PREMIÈRE TABLE RONDE : LES OBJECTIFS DE LA FISCALITÉ DU NUMÉRIQUE

A. INTERVENTIONS

M. Olivier Bomsel, économiste

J'évoquerai tout d'abord la fiscalité qui pèse sur les réseaux et sur les équipements numériques.

Les réseaux numériques et les systèmes de communication engendrent des effets positifs mais aussi négatifs. Dans la phase de déploiement des technologies numériques, les pouvoirs publics l'encouragent par des allègements fiscaux, ce qui accélère la dynamique des effets positifs. Une fois le système déployé, les effets positifs se ralentissent et les effets négatifs apparaissent plus clairement. Nous sommes aujourd'hui dans cette phase. Nous constatons ainsi la multiplication des phénomènes d'usurpation d'identité et de commerce illicite sur le net. Récemment, le ministère de l'intérieur a estimé que l'accroissement des cambriolages était corrélé à la multiplication des sites de revente de biens. La propriété intellectuelle subit également de nombreux dommages du fait de piratages de toutes sortes. Cette dynamique d'effets négatifs est encouragée par le statut dérogatoire accordé à la responsabilité de l'hébergeur, mais aussi à diverses activités qui ne relèvent pas du seul hébergement. Cette différence entre le bit et le sens dans l'évaluation des effets externes est à mon sens extrêmement importante. En accordant un statut dérogatoire au droit de la responsabilité sur l'ensemble de la chaîne Internet, nous risquons d'encourager des effets négatifs qui seront compensés par des taxations pour contrebalancer fiscalement les dommages. La discussion sur la licence légale comme compensation du dommage porté au droit de la propriété intellectuelle est tout à fait symptomatique. Mais de telles mesures sont moins efficaces économiquement que l'exercice des droits de propriété exclusifs. Même réflexion sur la copie privée : s'il n'y a pas de piratage et si les ayants droit sont capables de vendre directement au consommateur des usages pour les biens sous copyright, nous n'avons pas besoin de taxe sur la copie privée, qui est une survivance du monde analogique.

Ces mécanismes de compensation d'effets externes sont inefficaces et injustes, et ils peuvent être évités par une meilleure internalisation et une meilleure prise en compte des dommages causés aux tiers ou à la société par les opérateurs de réseaux. En contrepoint au débat sur la fiscalité, il faut responsabiliser davantage les intermédiaires du net quant aux dommages causés aux tiers. Cela aurait l'avantage de les inciter à prévenir les dommages et d'élever l'utilité générale des réseaux. Il y a une tendance naturelle des tribunaux à impliquer davantage que par le passé la responsabilité des hébergeurs en cas de dommages causés aux tiers (Affaire L'Oréal/eBay, affaire MegaUpload). Cette tendance, si elle est activement anticipée par les hébergeurs, pourrait s'accompagner d'une baisse des taxes. Il faut davantage intégrer le principe de « pollueur - payeur » dans l'industrie du net.

J'en viens aux médias.

Nos médias sont handicapés par la taille du marché linguistique. Le coût marginal de reproduction des médias étant quasi nul, les économies d'échelle associées aux très grands bassins linguistiques sont extrêmement fortes. Les États-Unis ont des rendements d'échelle six fois supérieurs à nous. Si l'on veut créer des oeuvres et des référents associés à ces oeuvres, il faut définir une politique industrielle protectrice. En France, les médias bénéficient d'un régime favorable de TVA et surtout de restrictions verticales, à savoir des exceptions au droit de la concurrence dans la distribution des produits. Ainsi en est-il pour le prix unique du livre ou la chronologie des médias. Ces règles ont pour objet de maximiser les recettes du secteur des médias, ce qui complète les aides fiscales. Il est important de prendre en compte la question de la rentabilité des médias pour concevoir des mécanismes de fiscalité et d'étendre au commerce numérique les pratiques empiriques ou de bon sens mises en place dans le système physique.

Il existe une fiscalité de transfert qui permet de soutenir la création française, notamment dans le secteur audiovisuel. Ainsi en est-il du Cosip pour la télévision et de la taxe de soutien pour le cinéma. Ces taxes permettent des transferts internes à l'industrie des médias. Quand une chaîne diffuse une série américaine, une part des recettes publicitaires retourne, via le Cosip, financer la création française. Même chose pour la taxe de soutien lorsque les spectateurs vont voir un film étranger. Ces mécanismes permettent de transférer des fonds entre les médias : ils protègent l'industrie française qui est structurellement moins compétitive que l'industrie anglo-saxonne.

Ces mécanismes de transfert sont d'autant plus efficaces et valorisés que l'industrie des médias est capable de commercialiser efficacement ses produits, en bénéficiant de restrictions verticales et de la prévention du piratage.

J'en arrive aux problèmes de fiscalité intra-européenne. Ils sont assez bien décrits dans l'étude de Mc Kinsey qui a pointé les forts différentiels de fiscalité en Europe. L'Irlande et le Luxembourg sont les pays les plus agressifs en ce qui concerne la TVA. Il est prévu d'harmoniser la réglementation fiscale en Europe. Pour le commerce électronique, il faut que le taux de TVA en vigueur soit celui du pays client. Sinon, toute la distribution subit une distorsion de concurrence. Or, dans les protocoles d'harmonisation, l'Union a octroyé un délai d'adaptation aux pays qui pratiquent des taux de TVA réduits jusqu'en 2015. Lesdits pays vont probablement demander à bénéficier d'une prolongation de cette dérogation. Si cet avantage fiscal demeure, le distributeur pourra capturer des parts de marché assez significatives pour assurer la pérennité de son activité.

M. Jacques Toubon, délégué de la France pour la fiscalité des biens et services culturels en Europe

Ce n'est que justice de parler de la fiscalité du numérique dans cette enceinte : depuis des années, le Sénat a été à l'avant-garde sur ces questions. A l'initiative de MM. Legendre et Marini, mais aussi de nombreux sénateurs de tous bords, et de Mme Morin-Desailly, le Sénat a fait de nombreuses propositions. Grace à lui, une loi relative au prix unique du livre virtuel a été adoptée. Si nous avons aujourd'hui une TVA à taux réduit sur le livre en ligne, c'est aussi parce que le Sénat l'a voulue.

J'ai participé de longue date aux réflexions sur ce sujet. Avec MM. Patrick Zelnik et Guillaume Cerruti, j'ai rédigé un rapport sur la musique et Internet début 2010. Certaines de mes propositions portaient sur la fiscalité.

Sur tous ces sujets, il faut prendre en compte les impôts indirects, comme la TVA, mais aussi directs, notamment l'impôt sur les sociétés.

Le système européen est, passez-moi l'expression, cul par-dessus tête. Il ne répond à aucune rationalité économique, budgétaire ou fiscale, mais uniquement à l'exercice de la souveraineté de chaque État et aux rapports de forces à un moment donné. De ce point de vue, le régime transitoire de la TVA est un exemple admirable. Ainsi, le Luxembourg a accepté de normaliser un peu son système bancaire, mais il a demandé en échange que l'Europe le laisse libre de décider de son régime fiscal pendant la période transitoire.

La directive sur le commerce électronique a été adoptée en 2000 et elle a fixé deux principes qui se révèlent aujourd'hui négatifs : tous les services de commerce électronique en ligne, quels qu'ils soient, supportent le taux normal de TVA. L'annexe 3 qui dresse la liste des produits autorisés à bénéficier de taux réduits ne fait pas mention des services en ligne. D'ailleurs, lorsque la directive a été modifiée pour introduire dans la liste l'hôtellerie et la restauration, il y a eu une déclaration solennelle des États membres pour réaffirmer que les services en ligne étaient assujettis au taux normal sans exception. En revanche, en 1998, le président Clinton a fait voter le Internet Freedom Act , qui a concédé des avantages fiscaux importants à l'industrie électronique et à l'industrie de l'Internet tant pour les impôts directs qu'indirects. Un moratoire fiscal a été décrété qui fait que l'industrie Internet paie, selon les États, entre 0 et 8 % de taxes sur les ventes.

Deuxième difficulté que nous rencontrons en Europe : en matière de virtuel, comment et où taxer ? L'Irlande et Jersey sont devenues des refuges fiscaux en matière d'impôt sur les sociétés. D'ailleurs, Amazon a bien compris tout l'intérêt de Jersey, qui est le paradis fiscal du Royaume-Uni. N'oublions pas que l'île de Man et Jersey sont les deux paradis fiscaux officiels de l'Union européenne.

En second lieu, la directive a consacré le statut de l'irresponsabilité des hébergeurs. La technologie de l'Internet fait que la matière est gazeuse, qu'elle s'évade. Or, la personne morale qui pourrait être appréhendée n'est pas responsable. Pourtant, les hébergeurs, purs tuyaux à l'origine, sont devenus des éditeurs, des fabricants, des agrégateurs et des « vendeurs » de contenus, ce qui leur permet de recueillir de l'argent grâce à la publicité. Tout ceci est dû à la directive sur le commerce électronique. Ce système est d'autant plus désolant que le numérique, les plateformes et les réseaux ne sont ni français, ni européens, mais mondiaux. Or, aux États-Unis, mais aussi au Japon ou en Corée du Sud, l'industrie du numérique a été traitée de façon toute différente qu'en Europe. Le déséquilibre en matière fiscale est patent, d'où une perte de compétitivité.

A partir des initiatives législatives du Sénat, ma mission est de travailler sur le taux réduit de TVA appliqué au livre numérique en ligne. Je devais convaincre nos partenaires qu'il fallait revoir la politique européenne en la matière. Avant même que le régime définitif de la TVA ne soit adopté en 2015, un accord doit être conclu pour fixer un taux réduit de TVA pour le livre numérique en ligne. Plus largement, comment faire en sorte que les biens et services culturels en ligne ne subissent plus le désavantage compétitif dont je viens de parler ?

Un seul exemple : pendant plus d'une année, Amazon s'est battu pour que la Californie n'augmente pas la taxe qui frappe les ventes, alors que cet État est en faillite et cherche par tous les moyens des ressources supplémentaires. En définitive, l'augmentation a été votée, mais son application a été reportée à septembre prochain. A cette époque, les États-Unis seront en pleine bataille présidentielle et législative. Il serait donc étonnant que cette augmentation soit appliquée à l'automne. Or, des études démontrent que de 1998 à aujourd'hui, Amazon a « gagné » 8 milliards de dollars de plus en raison du niveau réduit de taxe, ce qui lui a permis d'investir pour prendre le contrôle du marché du livre en ligne en Europe et dans le monde.

Deuxième distorsion de concurrence : des biens physiques bénéficient de taux réduits mais lorsque ces mêmes biens sont vendus en ligne, ils doivent acquitter la TVA normale. C'est le cas pour la presse, le livre, le cinéma, la vidéo... Il n'y a que la musique pour laquelle la TVA normale s'applique également aux supports physiques et numériques. Dans 24 pays de l'Union européenne, les taux de TVA sur les biens physiques et les services numériques divergent.

Au sein même de l'Union européenne, sous couvert du régime transitoire, certains pays font ce qu'ils veulent. Le Luxembourg n'applique même pas son taux normal de TVA de 15 %, le plus bas de l'Union. Si Skype, Amazon et iTunes se sont installées dans le grand-duché, ce n'est pas parce que ses dirigeants aiment se promener sur les rives de l'Alzette, mais parce le gouvernement luxembourgeois a voulu créer un hub électronique. Considérant que la diffusion d'oeuvres culturelles en ligne est constituée, d'une part, de services électroniques auxquels la directive impose d'appliquer le taux normal, d'autre part, de propriété intellectuelle imposée à 0, les Luxembourgeois appliquent à l'ensemble un taux moyen de 7 % !

« Pourquoi vous inquiéter ? », me demande-t-on. « A compter de 2015 s'appliquera le taux de TVA du pays où le service est consommé. » Certes, mais en attendant les distorsions fiscales auront irréversiblement contribué à structurer le marché. C'est aujourd'hui que l'offre en ligne se développe. La Fnac a vendu 30 000 liseuses Kobo pendant les vacances de Noël : bientôt, le livre numérique ne représentera plus 1 ou 1,5 % du marché de l'édition, mais plus de 10 %, comme aux États-Unis !

Une récente étude du Contrôle général économique et financier démontre la sensibilité des ventes par rapport à la baisse des prix et du taux de TVA : notre combat n'est pas vain. Les éditeurs ont pris des engagements.

Nous résignons-nous, comme naguère pour la musique, à devenir de simples consommateurs de services numériques - ce qui serait d'autant plus dangereux pour la diversité culturelle et l'équilibre économique qu'il s'agit de services généralistes, indifférents aux contenus - ou sommes-nous capables de mettre en place une « politique industrielle » européenne ? Celle-ci passerait par le soutien à l'innovation, des mesures de régulation - le prix unique en est un exemple -, la lutte contre le piratage, la pédagogie en faveur de l'offre légale et la neutralisation du désavantage compétitif résultant de la fiscalité. Nous avons les « contenus », les oeuvres. Reste à créer des éditeurs, des services européens, sources d'emplois, d'activité et de revenus fiscaux. L'Europe ne doit pas devenir une colonie du monde numérique ! Le Sénat est à l'avant-garde en France, la France l'est en Europe, mais saurons-nous convaincre nos partenaires ? La fiscalité n'est pas affaire de gros sous : le destin de 500 millions d'Européens est en jeu.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Belle véhémence ! C'est qu'en effet il y a urgence.

M. Frédéric Bokobza, sous-directeur du développement de l'économie culturelle à la Direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la culture et de la communication

Je serai bref, car beaucoup a été dit. Le sommet de l'e-G8 a eu lieu il y a quelques mois : c'était la première fois que la question des effets sociaux d'Internet et en particulier de son impact sur les industries culturelles était abordée à ce niveau. En novembre, à la demande du Président de la République, Frédéric Mitterrand organisait à Avignon un sommet élargi sur Internet et la culture, où l'on a parlé de droits d'auteur et de lutte contre le piratage plus que de fiscalité.

S'agissant du taux de TVA applicable aux services en ligne donnant accès à des oeuvres culturelles - c'est-à-dire aussi bien aux livres qu'à la vidéo à la demande, à la musique et à la presse -, la mission de M. Toubon a déjà remporté de beaux succès auprès de la Commission européenne, du Parlement et de certains États membres. Dans un rapport d'initiative sur l'avenir de la TVA et un autre sur les industries culturelles et créatives, les eurodéputés ont plaidé pour un taux réduit. La Commission, gardienne des textes en vigueur, est tenue à une certaine orthodoxie, mais elle a engagé une réflexion : elle a adopté en décembre une communication sur l'avenir de la TVA où le problème est abordé sous l'angle de la neutralité fiscale - des biens et services similaires devant être taxés de la même manière - et où elle appelle, en une formule prudente mais significative, à prendre en compte le progrès technologique. Elle a aussi adopté récemment une communication sur le commerce électronique et l'avenir de la directive de 2000, qui traite de la TVA. Certains commissaires ont pris position : Mme Neelie Kroes, chargée de la stratégie numérique, et Mme Androulla Vassiliou, chargée de la culture.

Mais le chemin sera long : il faut encore que la Commission fasse une proposition, et que celle-ci soit adoptée par tous les États membres, puisque l'unanimité est la règle en matière fiscale. Aucun pays n'est aussi allant que la France, mais plusieurs sont déjà prêts à nous suivre, parmi lesquels le Luxembourg, qui applique depuis le 1 er janvier un taux réduit aux e-books . En revanche, l'Allemagne et le Danemark sont réfractaires, mais pourraient être convaincus par l'argument économique : l'étude conjointe de Bercy et du ministère de la culture et de la communication, à laquelle M. Toubon faisait référence, montre qu'un taux réduit sur le livre numérique provoquerait une hausse des recettes fiscales dès 2015, parce qu'il stimulerait le marché et rendrait le piratage moins attractif.

Plus généralement, M. Bomsel l'a bien dit, l'ère numérique bouleverse les industries culturelles, leur équilibre économique et leurs circuits de financement. Jusqu'à présent, l'amont était financé par l'aval, la création audiovisuelle et cinématographique par les chaînes de télévision et les entrées en salle. Ce modèle est en péril. Lors de la renégociation de la directive « Télévision sans frontières », la France a obtenu que la vidéo à la demande contribue aussi au financement de la création : elle avait compris que ce secteur était promis à un grand essor. Il faut aujourd'hui trouver de nouvelles bases taxables, des assiettes larges auxquelles seraient appliqués des taux faibles - dans un souci d'équité et pour éviter les contournements. C'était le sens de la récente réforme de la taxe sur les services de télévision. On envisage le plus souvent de taxer les fournisseurs d'accès à Internet, mais cela ne va pas de soi : outre qu'il faut éviter d'imposer toujours les mêmes, on peut noter - même si, il faut le souligner, son champ est formulé de manière plus large, que la taxe adoptée par la France en 2009 sur les opérateurs de communications électroniques est contestée devant la Cour de justice de l'Union européenne. Taxer la publicité en ligne, qui ne connaît pas les frontières, pourrait permettre de faire contribuer des acteurs internationaux avec une assiette très large et en forte croissance ; cela apparaît toutefois complexe techniquement et juridiquement. Parmi d'autres assiettes envisageables, on peut penser à la bande passante ou aux terminaux, notamment les smartphones ou autres tablettes.

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