SECONDE TABLE RONDE : ÉQUILIBRE DE LA FISCALITÉ DU NUMÉRIQUE

A. INTERVENTIONS

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Cette seconde séquence de notre matinée traite de la recherche de l'équilibre entre l'ensemble des redevables de la e-fiscalité, qu'il s'agisse des fournisseurs d'accès à Internet, des éditeurs, des annonceurs et des consommateurs, une attention particulière étant portée à la façon dont la fiscalité sur les biens et les services pourrait être appliquée à ceux qui sont aujourd'hui en situation d'évasion fiscale.

M. Olivier Ezratty, consultant et conseiller en stratégie d'innovation

Alors que l'on a en France l'habitude curieuse de commencer à parler de fiscalité avant de s'intéresser aux caractéristiques économiques du secteur auquel elle s'applique, il me semble indispensable de rappeler quelques ordres de grandeur fondamentaux. Parmi les segments de l'industrie numérique, celui des télécommunications pèse deux mille milliards de dollars au niveau mondial, et affiche une rentabilité de l'ordre de 9 % ; les matériels électroniques grand public représentent mille milliards de dollars pour une rentabilité de 5 à 6 % ; la publicité atteint 500 milliards de dollars, dont une partie bénéficie aux fournisseurs de contenu, environ 100 milliards alimentant des entreprises telles que Google, Yahoo ! ou MSN. Viennent ensuite l'industrie du logiciel, avec 260 milliards de dollars et le secteur de la musique et du cinéma qui ne représentent en tout et pour tout que quelques dizaines de milliards de dollars.

Nous avons tendance à nous concentrer sur les contenus, c'est-à-dire sur la partie la plus petite et la moins profitable de l'ensemble qui lui sert souvent de faire-valoir. Les enjeux industriels se concentrent en haut de la filière numérique, là où se trouvent les fournisseurs de plateformes mondiales dans le domaine du matériel, des services ou du logiciel. La question essentielle pour l'Europe est bel et bien de revenir dans la bataille mondiale que se livrent les créateurs de ces plateformes.

Egalement concerné par cette bataille, le monde de la télévision est à la veille de subir de très grandes migrations de valeur. Or les pouvoirs publics se passionnent déjà pour la fiscalité qui pourrait être appliquée par exemple à Google TV sans s'interroger sur l'évolution d'ensemble du modèle et la façon de participer, ne serait-ce qu'à l'échelle européenne, à la course à la création de plateformes. Le risque fondamental serait de se tromper de bataille en se concentrant sur une fiscalité qui bénéficierait à des activités locales à très faible marge plutôt que d'encourager la constitution de nouveaux acteurs. Un meilleur équilibre doit être trouvé entre cette fiscalité de gagne-petit, et une action plus dynamique à la hauteur des enjeux mondiaux.

Parallèlement, il est toujours possible d'optimiser la fiscalité applicable à certains grands acteurs étrangers présents en France, d'autant plus que ceux-ci utilisent souvent pour leurs filiales le statut d'agents commissionnés. Ce statut d'optimisation fiscale a pour effet de déplacer le résultat de cette dernière au profit de la maison mère située aux États-Unis ou en Irlande alors même que les employés des filiales sont considérés comme des salariés du groupe à part entière. L'État, qui aimerait bien les taxer plus, souhaiterait dans le même temps attirer leurs sièges sociaux ainsi que leurs centres de recherche. Google a récemment annoncé une implantation en France.

Je n'ai pas de solution toute prête à vous proposer mais il me semble qu'il est dans tous les cas, essentiel d'associer à la réflexion sur la fiscalité une approche du secteur en termes de création de valeur et de marge. A force de cloisonner, nous avons toujours un train de retard.

M. Marc Tessier, président de VideoFutur Entertainment Group

Ces grandes envolées confirment que nous ne traitons les enjeux spécifiques aux medias qu'en deuxième lieu. Comment prendre pleinement en compte les conséquences de la dématérialisation de l'économie sur la fiscalité des États, à un moment où ces derniers sont particulièrement à la recherche de recettes ? La bataille de la localisation fiscale dépasse de loin les considérations techniques, elle exige volonté politique et adaptation aux réalités concrètes.

Nous disposons encore d'opérateurs puissants, y compris dans la partie la plus rentable des activités. Si l'on peut s'interroger sur l'origine des technologies utilisées ou sur les risques d'évasion fiscale, les principaux fournisseurs d'accès restent de grandes sociétés nationales réalisant des marges substantielles. La situation actuelle demeure donc confortable, pouvant même donner le sentiment que nous pouvons continuer de débattre et de décider entre nous, alors que l'avenir peut nous échapper.

Les médias ont longtemps constitué des activités très rentables et riches en emplois. Ces activités, telles que le cinéma ou la musique, ont vu récemment leur rentabilité affectée par les évolutions technologiques. Comment s'adapter à cette nouvelle donne ?

Quant à la télévision, je pense comme Olivier Ezratty que les professionnels n'ont pas pris la mesure des changements qui les attendent, à commencer par la délocalisation du métier d'éditeur. La question qui se pose est celle des instruments, pas uniquement fiscaux, nous permettant de conserver en France une capacité de création, afin d'éviter par exemple que nos créateurs ne partent à Hollywood. Il est d'ailleurs assez significatif que des comédiens français soient favoris pour les prochains oscars et qu' Hugo Cabret de Martin Scorsese ait, par son contenu même, un lien avec notre territoire et notre histoire.

La situation actuelle est-elle optimale ? Non, et il importe que nous mettions en place des pôles de création performants à l'échelle internationale, comme nous l'avons fait par exemple dans le domaine de l'animation et dans une moindre mesure dans le domaine des jeux vidéo. On peut dépasser une politique franco-française.

Nous sommes face à des évolutions globales, dépassant de loin le secteur des médias ou le cas de Google, et qui se traduisent par le fait qu'un certain nombre d'acteurs étrangers, tout à fait légitimement, créent de la valeur ajoutée en France sans y être taxés, et ce indépendamment du taux de TVA qui pourrait leur être appliquée. Va-t-on réinventer des fiscalités spécifiques ? Mieux vaut mener une réflexion d'ensemble avec nos partenaires européens, que de rechercher des réponses sectorielles. J'approuve la croisade de Jacques Toubon mais elle ne porte que sur un aspect marginal au regard de cette évolution.

Notre mission consacrée au secteur audiovisuel et à la télévision a mis en lumière le risque d'un cercle vicieux consistant à taxer davantage les acteurs de la diffusion en France au moment où leurs parts de marché diminuent, afin de compenser l'effet de cette baisse de l'assiette sur le financement de la création. Il n'est en effet pas possible d'y faire contribuer les acteurs installés à l'étranger, y compris en Europe, faute d'harmonisation au niveau de l'Union. Ce processus redoutable menacera l'efficacité économique de nos acteurs et je ne souhaite pas, disant cela, me prononcer sur la légitimité de ces contributions ou sur le point de savoir s'ils doivent porter davantage sur les industries techniques ou sur les créateurs de contenus car au final, ce sont toujours les consommateurs qui paient.

Oui, le multilinguisme au sein de l'Europe représente un handicap, qui conduit par exemple certaines grandes entreprises françaises à tourner en anglais.

La première conclusion de notre rapport est qu'après plusieurs décennies de rendement croissant, le système de financement de la création est entré dans une phase de rendements décroissants, même si ce n'est pas encore très sensible parce que le secteur est encore en croissance - cela pourrait ne pas durer. Al Jazira établira-t-elle en France sa chaîne sportive à vocation paneuropéenne ? Elle quitterait plus facilement le territoire que Canal+. Tout cela nous amène à conclure, sans proposer de remise en cause fondamentale des règles du jeu, que nous allons davantage dans le sens d'un allègement des contributions que de leur renforcement.

Seconde conclusion : il ne saurait y avoir de mécanisme de financement de l'aval vers l'amont du secteur sans intervention de l'État. Si celui-ci disparaissait, l'ensemble de la création serait en moins de cinq ans attiré à Hollywood par le seul jeu des forces du marché. On pourrait alors craindre que nous n'ayons pas d'autre choix que de substituer une industrie publique à nos industries privées, le cauchemar ! Un système d'épargne collective actuel ne coûte rien au budget de l'État et il contribue même à son financement puisque l'État utilise sa trésorerie.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Nous en sommes convaincus.

M. Marc Tessier, président de VideoFutur Entertainment Group

Troisième axe du rapport, la recherche d'un mode de financement équilibré qui ne soit pas trop pénalisant pour les acteurs. Je déplore l'absence de réflexion théorique sur la fiscalité. On l'a bien vu avec la taxe Google : chaque fois que l'on avance une idée, les fiscalistes s'empressent de nous répondre que c'est impossible, à tel point qu'on peut penser que si l'on souhaitait aujourd'hui établir une TVA au niveau communautaire, ils nous répondraient aussi que n'est pas possible. A l'inverse, lorsque l'on donne instruction aux services, ils y travaillent et trouvent des solutions, comme le montre l'exemple de l'harmonisation à l'horizon 2015.

Bien que n'étant pas fiscalistes, nous nous sommes jetés à l'eau en nous prononçant en faveur d'une taxe sur les flux entrants : ils sont aisément identifiables et correspondent davantage à la réalité que les prélèvements aveugles sur les abonnements triple play , comme s'ils étaient l' alpha et l' oméga de la commercialisation du numérique. Si MegaUpload ne paie pas la taxe, l'intermédiaire par lequel il rentre sur notre marché le fera pour lui ; le fournisseur d'accès serait ainsi le collecteur de la taxe mais n'en supporterait pas le coût. Cette solution ne conviendra pas aux spécialistes, mais il fallait réagir à l'érosion générale des ressources fiscales. On nous la décrit tous les jours, mais on ne fait rien ! Quand j'étais au CNC, la question s'était posée de réintégrer les chaînes thématiques. Il m'a fallu un an pendant lequel je n'ai entendu que des arguments contre, jusqu'à ce qu'un arbitrage fasse prévaloir l'intérêt collectif. Je lance donc un appel à l'imagination fiscale pour répondre aux défis actuels de la e-fiscalité.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Ne pas être spécialiste donne peut-être plus de créativité. Des fiscalistes participeront à nos prochains travaux.

M. Benoît Tabaka, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNN)

Le Conseil national du numérique suit les questions de fiscalité, comme par exemple la taxe Google. Nous avons constaté qu'en France, si l'on n'a pas de pétrole, on a des taxes mais également beaucoup d'idées. Le numérique constitue ainsi un terrain d'innovation y compris en matière fiscale.

Première question : à qui profite la fiscalité du numérique ? Si c'est au financement de la culture, cela renvoie à un débat qui n'a pas été tranché : une nouvelle économie doit-elle financer un secteur en transition, transfère-t-on la valeur ou bien taxe-t-on simplement sa création ? Deuxième question, taxe-t-on le numérique pour déployer les réseaux à très haut débit ? On évalue l'investissement à un milliard d'euros par an.

Mme Catherine Morin-Desailly, présidente du groupe d'études « Médias et nouvelles technologies »

Il y a une loi.

M. Benoît Tabaka, secrétaire général du Conseil national du numérique (CNN)

On s'interroge sur l'abondement public du Fonds d'aménagement numérique des territoires.

Troisième approche, il peut s'agir d'une contribution classique au budget de l'État versée par les consommateurs ou des acteurs économiques créateurs de valeur, de grands opérateurs, qu'ils soient américains tels Google, Amazon ou Apple, ou français, comme Price Minister ou Dailymotion. Enfin, la fiscalité du numérique pourrait reposer sur les intermédiaires techniques, les fournisseurs d'accès à Internet, le débat sur ce point restant ouvert.

Mais ce qui importe, ce sont les enjeux de compétitivité du secteur en termes d'innovation, de croissance et d'emplois difficilement délocalisables. N'en déplaise aux Cassandre, les sièges sociaux ne sont pas partis à Luxembourg City. Contrairement aux acteurs de la musique, les grandes stars françaises du numérique n'ont pas cédé aux sirènes de l'expatriation.

Qui paie quoi ? Apple, Amazon, Google et Facebook tirent près de 2,5 milliards d'euros de revenu de leurs activités en France, devraient y payer 600 millions d'impôt sur les sociétés alors qu'ils n'en payent que 4 millions. Les idées ne manquent pas pour tenter de remédier à cette situation, la première consistant à établir un bilan global de la contribution de ces entreprises à notre économie, notamment en termes d'emplois au regard des avantages dont ils bénéficient tel que le crédit impôt-recherche. La seconde idée est de taxer les flux entrants, avec cet inconvénient que l'utilisation de la bande passante n'est pas corrélée à la création de valeur ajoutée : Google gagne plus d'argent avec son moteur de recherche qu'avec iTunes. Les grands acteurs internationaux risquent en outre d'installer leurs systèmes de connexion dans des pays étrangers ou de passer par des systèmes de transit : comme l'achat en gros est dix fois moindre, l'impôt le sera également.

L'établissement virtuel stable, discuté au niveau communautaire dans le cadre du projet d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) pourrait constituer un moyen de profiter des revenus d'activité réalisés par ces acteurs sur notre territoire. Mais sa mise en oeuvre prendra une dizaine d'années au moins, ce qui est très long au regard de la situation de nos finances publiques. Est-on en mesure de renoncer aujourd'hui à 600 millions de recettes supplémentaires ? Peut-être doit-on taper sur la table comme on l'a fait pour le livre électronique. Une commissaire européenne est alors venue à Avignon reconnaître que la règlementation européenne n'était plus adaptée, ce qui n'a d'ailleurs pas empêché la Commission de nous assigner en justice.

Une autre solution pourrait aussi consister à prendre en compte les signes extérieurs de richesse, des voitures de luxe aux hôtels particuliers en passant par les bâtiments acquis en plein Paris à des prix sans rapport avec l'impôt acquitté.

La mise en place d'une fiscalité du numérique exige clairement que ses objectifs soient bien définis au préalable. La Fédération internationale de l'industrie phonographique (IFPI) explique que nous avons gagné 13 millions grâce à Hadopi ? Nous pourrions prélever 15 millions de TVA sur la musique d'iTunes ! Le prix de la lutte contre le piratage est le développement de l'offre légale à l'étranger. Nous devrions plutôt viser la défense de nos entreprises du numérique et leur compétitivité face aux acteurs étrangers.

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