D. TEMPS DE CRISPATION

Approche de l'échéance présidentielle aidant, nous allons connaître un temps de crispation qui se terminera par le vote de la loi « Vaillant » du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité.

1. Le rapport Mercier62 ( * )

Au cours de l'année 2000, la majorité sénatoriale marque son agacement à l'égard du Gouvernement de Lionel Jospin.

Dénonçant une « tendance à l'enlisement », à « la recentralisation », le Président Poncelet décide la création d'une Mission d'information sur l'avenir de la décentralisation : il s'ensuit le rapport de Michel Mercier, rendu public le 28 juin 2000.

Craignant un découragement des élus locaux, « véritable socle humain de la démocratie de proximité » , « un démantèlement de la fiscalité locale qui conduit à une responsabilisation des gestionnaires », « un malaise des maires », il faut, selon le Président du Sénat, faire franchir à la décentralisation de « nouvelles frontières », d'autant plus que, dans son esprit, elle s'avère « le meilleur antidote aux effets négatifs de la mondialisation ».

Il entend sauver les lois de 1982-1983 qui font partie du « patrimoine républicain » , retrouver « une décentralisation gestionnaire et responsable » et non « une décentralisation assistée et dépendante » 63 ( * ) .

Jean-Pierre Raffarin critique lui aussi un « processus de recentralisation sans précédent » : « le Premier ministre a annoncé, à la télévision, la suppression de la part régionale de la taxe d'habitation. Au-delà de la méthode, choquante, cela correspond en fait à une nationalisation de la taxe d'habitation ».

Cette unilatéralité le choque d'autant plus que « nous venions de finaliser les contrats de plan, dans un esprit plutôt positif » . Et de se référer à sa présidence régionale : « Quand j'ai été élu président de la région Poitou-Charentes, les dotations de l'État dans ma région représentaient 40 %, la décision propre de la collectivité portait sur les 60 % restants. Aujourd'hui c'est l'inverse : on gère les dotations de l'État avec les circulaires de l'État 64 ( * ) ».

C'est sur cette toile de fond générale que Michel Mercier construit son rapport « bilan de la décentralisation ». Il commence par louer celle-ci et les collectivités locales : « La gestion décentralisée a fait la preuve de sa vitalité. Les collectivités locales se sont affirmées comme des acteurs économiques de premier plan. Elles occupent une place significative dans l'économie nationale et leurs investissements, qui représentent plus des deux-tiers de l'investissement public, constituent un facteur de croissance avéré. L'assainissement financier et la sagesse fiscale caractérisent l'efficacité de la gestion décentralisée. L'excédent budgétaire des collectivités locales a permis à la France de se conformer aux critères de Maastricht ».

Le rapport prend soin de souligner l'augmentation de la part des administrations publiques locales dans le PIB à partir de 1982, l'expertise financière des gestionnaires locaux, élus et fonctionnaires (« qui produit des effets auxquels l'État serait bien en peine d'aboutir » ), la performance budgétaire, la gestion active de la dette, la sagesse fiscale locale.

Certes, la part de celle-ci a augmenté dans le total des prélèvements obligatoires (9,6 % en 1970 ; 12,9 % en 1998) mais cette augmentation « s'explique par la nécessité de financer les compétences locales [...] et par le fait que l'évolution des dotations de l'État ne permet pas aux collectivités locales de faire face au coût de leurs compétences, obligatoires ou transférées par les lois de décentralisation 65 ( * ) ».

Les dotations de l'État, de 1988 à 1998, ont augmenté moins vite que les dépenses des collectivités locales (37 % contre 54 %).

Afin de poursuivre ce mouvement, d'adapter l'action publique aux évolutions économiques, démographiques et sociales de la France, de faire face au risque de fracture civique, sociale et territoriale, Michel Mercier en appelle à la clarification des compétences 66 ( * ) : « Le poids excessif des prélèvements obligatoires pèse sur les contribuables, ces derniers sont en droit d'être de plus en plus exigeants sur l'utilisation des deniers publics. Ils sont également en droit d'identifier clairement « qui fait quoi » dans le paysage institutionnel local. »

Avec la mission, il estime que la logique initiale des blocs de compétences a été oubliée au profit de la cogestion, de la multiplication des partenariats possibles et impossibles 67 ( * ) .

Sont également invoquées l'inadéquation des moyens des collectivités locales, l'atteinte à leur autonomie financière et fiscale, la péréquation en panne.

La Mission veut « une relation vigoureuse et concertée de la décentralisation » qui passe par un nouveau contrat de confiance avec l'État, une organisation institutionnelle plus efficace, la garantie du principe de libre administration...

Tout cela exige un recentrage de l'État sur ses missions essentielles, la rénovation des fonctions de contrôle (avec l'institution du dialogue entre les chambres régionales des comptes et les collectivités locales), la meilleure association des collectivités locales aux décisions qui les concernent, une nouvelle approche de la déconcentration (oui à un interlocuteur unique qui ne peut être que le Préfet, coordinateur de l'interministérialité, il n'est pas nécessaire que chaque ministère ait un service déconcentré régional ou départemental), le renforcement de « l'intercommunalité de projet », des coopérations interdépartementales et interrégionales, de la coopération décentralisée...

Pour la mission, « le pays doit demeurer une espace de projet », sans avoir vocation à devenir un nouvel échelon territorial.

Sans surprise, le rapport critique la lourdeur des procédures de recrutement, de formation de la fonction publique territoriale (mise en cause des seuils, quotas), ainsi que la remise en cause des marges d'autonomie financière et fiscale des collectivités territoriales. Sont à ce titre cités : la diminution des compensations par l'État, l'imposition de charges aux collectivités territoriales, le désengagement de l'État, la diminution de la part de la fiscalité locale dans les ressources des collectivités locales, l'opacité de la péréquation.

Les propositions que formule la Mission s'appuient d'abord sur un principe : entre l'État et les collectivités doit s'établir un partenariat équilibré.

Cet « État contractuel » suppose une triple condition :

- que l'État retrouve ses missions essentielles ;

- que le rôle et la place des collectivités locales soient pleinement reconnus ;

- qu'une relation de confiance s'établisse afin de développer des partenariats pour fédérer les énergies au service de l'intérêt général 68 ( * ) .

Développant ce principe, Michel Mercier voit dans le contrat « un vecteur efficace » pour mettre en place, par exemple, des cofinancements « lorsqu'ils s'avèrent indispensables ». Reprenant une formule de Jean-Pierre Raffarin, il considère que le cofinancement a sa raison d'être dans « un actionnariat de projet », lorsqu'il s'agit d'intervenir dans des domaines « qui relèvent effectivement d'une responsabilité partagée entre l'État et les collectivités locales ».

Ce partenariat suppose un cadre contractuel clair et équilibré, la distinction des étapes. Il n'a pas lieu d'être s'il s'agit de matières parfaitement décentralisées ou lorsque les financements sont majoritairement apportés par les collectivités territoriales ou encore lorsque nous sommes en présence de matières régaliennes.

Au nom de la simplification, un même document doit réunir les contrats visant le même objet, être issu d'une négociation menée au plus près des réalités et tournant le dos à un « dirigisme contractuel ».

Soucieuse d'éviter les détournements, la Mission récuse tout contrat qui serait un instrument de transfert de charge de l'État sur les collectivités locales sans transfert parallèle de responsabilités.

Valeur d'un tel contrat ? « Votre Mission d'information considère que les défaillances de l'État dans le respect de ses obligations contractuelles pourraient faire l'objet de sanctions financières ».

Seconde idée sur laquelle s'appuie la Mission : la promotion de la collectivité chef de file.

L'établissement d'un bilan montre qu'il est illusoire de chercher à supprimer toute forme de cofinancement entre collectivités pour la réalisation d'un même projet. Ainsi, la réalisation de grands équipements fait appel aux concours de plusieurs collectivités : « Le cofinancement, s'il s'exerce dans le cadre d'un partenariat, peut également traduire de véritables solidarités et complémentarités en vue d'une plus grande efficacité de l'action publique. 69 ( * ) »

En ce cas, la notion de chef de file peut assurer une plus grande cohérence 70 ( * ) . Cette notion, à ce jour, n'a pas reçu de traduction législative, contrairement au souhait exprimé par le Sénat qui, lors de l'examen de la loi du 25 juin 1999, a adopté à cette fin un article additionnel (écarté par l'Assemblée nationale).

Le rapport Mercier aborde la question fiscale locale « condition nécessaire de la libre administration » : « La tradition française de financement des collectivités locales par l'impôt a rendu le principe de libre administration indissociable de la notion d'autonomie financière et fiscale 71 ( * ) ».

Or, cette autonomie est battue en brèche par nombre de dispositions législatives ou réglementaires qui imposent des dépenses obligatoires, par le biais de contrats (dont le contrat de plan).

Lors du débat précédant le vote de la loi de finances rectificative pour 2000, Jean-Pierre Raffarin avait dit son exaspération : « Nous devenons des quasi préfets. Nous gérons des dotations et des circulaires. Il ne nous manque plus que les casquettes mais nous sommes prêts à les porter s'il nous faut assumer jusqu'au bout ce destin qui est de servir la cause non pas de la décentralisation mais d'une certaine déconcentration 72 ( * ) ».

Or, que veulent les élus ?

La Mission Mercier trouve réponse dans une déclaration de Pierre Mauroy : les élus veulent « établir des budgets assis sur des recettes clairement définies afin de ne pas être à la merci de dotations de l'État trop facilement susceptibles d'être remises en cause 73 ( * ) ».

Le rapporteur avance trois raisons pour maintenir l'acquis de la fiscalité locale directe :

- un impératif démocratique : payer l'impôt, c'est juger ceux qui le décident et ce qu'ils décident. Avec René Dosière, la Mission Mercier estime que « ne pas payer l'impôt local constitue une forme d'exclusion civique » . La substitution du budget de l'État à la fiscalité locale, la multiplication des exonérations font régresser la démocratie, développent l'irresponsabilité parmi les habitants et parfois les élus 74 ( * ) .

- une nécessité économique : des ressources différentes (dotations, ressources propres) permettent d'équilibrer, de fournir une sécurité. La fiscalité locale alimente le dynamisme économique : avec la croissance du nombre de logements, les valeurs locatives augmentent, tout comme les recettes.

- une liberté : la fiscalité locale définit la libre administration, donne son contenu à la gestion de l'endettement, à la programmation des dépenses. Un élu local dont les ressources « se composent essentiellement de subventions centrales se trouve dans la position d'un quémandeur ; un élu local responsable de rentrées fiscales devient un acteur du développement » 75 ( * ) . Et puis la fiscalité locale n'est-elle pas finalement la contrepartie de l'interdiction des déficits de fonctionnement ?

Attachée au principe de l'autonomie fiscale, la majorité sénatoriale dépose, le 22 juin 2000, une proposition de loi constitutionnelle. Ses signataires l'estiment menacée et « bien plus nécessaire [en France] que dans d'autres États, notamment fédéraux 76 ( * ) ».

Dans un souci de crédibilité, Michel Mercier suggère aux élus locaux d'élaborer des projets alternatifs. Voici ses suggestions :

- concernant la taxe d'habitation, il mentionne deux orientations : le recours à la valeur locative et la référence aux revenus. Il cite Jean-Pierre Fourcade, qui s'exprimait ainsi devant le Sénat le 3 novembre 1978 77 ( * ) : « Nous serons obligés d'en venir un jour à la suppression de la taxe d'habitation et à son remplacement par une affectation directe aux collectivités locales d'une partie de l'impôt sur le revenu » ;

- concernant le département : « votre rapporteur considère pour sa part que dans un premier temps il serait judicieux d'asseoir sur le revenu un impôt perçu par le département et destiné à financer les dépenses sociales » ;

- la taxe professionnelle devrait prendre en compte la valeur ajoutée. Quant aux taxes foncières, pourquoi ne pas recourir à un impôt déclaratif ayant pour assiette une déclaration de la valeur vénale ?

Afin d'éclairer les décideurs, le rapporteur évoque des transferts possibles d'impôt d'État (droit de mutation, vignette). Il rappelle que le vote de taux additionnels aux impôts perçus par l'État se pratique en Espagne (depuis 1997), que le partage de l'impôt sur le revenu entre l'État et les collectivités locales se pratique aux Pays-Bas, en Allemagne, au Danemark, en Belgique, en Italie.

Sans surprise, Michel Mercier voit dans la péréquation « le corollaire de la décentralisation » .


* 62 Rapport d'information fait au nom de la Mission commune d'information chargée de dresser le bilan de la décentralisation et de proposer les améliorations de nature à faciliter l'exercice des compétences locales (Sénat, 1999-2000, n° 447).

* 63 Christian Poncelet in Bulletin des élus locaux, n° 161, octobre 2000. Dans cet article, il dit son attachement à l'autonomie fiscale des collectivités locales, en appelle à la Constitution pour consacrer ce principe. Dénonçant la recentralisation, il cite la loi eu 1 er décembre 1988, qui crée le RMI et qui oblige les conseils généraux « partenaire obligé » contraire à l'autonomie à inscrire dans leur budget un crédit égal au moins à 20 % de la somme versée par l'État à ce titre ; la loi du 29 juillet 1988 sur les exclusions qui prévoit que le préfet délimite les contours des bassins de l'habitat concerné ; l'accueil des gens du voyage ; la loi SRU qui oblige à 20 % de logements locatifs sociaux...

* 64 Audition de Jean-Pierre Raffarin (président de l'ARF) le 10 février 1999.

* 65 Rapport p. 61. Michel Mercier conclut : « Il n'y a pas de laxisme budgétaire de la part des collectivités locales ».

* 66 Le rapport plaide pour une voie moyenne à rechercher « entre deux logiques opposées, celle des blocs de compétences, qui a montré ses limites, et celle du « tout contrat », séduisante mais génératrice d'incertitudes » et souvent inégalitaire.

* 67 « L'État contractuel à la française cède progressivement la place au retour d'un État tutélaire qui, non seulement dicte aux collectivités locales ce qu'elles doivent faire, mais s'arroge aussi le pouvoir de se substituer à elles quand il estime qu'elles ne remplissent pas correctement les obligations qu'il a lui-même définies ». Op. cit. p. 184.

* 68 Rapport p. 507.

* 69 Rapport Op. cit. p. 509.

* 70 Cf. article 65 de la loi d'orientation du 4 février 1995, qui prévoit qu'une loi de clarification de compétences entre l'État et les collectivités locales devrait définir « les conditions dans lesquelles une collectivité pourra assumer le rôle de chef de file pour l'exercice d'une compétence ou d'un groupe de compétences relevant de plusieurs collectivités territoriales ».

* 71 Op. cit. p. 555.

* 72 JO du Sénat débats, 7 juin 2000, p. 3740.

* 73 JO du Sénat débats, 3 novembre 1998, p. 4156.

* 74 René Dosière, Assemblée nationale, rapport 1865 pour avis au nom de la commission des Lois sur les crédits des collectivités locales dans le projet de loi de finances pour 2000.

* 75 Op. cit. p. 561.

* 76 Cette proposition fut signée par le président Poncelet, Jean-Pierre Fourcade (président du Comité des finances locales), Jean-Paul Delevoye (président de l'AMF), Jean Puech (président de l'ADF), Jean-Pierre Raffarin (président de l'ARF).

* 77 JO Sénat débats 3 novembre 1978, p. 3061.

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