V. LA PRÉVENTION ET LA LUTTE CONTRE L'ADDICTION : UN GOÛT D'INACHEVÉ

Comme la protection des mineurs, la lutte contre le jeu excessif ou pathologique figure parmi les objectifs généraux d'encadrement des jeux d'argent et de hasard fixés par l'article 1 er et le I de l'article 3 de la loi du 12 mai 2010.

Afin d'assurer la mise en oeuvre concrète de ces principes, un chapitre spécifique de cette loi a été dédié à la prévention et à la lutte contre l'addiction , prévoyant notamment les conditions de consultation du fichier des interdits de jeu par les opérateurs, la mise en place de modérateurs de jeu, l'affichage de messages sanitaires de mise en garde contre le jeu pathologique, la création d'un numéro d'appel téléphonique pour les joueurs dépendants, l'interdiction du jeu à crédit.

D'autres mesures de la loi du 12 mai 2010 viennent compléter ce dispositif, notamment l'encadrement de la publicité et l'affectation d'une partie des prélèvements sociaux sur les jeux à l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES) afin de développer des actions de prévention dans ce secteur.

L'ensemble de ces dispositions constituait une des conditions indispensables à une ouverture à la concurrence maîtrisée des jeux en ligne, ceci d'autant plus que, comme l'avait souligné à de nombreuses reprises votre rapporteur au cours de ses précédents travaux de contrôle, la dépendance au jeu avait été, jusqu'alors, très peu prise en compte dans les politiques de santé publique des gouvernements successifs. Par ailleurs, l'offre de jeu sur Internet , en raison de ses caractéristiques, présente un risque de développement des comportements addictifs , même si ce lien, faute d'étude précise, fait aujourd'hui débat.

De façon générale, votre rapporteur approuve le dispositif proposé par la loi du 12 mai 2010, qu'il a contribué, avec nos collègues députés, à enrichir. Il n'en relève pas moins d'importantes marges de progrès . Surtout, il regrette que, malgré la volonté clairement exprimée par le législateur lors de l'examen du projet de loi, le Gouvernement n'ait pas pris la mesure de la nécessité d'un renforcement des moyens dédiés à la recherche et à la prise en charge sanitaire des joueurs problématiques .

Les résultats de la première étude de prévalence sur le jeu problématique, rendus publics en septembre dernier, apparaissent, il est vrai, moins alarmants que prévu s'agissant de la situation antérieure à l'entrée en vigueur de la loi du 12 mai 2010. Cependant, l'existence d'une frange - même restreinte - de joueurs problématiques justifie, en elle-même, la mise en place d'un dispositif complet de prise en charge .

A. LA PREMIÈRE ÉTUDE DE PRÉVALENCE SUR LE JEU PROBLÉMATIQUE

Dans son rapport de 2008 sur les jeux de hasard et d'argent, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) regrettait l'absence de connaissance sur la prévalence du jeu problématique dans la population générale française, ajoutant qu'à cet égard, « la France est presque un des seuls grands pays développés à ne pas avoir mis en oeuvre ce type d'enquête qui permet de prendre la mesure du problème ».

Une étude de prévalence permet, en effet, de disposer de données sur la pratique de jeu des joueurs - fréquence de jeu par grandes catégories de jeu, sommes misées, durées de jeu, part des joueurs pathologiques, etc . - et d'adapter en conséquence les moyens de prévention et de lutte contre l'addiction.

1. Les résultats relativement moins alarmants que prévus d'une étude tant attendue

En septembre dernier, les résultats de la première étude de cette nature menée en France ont été rendus publics. Il convient de souligner que cette première estimation concerne uniquement la période précédant l'ouverture à la concurrence des jeux en ligne . Si elle ne permet donc pas de mesurer l'impact de la loi du 12 mai 2010 sur le comportement des joueurs, elle pourra néanmoins servir ultérieurement de point de comparaison.

a) Une étude greffée sur le baromètre Santé

La maîtrise d'ouvrage de l'étude de prévalence a été confiée à l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Cette étude s'est « greffée » sur une enquête existante, le baromètre Santé de l'INPES , qui consiste à interroger un large nombre d'individus sur la base d'un questionnaire préétabli. L'avantage de cette démarche est de pouvoir analyser les éléments relatifs aux jeux d'argent et de hasard au regard de données plus générales sur la santé des Français.

Le questionnaire spécifique aux jeux, élaboré par un comité scientifique en concertation avec le Comité consultatif pour l'encadrement des jeux et du jeu responsable (COJER), a été ainsi soumis, entre novembre 2009 et mai 2010, à 25 034 personnes, âgées entre 18 et 75 ans. Seuls les « joueurs actifs », c'est-à-dire les personnes ayant joué de manière répétée au cours des douze derniers mois (52 fois ou plus) ou ayant mis en jeu des sommes importantes (500 euros ou plus), ont été invités à répondre à des questions complémentaires.

Ce questionnaire a été élaboré à partir de l'Indice canadien du jeu excessif (ICJE) qui permet, selon la méthode précisée dans l'encadré suivant, de disposer d'éléments concernant le contexte social du joueur, son degré de dépendance au jeu et l'ensemble de ses habitudes de jeu.

L'Indice canadien du jeu excessif (ICJE)


Questions posées :

« Au cours des douze derniers mois...

« - Avez-vous misé plus d'argent que vous pouviez vous permettre de perdre ?

« - Avez-vous besoin de miser de plus en plus d'argent pour avoir la même excitation ?

« - Avez-vous rejoué une autre journée pour récupérer l'argent que vous aviez perdu en jouant ?

« - Avez-vous vendu quelque chose ou emprunté pour obtenir de l'argent pour jouer ?

« - Avez-vous déjà senti que vous aviez peut-être un problème avec le jeu ?

« - Le jeu a-t-il causé chez vous des problèmes de santé, y compris du stress ou de l'angoisse ?

« - Des personnes ont-elles critiqué vos habitudes de jeu ou dit que vous aviez un problème avec le jeu ?

- Vos habitudes de jeu ont-elles causé des difficultés financières à vous ou à votre entourage ?

« - Vous êtes-vous déjà senti coupable de vos habitudes de jeu ou de ce qui arrive quand vous jouez ? »


Réponses et score associé (par question) :

- Jamais (0) ;

- Parfois (1) ;

- La plupart du temps (2) ;

- Presque toujours (3).


Calcul du score :

Somme des scores des 9 questions.


Interprétation :

- Sans risque : 0 ;

- A faible risque : 1-2 ;

- A risque modéré : 3-7 ;

- Excessif : = 8

Source : OFDT-INPES, « Les niveaux et pratiques des jeux de hasard et d'argent en 2010 » - septembre 2011

b) Un taux de prévalence du jeu problématique de 1,3 %

De cette étude, il ressort que si 47,8 % des Français âgés de 18 à 75 ans déclarent avoir joué de l'argent au cours des douze derniers mois, seuls 12,2 % de la population générale sont considérés comme des « joueurs actifs » , c'est-à-dire comme des joueurs réguliers (qui ont joué plus de 52 fois en un an) et/ou dépensiers (qui ont dépensé plus de 500 euros en un an).

Typologie des joueurs parmi les 18-75 ans

Joueurs dans l'année - 47,8 % de la population générale
(ont joué au moins une fois au cours des 12 derniers mois)

Joueurs réguliers - 10,9 % de la population générale

Joueurs dépensiers -

4,7 % de la population générale

Joueurs actifs - 12,2 % de la population générale
(joueurs réguliers et/ou joueurs dépensiers) dont :

Joueurs excessifs - 3,7 %

Joueurs à risque modéré - 7,1 %

Joueurs à risque faible - 12,2 %

Source : commission des finances, d'après les données de l'OFDT-INPES, « Les niveaux et pratiques des jeux de hasard et d'argent en 2010 » - septembre 2011

D'après la classification retenue par l'ICJE, parmi ces joueurs actifs, on dénombrerait 3,7 % de joueurs excessifs , 7,1 % de joueurs à risque modéré et 12,2 % de joueurs à risque faible .

L'encadré suivant revient sur cette classification des joueurs en fonction de leur degré de dépendance au jeu.

La classification des joueurs par leur degré de dépendance au jeu


Typologie suivant l'intensité du jeu (fréquence ou montant des dépenses)

- Joueur dans l'année : a joué au moins une fois au cours des douze derniers mois.

- Joueur occasionnel : a joué au moins une fois mais moins de 52 fois au cours des douze mois.

- Joueur actif : a joué au moins 52 fois au cours des douze derniers mois (joueur régulier) et/ou a misé au moins 500 euros au cours des douze derniers mois (joueur dépensier). Un joueur actif est donc soit un joueur régulier, soit un joueur dépensier, soit les deux.


• Typologie suivant le score ICJE

- Joueur sans risque : joueur ne présentant aucun critère indiquant qu'il pourrait se trouver en difficulté par rapport à sa conduite de jeu (score = 0 dans l'ICJE).

- Joueur à risque faible : joueur répondant à des critères indiquant qu'il a peu de chance de se trouver en difficulté par rapport à sa conduite de jeu (score = 1-2 dans l'ICJE).

- Joueur à risque modéré : joueur répondant à des critères indiquant qu'il pourrait se trouver en difficulté par rapport à sa conduite de jeu (score = 3-7 dans l'ICJE).

- Joueur excessif : joueur répondant à des critères indiquant qu'il est en grande difficulté par rapport à sa conduite de jeu (score = 8 et plus dans l'ICJE).


Autres termes employés

- Joueur problématique : terme générique, fréquemment rencontré dans la littérature en langue anglaise, utilisé pour désigner un joueur rencontrant des difficultés liées à sa pratique. L'ensemble des joueurs excessifs et à risque modéré au sens de l'ICJE est assimilé à la population des joueurs problématiques.

- Joueur pathologique : joueur avec un diagnostic clinique attestant de son trouble (pour lequel les critères du DSM-IV font référence). Différentes échelles permettent d'approcher cette notion sans que le diagnostic puisse être formellement posé : un joueur excessif au sens de l'ICJE peut être qualifié de pathologique probable.

Source : INPES-OFDT - Baromètre santé 2010, module « Jeux de hasard et d'argent »

Par extrapolation, l'OFDT en a déduit les prévalences du jeu problématique dans l'ensemble de la population française. La prévalence du jeu excessif en France métropolitaine serait ainsi estimée à 0,4 % et celle du jeu à risque modéré à 0,9 %, soit un taux de prévalence du jeu problématique de 1,3 %. On dénombrerait ainsi 200 000 joueurs excessifs et 400 000 joueurs à risque modéré, soit 600 000 joueurs problématiques .

Prévalence du jeu « problématique » dans la population française
âgée de 18 à 75 ans

(Indice ICJE - prévalence en %)

Parmi les « joueurs actifs »

Joueurs sans problème

77,1

Joueurs à faible risque

12,2

Joueur à risque modéré

7,1

Joueurs excessifs

3,7

Parmi l'ensemble de la population

Joueurs à risque modéré

0,9

Joueurs excessifs

0,4

Source : INPES-OFDT - Baromètre santé 2010, module Jeux de hasard et d'argent

Ce résultat correspond à la fourchette basse des estimations de l'INSERM dans son rapport précité de 2008. En l'absence d'étude précise en France, l'institut de recherche avait, en effet, considéré qu'il y avait tout lieu de penser que la prévalence du jeu problématique et du jeu pathologique en France n'était pas différente de celle estimée dans d'autres pays (1 à 2 % de la population).

Même si les comparaisons internationales sont délicates en la matière, compte tenu de la diversité des méthodologies retenues 131 ( * ) , l'enquête de l'INPES-OFDT souligne ainsi que « la France se situerait à un niveau relativement bas par rapport aux pays développés ayant déjà réalisé ce type d'enquête ».

Comme en témoigne le tableau suivant, seuls les Etats-Unis et l'Australie enregistrent des taux de prévalence proches, voire supérieurs dans le cas américain, à 5 %. Les prévalences observées en Europe sont nettement moins élevées, bien qu'assez variables : autour de 2 % pour l'Italie, la Suède, la Belgique et la Grande-Bretagne et inférieures à 1 % aux Pays-Bas, en Allemagne et en Norvège.

Prévalence du jeu problématique dans différents pays ayant mené une enquête nationale

(en %)

Joueurs problématiques 1

Dont joueurs pathologiques 2

Année

Effectifs

Outil

Référence

Etats-Unis

5,5

1,9

2000

2 638

SOGS

Welte, 2001

Australie

4,9

2,1

1999

10 6000

SOGS

Australian Gov ., 1999

Italie

2,2

0,3

2007

7 234

ICJE

A paraître

Canada

2

0,5

2002

34 770

ICJE

Cox, 2005

Suède

2

0,6

1998

7 139

SOGS

Rönnberg, 1999

Belgique

2

0,4

2005

3 002

DSM-IV

Druine,
2009

Grande-Bretagne

1,9

0,5

2007

9 003

ICJE

Wardle,
2007

Québec

1,9

0,6

2009

11 888

ICJE

Kairouz,
2011

France

1,3

0,4

2010

25 034

ICJE

INPES/OFDT,

2010

Suisse

1,3

0,5

2005

2 803

SOGS

Bondolfi,
2008

Nouvelle-Zélande

1,3

0,5

1999

6 452

SOGS

Abbot,
2000

Pays-Bas

0,9

0,3

2004

5 460

SOGS

Goudriaan,

2009

Allemagne

0,6

0,2

2007

7 980

SOGS

Meyer, 2009

Norvège

0,6

0,2

2002

5 235

SOGS

Jonsson,
2006

1 Jeu pathologique : DSM = 3 et + ; SOGS = 3 et + ; ICJE = 3 et +

2 Jeu pathologique : DSM = 5 et + ; SOGS = 5 et + ; ICJE = 8 et +

Source : INPES-OFDT - Baromètre santé 2010, module Jeux de hasard et d'argent

En ce qui concerne le profil des joueurs excessifs, l'étude INPES-OFDT confirme certaines tendances mises en évidence par la littérature scientifique internationale.

Ainsi les joueurs excessifs se retrouvent davantage dans la population masculine (75,5 % des joueurs excessifs sont des hommes, contre 62,7 % des joueurs actifs), sont plus jeunes que les joueurs actifs (41 ans en moyenne contre 47 ans) et présentent une situation financière précaire (plus d'un joueur excessif sur trois ne possède aucun diplôme et la quasi-totalité des joueurs excessifs ont un niveau d'études inférieur ou égal au baccalauréat).

S'agissant des pratiques de jeu, celle des joueurs excessifs apparaît, contrairement aux joueurs actifs sans risque dont l'activité se concentre très majoritairement sur les jeux de tirage et de grattage, beaucoup plus éclectique .

Parmi l'ensemble des jeux pratiqués, le Rapido , les paris sportifs et le poker apparaissent comme les plus liés au jeu problématique : 41,1 % des joueurs actifs qui jouent au Rapido sont répertoriés comme joueurs problématiques, de même que 36 % des parieurs sportifs actifs et 32,5 % des joueurs de poker actifs.

Pourcentage de joueurs problématiques par types de jeux chez les joueurs actifs pratiquant régulièrement ces jeux

Source : INPES-OFDT - Baromètre santé 2010, module Jeux de hasard et d'argent

L'enquête relève ensuite que les joueurs problématiques misent davantage que les autres joueurs : 47 % des joueurs excessifs dépensent plus de 1 500 euros par an, contre 23,2 % des joueurs à risque modéré et 7,1 % de l'ensemble des joueurs actifs.

Enfin, l'enquête confirme une relation significative entre les pratiques de jeu les plus à risque et les consommations d'alcool, de tabac et de cannabis .

Votre rapporteur se félicite de la réalisation de cette première étude, tant attendue, qui permet enfin de disposer d'éléments sur le comportement des joueurs français . Comme le rappellera votre rapporteur dans la suite du présent rapport, ce type d'enquête devra être régulièrement réalisé afin de mesurer l'évolution des pratiques de jeu des Français, notamment après l'ouverture des jeux en ligne, ainsi que pour apprécier l'efficacité des dispositifs de prévention et de lutte contre l'addiction mis en place.


* 131 L'OFDT et l'INPES notent ainsi que le niveau de prévalence est plus élevé lorsqu'il est calculé à partir du South Oaks Gambling Screen (SOGS) que du questionnaire DSM-IV. L'ICJE donne, lui, des résultats intermédiaires.

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