B. DÉBAT AVEC LA SALLE

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

J'ouvre à présent le débat avec la salle. Quelqu'un souhaite-t-il intervenir ?

M. François Momboisse, directeur de Fnac.com

L'harmonisation des taux de TVA est une urgence absolue. Lorsque nous avons lancé Fnac musique en 2004, iTunes concentrait 40 % du marché, contre 80 % aujourd'hui : la messe est presque dite. Pendant des années, iTunes a bénéficié d'un taux de TVA inférieur de 15 points à celui de ses concurrents européens. Aucun d'entre eux n'est plus viable.

Autre problème : le poids financier d'Apple et Amazon. Apple, qui a gagné 13 milliards de dollars en un trimestre, a les moyens d'éditer toutes les oeuvres disponibles et d'en inonder le marché européen.

En 2015, le taux de TVA applicable sera celui du pays de consommation. Mais les services fiscaux ne savent pas comment faire. Apple pourra toujours arguer que la nationalité des acheteurs, identifiés par leur adresse électronique, lui est inconnue.

Tout se jouera dans les deux ou trois ans à venir. Comment nous faire des alliés en Europe ? Malgré les démarches menées au sein du Conseil du numérique, il semble que l'instauration d'un taux réduit ne soit pas une priorité pour les Allemands.

M. Jacques Toubon, délégué de la France pour la fiscalité des biens et services culturels en Europe

Il n'y a plus qu'iTunes dans le domaine de la musique en ligne, avez-vous dit. Ce n'est pas tout à fait vrai. Il ressort des études menées par la Hadopi et par moi-même sur le suivi des « treize engagements » pris par une vingtaine d'acteurs du secteur qu'un nouveau modèle économique est en train de naître, qui pourrait être durable : le Suédois Spotify, le Français Deezer sont devenus rentables. Il faut continuer à orienter le public vers l'offre payante.

Quels alliés en Europe ? Le Luxembourg ne demande rien : il applique de son propre chef un taux de 3 % depuis le 1 er janvier, à la suite non d'un débat parlementaire, mais d'une simple instruction grand-ducale.

L'Allemagne est attachée au taux unique de TVA. Le problème est d'abord politique : depuis deux ans, la coalition actuelle n'arrive pas à traiter la question fiscale, et le groupe de travail CDU-CSU-FDP présidé par M. Schaüble ne s'est réuni qu'une fois. L'instauration d'un taux réduit dans l'hôtellerie a eu des conséquences désastreuses pour le FDP. En outre, le gouvernement allemand a pour priorité la lutte contre les déficits.

Le Royaume-Uni est séduit par l'argument économique, mais affolé à l'idée que les taux applicables aux contenus physiques puissent être remis en cause : la presse est au taux zéro outre-Manche. Le gouvernement de M. Cameron a voulu revoir en 2011 la fiscalité sur la presse et le livre : il marchait sur des oeufs et il a renoncé finalement. La situation est à peu près la même en Italie, où l'on craint pour le standstill fiscal. Les éditeurs transalpins, qui sont très favorables au taux réduit, n'ont pris donc aucune position publique.

La position de la République tchèque est intelligente. En général, les Tchèques, favorables au taux unique comme les Allemands, s'orientent vers un taux de 16 % en 2017, ce qui ne les empêche pas d'être sensibles aux raisons économiques. Ils prévoient de s'abstenir si la question est abordée au sein du Conseil Ecofin. Il faut le rappeler en effet : il n'est pas question d'imposer un taux réduit, mais d'autoriser les États membres à en instaurer un ; d'ailleurs le taux applicable sera bientôt, après 2015, celui du pays consommateur.

Les Espagnols ont plaidé par le passé pour un taux réduit. J'irai vérifier la semaine prochaine que le gouvernement de M. Rajoy y est aussi favorable que celui de M. Zapatero : je n'ai pas d'inquiétude. En revanche, le Parti Populaire est hostile au prix unique du livre, contrairement au PSOE.

Suédois et Finlandais nous soutiennent : les premiers ont pris des initiatives parlementaires, les seconds connaissent les intérêts de Nokia. Les Pays-Bas sont tentés, et j'ai reçu une lettre du secrétaire d'État aux finances qui se dit favorable à notre proposition.

La présidence danoise, sur la base de la communication du 6 décembre de la Commission européenne, veut aboutir à des conclusions du Conseil Ecofin en mai, ou du moins à des conclusions de la présidence. Le gouvernement de Mme Thorning-Schmidt n'est pas foncièrement favorable au taux réduit ; au Danemark, la presse est exemptée de TVA et le livre soumis au taux de 25 %. Mais il tiendra compte des avis qui s'exprimeront. Au deuxième semestre, c'est Chypre qui présidera l'Union ; or son gouvernement est acquis à notre cause, et Mme Vassiliou, commissaire à la Culture, est chypriote.

Des progrès ont été enregistrés en 2011, au Conseil, au Parlement Européen et auprès de certains États membres. J'ai bon espoir que les choses avanceront encore cette année. Certes la France, en appliquant de son propre chef un taux réduit à partir du 1 er mars, s'exposera à un contentieux. Mais nous avons de bons arguments. Le principe de neutralité fiscale n'a-t-il pas été réaffirmé par la Cour de justice dans un arrêt Rank du 16 novembre 2011 ?

M. Yves Le Mouël, directeur général de la Fédération française des Télécoms (FFT)

Tous les opérateurs réunis au sein de la FFT acceptent de contribuer au financement de la création, à condition que cette contribution soit proportionnée à leur activité et qu'elle soit équitable, c'est-à-dire que tous ceux qui bénéficient de la création y soient soumis. Or, ce n'est pas le cas, et cette distorsion de concurrence nuit beaucoup aux acteurs français du secteur. Pour l'heure, seuls les opérateurs sont taxés : une centaine de millions d'euros par an sont ainsi confisqués alors qu'ils pourraient servir à l'investissement. Quand mettra-t-on fin à une injustice qui pénalise nos entreprises ?

M. Jacques Toubon, délégué de la France pour la fiscalité des biens et services culturels en Europe

Quand nous aurons convaincu les 26 autres États membres de l'Union. En France même, des événements politiques importants sont attendus en 2012...

M. Bernard Benhamou, délégué aux usages de l'Internet

La fiscalité est le bras armé de toute politique industrielle. Avec une triste constance, l'Europe a raté les virages des services numériques en survalorisant les infrastructures, « tuyaux » et terminaux. Nokia est aujourd'hui pris dans un étau américano-asiatique. Les services européens n'ont pas la visibilité internationale qu'ils méritent. L'Europe est pourtant riche en contenus : je pense entre autres à la valorisation patrimoniale des territoires. Notre marché de la mobilité est plus important, en valeur, que celui de la Chine ou des États-Unis. Enfin, nous avons les meilleurs cerveaux de la planète, qui partent trop souvent travailler sous le soleil californien ou asiatique.

Il faut s'appuyer sur le triptyque : marché, données, cerveaux. Le même problème se pose d'ailleurs aux États-Unis : d'Europe, on a peut-être été surpris d'entendre M. Obama dire, dans son discours sur l'état de l'Union, que l'Amérique devait mieux soutenir ses PME innovantes. Les emplois délocalisés sont peut-être perdus pour jamais, mais il est possible d'en créer d'autres, dans des filières nouvelles.

Pour cela, il faut éviter l'alternative toxique du rachat - auquel Deezer a été acculé - et de l'expatriation. Aidons nos PME innovantes à devenir des entreprises de taille intermédiaire (ETI), voire de grands groupes. Outre les mesures fiscales, il faut arracher à Bruxelles un Small Business Act , pour que nos PME aient accès à la commande publique : car si la profitabilité dépend de la fiscalité, l'essentiel pour les PME est d'avoir des clients.

L'attitude de la France est trop défensive, comme s'il était déjà trop tard, alors que nos entreprises proposent des services de très haute gamme à partir d'objets connectés, comme les quadricoptères Parrot - innovation de 2010 saluée même par le MIT - ou les objets de santé connectés Withings.

M. André Gattolin, sénateur des Hauts-de-Seine

J'apprécie le travail de M. Toubon, mais ne rendons pas une Europe lointaine responsable de tous nos maux. La France a souvent bloqué les discussions sur la fiscalité. Le sujet est sur la table depuis trente ans. Ayons l'esprit européen ! L'Europe forme le premier marché mondial : sur 550 millions d'habitants, 400 millions ont un pouvoir d'achat très élevé par rapport à la moyenne mondiale, contre 250 à 280 millions en Amérique du Nord - Mexique compris - et 200 à 250 millions en Chine.

Notre pays n'a pas toujours fait preuve d'une grande capacité d'anticipation. Sans parler du minitel, nous étions au deuxième rang mondial dans les années 1980 pour les jeux vidéos, mais nous avons rétrogradé depuis au dixième ou au quinzième rang, selon les classements. Nous sommes en train de créer un Centre national de la musique. A quand un Centre national de la création vidéo ?

Jusqu'ici, les rôles étaient partagés entre des auteurs, des éditeurs, des plateformes de distribution et des revendeurs. Le numérique rebat les cartes. Sont apparus des agrégateurs-diffuseurs universels, qui ne produisent rien, entretiennent avec les auteurs des rapports inégaux ou exploitent des oeuvres sur lesquelles les droits sont échus, et refusent de prendre le moindre risque, ce qui est pourtant le rôle d'un éditeur.

La fiscalité doit tenir compte de l'apport de chacun. La France est restée dans le « dur » et survalorise l'auteur. S'il est légitime que les auteurs perçoivent des droits sur leurs oeuvres, il est scandaleux qu'il y ait des ayants droit. On entretient la rente dans une économie en pleine évolution. La création est aujourd'hui une création collective, un rapport entre un auteur, un éditeur et un support.

M. Benoît Tabaka, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNN)

M. Bomsel suggère que les acteurs les moins responsabilisés soient les plus taxés, et inversement. Or la France connaît un régime de responsabilité aménagée, les acteurs de l'Internet devraient plutôt avoir un taux réduit de TVA. La mesure proposée inciterait au piratage tout en dégageant des recettes fiscales : faut-il croire que le piratage est bon pour le budget de l'État ? On appliquerait la double peine aux acteurs français, tout en encourageant les autres à rester à l'étranger. Ces propos légitiment aussi le fait qu'iTunes ou Amazon, qui sont des hébergeurs, ne paient pas d'impôt en France, bien qu'ils créent de la valeur. Bref, je suis loin d'être convaincu : le régime de responsabilité concerne des agissements illicites, la taxation vise la valeur économique.

Si l'on en croit M. Bokobza, le ministère veut taxer les entreprises de l'Internet pour financer l'industrie culturelle. Ne faudrait-il pas plutôt taxer l'industrie culturelle pour soutenir les acteurs français de l'Internet contre leurs concurrents internationaux ?

M. Olivier de Baillenx, directeur des relations institutionnelles d'Iliad (Free)

La France est à l'avant-garde, a-t-on dit ce matin. Mais elle a les moyens d'agir seule, et elle pourrait se dispenser de revenir sur les mesures judicieuses qu'elle a prises par le passé. Je pense au régime de TVA applicable aux offres triple play . L'Europe ne le remettait pas en cause : elle exigeait seulement plus de transparence.

M. Bomsel a parlé des effets négatifs du droit actuel sur le paysage français. Mais les entrées en salle de cinéma battent des records année après année, et la révolution numérique augmente considérablement la diffusion des oeuvres. Loin d'être stable, la situation évoluera beaucoup dans les années à venir, et pas seulement à cause du lancement des offres mobiles de Free. Mais les réseaux fixes et mobiles de nouvelle génération exigeront d'importants investissements. On se préoccupe de financer la création, et l'on oublie les réseaux et services nouveaux. Pourquoi ne pas faire payer les grands éditeurs et majors internationaux et français ? C'est aussi une question qui se pose au niveau européen, à côté de celle de la TVA, avec l'Agenda numérique et le programme Connecting Europe .

Mme Sylvie Forbin, directrice des affaires institutionnelles et européennes chez Vivendi

Sur le financement des réseaux, j'invite notre collègue de Free à prendre connaissance du rapport commandé par Mme Neelie Kroes à un certain nombre d'industriels, dans lequel nous proposions des pistes plus efficaces que la seule taxation.

Je souhaiterais demander à M. Jacques Toubon, ainsi d'ailleurs qu'à M. Frédéric Bokobza, ce qui, dès lors que l'on considère que nous sommes aujourd'hui dans une phase transitoire qui devrait aboutir à prendre le pays de consommation comme base de la taxation, nous empêche d'opter pour le système très favorable mis en place au Luxembourg.

M. Jacques Toubon, délégué de la France pour la fiscalité des biens et services culturels en Europe

C'est ce que nous faisons. Mais la France ayant d'autres responsabilités dans la conduite des Affaires Européennes, nous nous efforçons d'avancer de concert avec l'Allemagne. Cela nous conduit à marquer une nouvelle étape, à dire très clairement vers où nous allons et à convaincre nos partenaires de l'intérêt de l'objectif fixé auquel nous aboutirons de toute façon. Mais cela doit en effet être anticipé dès maintenant et non en attendant 2015 car, dans 18 mois le marché s'étant structuré, il sera trop tard.

M. Olivier Bomsel, économiste

Je ne m'attendais pas à d'autres choses de la part d'intermédiaires dont je propose d'accroître le degré de responsabilité. Les décisions de justice se succèdent contre des fournisseurs d'accès, qui se croyaient protégés par leur statut, ce qui les conduira sans doute à essayer de se prémunir contre ces risques juridiques, par exemple en décidant s'ils ont intérêt à négocier la prise en compte de cette nouvelle contrainte contre une baisse de la fiscalité.

Depuis le traité de Rome, l'Europe poursuit coûte que coûte l'objectif d'unification des marchés au travers la définition de standards communs. Cela a bien fonctionné pour le charbon et l'acier, de façon un peu moins facile pour l'agriculture et de manière très originale dans le secteur des télécommunications grâce à la définition de la norme GSM qui a autorisé de considérables économies d'échelle. Mais ce processus a subi un coup d'arrêt brutal pour des services tributaires des 24 ou 25 différentes langues de l'Union. Si l'Europe ne prend pas conscience qu'il s'agit là d'un handicap de compétitivité, alors elle se condamne à définitivement devenir la colonie des zones qui, unifiées sur un plan linguistique, auront été en mesure de créer leurs propres standards.

Le grand échec numérique de l'Europe, alors même qu'elle avait su devenir la première zone de téléphonie mobile, tient en effet à l'émergence d'acteurs s'appuyant sur un bassin linguistique très large. Google ou Amazon n'auraient pu atteindre la taille critique ni se financer dans les mêmes conditions, sans un marché de 350 millions de consommateurs anglophones. Les Européens quant à eux s'efforcent, au prix de lourds investissements, à développer des références, des oeuvres ou des marques dans chacun des pays, sans être en mesure d'en maîtriser la commercialisation ou, comme disent les économistes, la distribution discriminée, comme cela était encore possible pour les biens et services physiques.

Même si l'Europe est aujourd'hui davantage préoccupée, à juste titre, par les difficultés de son système monétaire, soyons aussi conscients de ces graves faiblesses qui menacent l'affirmation de son identité dans le domaine du numérique.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Je suis tout à fait d'accord avec ces propos. Nous sommes tous favorables à la mise en place d'une politique fiscale offensive au niveau européen. Les deux ans qui viennent s'annonçant décisifs, nous avons compris qu'il y avait urgence et nous vous souhaitons, monsieur le Ministre, beaucoup de courage pour convaincre les 24 pays dont nous avons parlé à se rallier à la position la plus sage en la matière. Je note aussi la nécessité de disposer d'une stratégie industrielle dans une Europe intégrée.

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