II. DES MÉCANISMES DE GESTION DES CONFLITS D'INTÉRÊTS EFFICACES, TRANSPARENTS ET PRAGMATIQUES

Plus encore que sur des règles juridiques, la prévention effective des conflits d'intérêts au sein du Parlement doit reposer sur la promotion d'une probité individuelle allant au-delà du droit.

Tirant les conséquences de ce constat, vos co-rapporteurs ont formulé deux séries de propositions :

- d'une part, ils ont estimé que les dispositions prévues par le droit en vigueur et qui ont pour effet, directement ou indirectement, de lutter contre les conflits d'intérêts, devaient être étendues et renforcées . Ils préconisent ainsi de durcir certaines des prohibitions applicables aux activités accessoires des parlementaires ou relatives à leurs relations avec des intérêts extérieurs au Parlement. Ceci impliquera une extension des incompatibilités, mais aussi un encadrement plus étroit des liens que les membres des Assemblées peuvent entretenir avec des acteurs économiques privés ;

- d'autre part, ils ont jugé qu'une véritable « culture de la prévention des conflits d'intérêts », conduisant l'ensemble des parlementaires à adopter des comportements conformes à l'impératif de probité de la représentation nationale, devait être créée au sein des Assemblées. Ainsi, afin de dégager un équilibre la responsabilité individuelle des parlementaires -qui doit, selon vos co-rapporteurs, rester au coeur de l'exercice du mandat- et l'institution d'un système de contrôle efficace, des mécanismes favorisant la transparence des intérêts détenus par les membres des Assemblées devront être mis en place.

A. UNE DÉFINITION DES CONFLITS D'INTÉRÊTS ADAPTÉE AUX MISSIONS DES PARLEMENTAIRES

1. Une définition souple et pragmatique

Vos co-rapporteurs ont relevé l'existence de nombreuses définitions relatives aux conflits d'intérêts, émanant soit de pays ayant mis en place une législation de prévention des conflits d'intérêts, à l'image des États-Unis ou du Canada, dont les dispositifs ont été présentés précédemment, soit d'institutions internationales ayant engagé une réflexion sur le sujet, telles que l'OCDE. Aucune définition « universelle » de ce concept n'existe actuellement. Il convient toutefois de rappeler, à l'instar du rapport précité de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, qu'elles comportent un certain nombre de caractéristiques communes, dont l'importance diffère selon la définition considérée 72 ( * ) .

Toutefois, l'ensemble de ces définitions ne prend pas en compte les spécificités du mandat parlementaire et leur application stricto sensu à la situation des députés et des sénateurs pourrait entraver l'exercice de leur mandat national.

Tout d'abord, contrairement aux membres du Gouvernement et aux fonctionnaires qui disposent d'un pouvoir personnel et discrétionnaire dans la prise d'une décision publique, les parlementaires ont un pouvoir législatif collectif . Par conséquent, toutes les idées exprimées publiquement par un parlementaire sont licites, même celles exprimant ou défendant des intérêts personnels ou particuliers. Pour que des décisions soient adoptées par le Parlement, elles doivent au préalable faire l'objet d'un débat public, collectif et souvent contradictoire avant de trouver une traduction juridique. En conséquence, le groupe de travail estime que la prévention des conflits d'intérêts pour les parlementaires doit avoir pour objectif l'encadrement du débat parlementaire afin que ce dernier ne soit pas biaisé au profit d'intérêts particuliers.

Il convient ensuite de noter le caractère généraliste des questions sur lesquelles les parlementaires doivent se prononcer. C'est pourquoi vos co-rapporteurs ont souhaité que les intérêts privés susceptibles de créer des situations de conflits d'intérêts fassent l'objet d'une définition précise, afin de limiter le champ de ces intérêts. En d'autres termes, une acception trop extensive de la notion d'intérêt personnel des parlementaires ne peut être retenue en raison du caractère généraliste des questions sur lesquelles ils sont appelés à se prononcer.

Au vu des particularités du mandat parlementaire, la majorité de vos co-rapporteurs n'a pas souhaité retenir la définition de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique 73 ( * ) -qui a vocation à s'appliquer spécifiquement aux membres de l'exécutif, à leurs collaborateurs et aux fonctionnaires, comme l'a d'ailleurs rappelé M. Sauvé, lors de son audition par vos co-rapporteurs-, qui leur a semblé inadaptée à la situation des parlementaires. Il en est de même de celle proposée par le Conseil de l'Europe qui concerne au premier chef le cas spécifique des agents publics et qui inclut, de fait, celui des élus parlementaires sans toutefois prendre en compte les spécificités de leurs missions 74 ( * ) .

Par ailleurs, les définitions existantes des conflits d'intérêts abordent la question des situations de conflits d'intérêts « apparents » .

A titre d'illustration, ce type de situation renvoie aux cas où l'intérêt privé d'un parlementaire pourrait apparaître comme étant en contradiction avec l'intérêt général de son mandat bien que, de facto , un tel conflit puisse ne pas exister. Cette question peut également renvoyer à la situation d'un parlementaire à l'origine d'un amendement ou d'une proposition de loi, visant à attribuer un avantage fiscal à des associations oeuvrant dans un secteur dans lequel le parlementaire est également très actif, sans que l'octroi de cet intérêt privé soit en contradiction avec l'intérêt général. La notion de conflit d'intérêts potentiel inclut donc une part de subjectivité qui contient un risque non-négligeable : celui de détourner de son objectif premier la recherche de la probité des parlementaires en donnant lieu à une « chasse aux sorcières » qui pourrait être utilisée à des fins politiques et entraverait l'exercice du mandat des députés et des sénateurs. En d'autres termes, la potentialité d'un conflit d'intérêts non-avéré comme élément de sanction peut être une source d'insécurité juridique pour les parlementaires, en raison de la dimension subjective qui serait attachée à cette sanction et qui conduirait à stigmatiser tout parlementaire qui détiendrait un intérêt privé qui pourrait potentiellement entrer en conflit avec l'intérêt général. C'est pourquoi la majorité de vos co-rapporteurs n'a pas retenu la définition proposée par le Conseil de l'Europe. Il en a été de même des définitions proposées par l'OCDE 75 ( * ) et le Service Central de Prévention de la Corruption 76 ( * ) , pour les raisons précédemment évoquées.

Vos co-rapporteurs ont donc recherché une définition souple et pragmatique des conflits d'intérêts, destinée à apporter aux parlementaires les moyens d'apprécier leur propre situation au regard de cette définition. Cette souplesse vise à préserver leur responsabilité individuelle, qui est au coeur de l'exercice de leur mandat, tout en leur assurant une certaine sécurité juridique nécessaire pour qu'ils assument sereinement leur mandat électif et pour leur permettre d'être les principaux acteurs du renforcement de la probité et de l'indépendance du Parlement.

Par ailleurs, vos co-rapporteurs ont considéré qu'il serait peu judicieux et complexe de vouloir énumérer l'ensemble des situations qui pourraient être qualifiées de conflits d'intérêts : une définition normative ne saurait en effet prévoir, a priori , l'ensemble des cas d'espèce possibles.

La définition proposée par M. Jean Gicquel, professeur émérite à l'Université Paris-I, lors de son audition par votre groupe de travail, permet cette souplesse tout en valorisant, dans le même temps, la responsabilité individuelle des parlementaires. Selon M. Gicquel, « il y a conflit d'intérêts quand une personne dépositaire de l'intérêt général bénéficie directement ou indirectement d'un intérêt particulier dans une opération dont elle a la charge ».

La majorité de vos co-rapporteurs a souhaité compléter cette définition par le dernier alinéa de la définition de la Commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, selon lequel ne peuvent être considérés comme des intérêts pouvant entrer en conflits avec les intérêts d'ordre public d'un parlementaire, les intérêts qui sont en cause dans des décisions de portée générale et celles qui concernent un large groupe de personnes qui dépasse largement un seul parlementaire.

Ainsi, la définition retenue par la majorité des membres du groupe de travail, qui pourrait servir de fondement à la prévention des conflits d'intérêts au Sénat, et à l'ensemble des dispositifs proposés, serait la suivante :

« Un conflit d'intérêts naît d'une situation dans laquelle un parlementaire détient des intérêts privés qui peuvent indûment influer sur la façon dont il s'acquitte des missions liées à son mandat, et le conduire ainsi à privilégier son intérêt particulier face à l'intérêt général. Ne peuvent être regardés comme de nature à susciter des conflits d'intérêts, les intérêts en cause dans les décisions de portée générale ainsi que les intérêts qui se rattachent à une vaste catégorie de personnes . »

Proposition n° 1

Définir les conflits d'intérêts pour un parlementaire de la façon suivante : « Un conflit d'intérêts naît d'une situation dans laquelle un parlementaire détient des intérêts privés qui peuvent indûment influer sur la façon dont il s'acquitte des missions liées à son mandat, et le conduire ainsi à privilégier son intérêt particulier face à l'intérêt général. Ne peuvent être regardés comme de nature à susciter des conflits d'intérêts, les intérêts en cause dans les décisions de portée générale ainsi que les intérêts qui se rattachent à une vaste catégorie de personnes. »


* 72 Le groupe de travail renvoie aux développements du rapport de la commission de réflexion pour la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique, « Pour une nouvelle déontologie de la vie publique » ( http://www.conflits-interets.fr/pdf/rapport-commission-conflits-interets-vie-publique.pdf ).

* 73 La définition est la suivante : «  Un conflit d'intérêts est une situation d'interférence entre une mission de service public et l'intérêt privé d'une personne qui concourt à l'exercice de cette mission, lorsque cet intérêt, par sa nature et son intensité, peut raisonnablement être regardé comme étant de nature à influencer ou paraître influencer l'exercice indépendant, impartial ou objectif de ses fonctions.

« Au sens et pour l'application du précédent alinéa, l'intérêt privé d'une personne concourant à l'exercice d'une mission de service public s'entend d'un avantage pour elle-même, sa famille, ses proches ou des personnes ou organisations avec lesquelles elle entretient ou a entretenu des relations d'affaires ou professionnelles significative, ou avec lesquelles elle est directement liée par des participations ou des obligations financières ou civiles.

« Ne peuvent être regardés comme de nature à susciter des conflits d'intérêts, les intérêts en cause dans les décisions de portée générale, les intérêts qui se rattachent à une vaste catégorie de personnes, ainsi que ceux qui touchent à la rémunération ou aux avantages sociaux d'une personne concourant à l'exercice d'une mission de service public ».

* 74 Conseil de l'Europe (Recommandation n° R (2000)10 du Comité des ministres sur les codes de conduite pour les agents publics du 11 mai 2000) : « Un conflit d'intérêts naît d'une situation dans laquelle un agent public a un intérêt personnel de nature à influer ou paraître influer sur l'exercice impartial et objectif de ses fonctions officielles. L'intérêt personnel de l'agent public englobe tout avantage pour lui-même ou elle-même ou en faveur de sa famille, de parents, d'amis ou de personnes proches, ou de personnes ou organisations avec lesquelles il ou elle a ou a eu des relations d'affaires ou politiques. Il englobe également toute obligation financière ou civile à laquelle l'agent public est assujetti. »

* 75 Celle de l'OCDE (Lignes directrices de 2005) : « Un conflit d'intérêts implique un conflit entre la mission publique et les intérêts privés d'un agent public, dans lequel l'agent public possède à titre privé des intérêts qui pourraient influencer indûment la façon dont il s'acquitte de ses obligations et de ses responsabilités ».

* 76 « Un conflit d'intérêts naît d'une situation dans laquelle une personne employée par un organisme public ou privé possède, à titre privé, des intérêts qui pourraient influer ou paraître influer sur la manière dont elle s'acquitte de ses fonctions et des responsabilités qui lui ont été confiées par cet organismes ».

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