profession pour les parlementaires : sont effectivement dispensés de la formation théorique et pratique et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat « les fonctionnaires et anciens fonctionnaires de catégorie A, ou les personnes assimilées aux fonctionnaires de cette catégorie, ayant exercé en cette qualité des activités juridiques pendant huit ans au moins, dans une administration ou un service public » 34 ( * ) .

Cette facilité d'accès, qui n'existe pas dans les autres professions relevant de l'exception, a suscité récemment d'importantes controverses , plusieurs députés en fonctions ayant fait le choix de devenir avocat en prêtant serment devant le barreau de Paris et d'exercer parallèlement à leur mandat cette nouvelle profession. Ils ont ainsi pu être accusés de « monnayer leur carnet d'adresses » au profit des clients privés des cabinets qui les accueillaient.

Pour autant, en dépit de ces polémiques, le bâtonnier Wickers, président du Conseil national des barreaux, a estimé qu'il serait discutable d'interdire l'exercice de la profession d'avocat par un parlementaire en exercice ou d'empêcher un parlementaire en exercice de devenir avocat. Lors de son audition par vos co-rapporteurs, il a ajouté que l'interdiction particulièrement large de plaider contre l'État ou pour certaines catégories de sociétés, notamment celles liées à l'État ou exerçant dans le domaine immobilier, permettait d'éviter tout conflit d'intérêts pour un parlementaire exerçant la profession d'avocat.

Retenant une interprétation particulièrement extensive du code, il a d'ailleurs considéré que cette interdiction s'étendait à l'ensemble du cabinet d'avocats au sein duquel exerce le parlementaire.

En effet, lorsqu'un avocat détient un mandat parlementaire, il est soumis à d'importantes interdictions (article L.O. 149 du code électoral). Il ne peut accomplir dans certains dossiers les actes de la profession, ni directement ni par l'intermédiaire d'un associé, collaborateur ou secrétaire, ce qui ne paraît pas devoir signifier que les associés ou collaborateurs sont soumis aux mêmes interdictions dans leurs propres dossiers. Il ne peut plaider en cas de poursuites contre des crimes ou délits contre l'État ou en matière de presse ou d'atteinte au crédit ou à l'épargne. De même, il ne peut plaider pour les entreprises nationales et établissements publics nationaux (organismes visés à l'article L.O. 145) ni pour les entreprises et sociétés qui ont un lien de dépendance financière avec l'État, font appel public à l'épargne ou exercent une activité de promotion immobilière (sociétés visées à l'article L.O. 146 du code, au sein desquelles un parlementaire ne peut exercer de fonctions de direction ou accepter de fonctions d'administration ou de surveillance), sauf s'il était déjà leur avocat avant le début de son mandat. Enfin, il ne peut plaider contre l'État ou toute autre personne publique.

Toute violation de ces interdictions est sanctionnée par la démission d'office, prononcée par le Conseil constitutionnel sur requête du Bureau de l'Assemblée concernée ou du garde des Sceaux.

Ces interdictions de plaider permettent au parlementaire avocat, qui participe à la représentation de l'intérêt général dans le cadre de son mandat, de ne pas avoir, au titre de sa profession, à s'opposer à l'intérêt public, au nom d'intérêts privés. Il s'agit là encore d'une protection pour les parlementaires.

Article L.O. 149 du code électoral

Il est interdit à tout avocat inscrit à un barreau, lorsqu'il est investi d'un mandat de député, d'accomplir directement ou indirectement par l'intermédiaire d'un associé, d'un collaborateur ou d'un secrétaire, sauf devant la Haute Cour de justice et la cour de justice de la République, aucun acte de sa profession dans les affaires à l'occasion desquelles des poursuites pénales sont engagées devant les juridictions répressives pour crimes ou délits contre la nation, l'État et la paix publique ou en matière de presse ou d'atteinte au crédit ou à l'épargne ; il lui est interdit, dans les mêmes conditions, de plaider ou de consulter pour le compte de l'une de ces sociétés, entreprises ou établissements visés aux articles L.O. 145 et L.O. 146 dont il n'était pas habituellement le conseil avant son élection, ou contre l'État, les sociétés nationales, les collectivités ou établissements publics, à l'exception des affaires visées par la loi n° 57-1424 du 31 décembre 1957 attribuant aux tribunaux judiciaires compétence pour statuer sur les actions en responsabilité des dommages causés par tout véhicule et dirigées contre une personne morale de droit public.

Les débats actuels sur les conflits d'intérêts portent avant tout sur la suspicion de conflit entre l'intérêt général et des intérêts privés économiques, c'est-à-dire l'influence des intérêts économiques sur la décision publique et, singulièrement, parlementaire. Le régime rigoureux des incompatibilités avec de nombreuses activités économiques ou professionnelles privées est pourtant de nature à prévenir efficacement un grand nombre de conflits d'intérêts potentiels, même s'il n'est pas à même de supprimer tout risque de conflit d'intérêts.


* 23 Cette incompatibilité connut des éclipses au cours du XIX ème siècle.

* 24 Cette SCPI était la deuxième de France tant pour son capital que pour le nombre de ses clients.

* 25 Selon la décision n° 2007-23 I du 14 février 2008, la présidence d'un groupement d'intérêt public qui résulte d'une nomination par arrêté ministériel en tant que représentant de l'État doit être regardée comme une fonction publique non élective, par conséquent incompatible.

* 26 A l'exception des professeurs d'université et, en Alsace-Moselle, des ministres des cultes. Selon la décision n° 2008-24/25/26 I du 14 février 2008, la fonction de professeur associé n'est pas assimilable à celle de professeur d'université, de sorte qu'elle est incompatible.

* 27 Selon la décision n° 96-16 I du 19 décembre 1996, les fonctions de juge au tribunal de commerce sont compatibles car elles ne relèvent pas du statut de la magistrature et sont électives, de sorte qu'il s'agit d'une fonction publique élective.

* 28 Cette incompatibilité ne s'applique pas aux parlementaires désignés dans de telles fonctions ès qualité ou du fait d'un mandat électif local.

* 29 Cette incompatibilité vise par exemple la présidence des chambres consulaires ou de leurs groupements, qui ont le statut d'établissement public national, certes avec une forme particulière de direction (décisions n° 95-12 I du 14 septembre 1995 et n° 96-16 I du 19 décembre 1996), mais ne concerne donc pas les établissements publics locaux, sous la tutelle des collectivités territoriales (décision n° 66-1 I du 8 juillet 1966).

* 30 Sont énumérées les fonctions de chef d'entreprise, gérant, président de conseil d'administration, président ou membre de directoire, président de conseil de surveillance, administrateur délégué, directeur général, directeur général adjoint, gérant.

* 31 Le fait d'être propriétaire de tout ou partie du capital de ces sociétés n'impliquant de façon nécessaire pas une fonction de direction de fait, il n'y a pas incompatibilité (décision n° 77-5 I du 18 octobre 1977).

* 32 Dans ses décisions n° 2006-20/21 I du 20 juillet 2006 et n° 2006-22 I du 26 octobre 2006, le Conseil constitutionnel a estimé qu'une association qui fournit des prestations aux collectivités territoriales, bien que n'ayant pas de but lucratif, était assimilable à une entreprise dont l'activité consiste principalement en la prestation de fournitures pour le compte d'une personne publique (cas prévu au 3° de l'article L.O. 146). Le statut associatif ne fait pas obstacle à l'application du régime des incompatibilités (décision n° 88-7 I du 6 décembre 1988).

* 33 A titre d'exception, l'article L.O. 148 du code électoral permet aux parlementaires, au titre d'un mandat électif local, de siéger dans des organismes d'intérêt régional ou local qui n'ont pas pour objet de réaliser des bénéfices. Il leur permet également, même sans mandat local, de siéger dans les conseils de sociétés d'économie mixte d'équipement régional ou local ou de sociétés ayant un objet exclusivement social. Dans les deux cas, les fonctions exercées ne doivent pas être rémunérées.

* 34 Article 98 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d'avocat.

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