2. Bordeaux : le rôle pivot du conseil général et l'évitement d'établissements en périphérie urbaine
a) L'évolution du second degré en Gironde sous l'effet de la pression démographique et de l'assouplissement de la carte scolaire

Le recteur de l'académie de Bordeaux, ancien directeur général de l'enseignement scolaire, ne s'est pas libéré pour rencontrer les membres de la mission. Toutefois, le conseil général de Gironde a pu présenter des éléments statistiques détaillés sur l'évolution des collèges dont il a la charge depuis la rentrée 2008.

Le département de la Gironde connaît une très forte poussée démographique : il compte 15 000 habitants de plus chaque année depuis dix ans. La croissance des effectifs scolarisés au collège obligera sur la période 2012-2015 le conseil général à mener quinze opérations de rénovation ou de construction d'établissements dans le but d'augmenter le nombre de places disponibles. En dehors de l'agglomération bordelaise, le bassin d'Arcachon connaît une poussée démographique, qui est liée notamment à l'installation du laser mégajoule et nécessitera la construction à terme de collèges neufs. Cette pression démographique très forte entraîne la saturation de collèges et limite matériellement les possibilités globales de dérogations.

A la rentrée 2011, sur l'ensemble du département 930 dérogations ont été accordées à l'entrée en 6 e pour 1 370 demandes, soit un taux de satisfaction des demandes de 68 %. Depuis la rentrée 2008, le nombre de dérogations est resté relativement stable mais le taux de satisfaction a chuté de 15 points. Ramené à l'effectif global des collèges, le taux de dérogation est resté stable à environ 2 %.

Il n'en reste pas moins que localement les dérogations ont eu des effets néfastes en provoquant des hémorragies d'effectifs et en affaiblissant la mixité sociale. Elles ont aussi parfois compliqué l'accueil en cours d'année d'enfants nouvellement arrivés dans l'agglomération bordelaise et sectorisées dans un collège saturé. Le cas s'est présenté au collège Cheverus de Bordeaux, très réputé et en tête du classement des établissements les plus attractifs du département puisqu'il a fait l'objet de 217 demandes d'entrée entre 2008 et 2011, dont 142 ont été accordées. Du fait de l'engouement des parents de toute l'agglomération pour cet établissement de centre ville qui propose un enseignement de russe, une section européenne et deux sections internationales, certaines familles du secteur ont dû être réaffectées au collège Goya. Votre rapporteur y voit une nouvelle démonstration des effets pervers de la multiplication des options et des parcours spécifiques, qui rétablissent des filières sélectives au sein du collège unique, nourrissent les stratégies d'évitement des parents initiés et favorisent l'éviction des familles respectueuses de la sectorisation.

Toutefois, il faut savoir préserver des options pleinement intégrées à un projet éducatif innovant. C'est le cas par exemple de l'option jazz proposée par le collège Eléonore de Provence de Monségur dans la Gironde rurale aux confins du Lot-et-Garonne 38 ( * ) . Cette option couplée avec le fameux festival de Monségur dynamise le collège et motive la plupart des 97 dérogations entrantes accordées entre 2008 et 2011. Les élèves qui y participent sont choisis sur entretien sur la base de leur appétence pour le jazz et de leur motivation, mais pas sur leur seul niveau scolaire ou de pratique musicale, à l'opposé des classes à horaires aménagés musicales (CHAM).

De la rentrée 2008 à la rentrée 2011, les cinq collèges les plus évités de Gironde, c'est-à-dire ceux qui ont fait l'objet du plus grand nombre de demandes de sorties sont :

- Albert Camus à Eysines (321 demandes, 250 accordées) ;

- Bourran à Mérignac (237 demandes, 185 accordées) ;

- Édouard Vaillant à Bordeaux (162 demandes, 72 accordées) ;

- Henri Dheurle à La Teste-de-Buch (152 demandes, 131 accordées) ;

- Toulouse-Lautrec à Langon (152 demandes, 96 accordées).

Certains collèges ont donc subi du seul fait des dérogations, hors de tout effet démographique, des pertes de 100 à 250 élèves environ sur quatre ans, ce qui ne peut que les déstabiliser durablement. Si l'on ramène ces données aux effectifs globaux du collège sur une année, on constate que le collège Albert Camus à Eysines a perdu l'équivalent de 13 % de ses élèves en 2011 du fait des seules dérogations à l'entrée en 6 e , alors que son taux d'occupation est déjà inférieur à 80 %. C'est la même chose pour Bourran à Mérignac, qui fait l'objet d'une demande de modification du secteur dans la mesure où bon nombre de ses élèves sont proches du collège Emile Combes à Bordeaux et y sont admis sur dérogation. Dans de plus petits collèges comme Jacques Ellul à Bordeaux et Nelson Mandela à Floirac, à la rentrée 2011, les dérogations sortantes accordées représentaient encore entre 6 % et 7 % de l'effectif global du collège, dans des locaux là encore très loin d'atteindre leur capacité d'accueil.

Malgré les contraintes matérielles qui en restreignent le nombre et la politique globalement prudente de l'inspection académique, les dérogations ont donc tendance à vider des établissements déjà sous-fréquentés pour remplir des établissements déjà saturés. Ces évolutions gênent la politique de rationalisation des équipements que tentent de mettre en place le conseil général en prévision de la poursuite de la croissance démographique et du développement économique autour du projet structurel Euratlantique. Pour éviter de pénaliser les établissements les plus évités en leur réduisant de surcroît leurs ressources, le conseil général de Gironde a fait le choix de maintenir pendant trois ans le niveau de leur dotation. Mais, devant l'ampleur des flux, cet effort n'a pu être poursuivi plus longtemps et les dotations ont été adaptées aux effectifs réels malgré les inévitables effets « procycliques » de cet ajustement qui amplifient l'impact des dérogations.

Enfin, la mixité sociale des établissements évités a sensiblement décru depuis l'assouplissement de la carte scolaire. Entre 2008 et 2011, la part des catégories socioprofessionnelles défavorisées est restée stable en Gironde à 28 % de la population. Mais dans le même temps, la proportion d'élèves défavorisés dans les collèges les plus évités a globalement augmenté. Dans le collège Albert Camus d'Eysines, les élèves défavorisés représentent aujourd'hui 34 % de l'effectif contre 26 % en 2008. Au collège Bourran de Mérignac, leur proportion est passée de 26 % à 31 % en quatre ans. On peut constater également une hausse de 7 points au collège Pont de la Maye de Villenave (41 %) et de 4 points au collège Edouard Vaillant de Bordeaux (60 % d'enfants défavorisés). Dans le meilleur des cas, la composition sociale des établissements est restée stable, malgré des fluctuations annuelles, comme aux collèges Toulouse-Lautrec à Langon et Henri Dheurle à la Teste-de-Buch. Ces données chiffrées et précises confirment le constat général des sociologues auditionnés par la mission : l'assouplissement n'a pas amené la démocratisation scolaire promise et a eu tendance localement à réduire la mixité sociale des établissements.

Les conclusions tirées sur les collèges peuvent être étendues aux lycées du département. L'exemple du lycée Elie Faure de Lormont suffit. Classé en RRS et situé dans une commune défavorisée de la banlieue bordelaise qui connaît des opérations de rénovation urbaine de grande ampleur, cet établissement a perdu près de 250 élèves depuis 2006 pour un effectif prévisionnel d'un peu plus de 1 000 élèves l'année prochaine. La baisse d'effectifs est en partie liée à la requalification urbaine et à une baisse démographique du secteur mais l'assouplissement de la carte scolaire a amplifié les dérogations et l'évitement du lycée. Ce sont soit les établissements privés, soit les lycées du centre ville de Bordeaux, désormais reliés à Lormont par le tramway, qui en ont bénéficié. Certains élèves ont même renoncé à poursuivre un parcours en section européenne pour s'inscrire dans un autre lycée que celui du secteur, ce qui tend à montrer que le choix de l'établissement précède et détermine le choix des options, non l'inverse.

La mixité sociale s'est réduite par contrecoup dans l'établissement : depuis 2006, la part des catégories défavorisées a augmenté de 2 % alors que les enfants d'ouvriers et d'inactifs représentaient déjà 40 % de l'effectif. La proportion des cadres supérieurs s'est parallèlement réduite de 3 %. Fait significatif, les stratégies d'évitement se sont largement étendues aux cadres moyens, dont la proportion au sein du lycée Elie Faure a chuté de 17 % à 12 % sur la même période. En outre, les dérogations ont particulièrement concernées des bons élèves des collèges du secteur : seuls 35 % des élèves du secteur ayant obtenu une mention B ou TB au brevet ont été inscrits à Elie Faure. La réduction de la mixité sociale s'est donc accompagnée d'une réelle homogénéisation des niveaux scolaires des élèves, qui pèse sur les apprentissages.

b) La concurrence de l'enseignement privé

La mission s'est penchée sur plusieurs exemples d'évitement de la carte scolaire au sein de la communauté urbaine de Bordeaux pour tenter de comprendre les motivations des parents, ce qu'elles disaient de leur perception de l'école, de leurs attentes et de leurs craintes, afin que ses préconisations finales touchent juste et ne soient pas contournées aussitôt mises en place.

Dans le cas de la commune d'Artigues-près-Bordeaux, c'est la concurrence entre collèges privé et public qui a retenu l'attention des membres de la mission. Globalement, sur l'ensemble du département de la Gironde, l'assouplissement de la carte scolaire n'a pas modifié les grands équilibres entre le public et le privé. Mais les familles d'Artigues se distinguent par une forte propension à ne pas envoyer leurs enfants dans le collège de secteur : à peine la moitié des élèves attendus rejoignent effectivement le collège Jean Jaurès de Cenon. L'évitement de la carte scolaire ne passe pas ici par des dérogations vers d'autres établissements publics, mais par des inscriptions dans l'enseignement privé.

Par le passé, c'était près de 70 % des élèves d'Artigues qui pouvaient rentrer dans un collège privé. Les efforts des directeurs d'écoles pour redonner confiance aux familles dans les vertus de l'enseignement public n'ont donc pas été vains. Mais le respect de la sectorisation n'est pas non plus exempt de revers dans la mesure où les enfants d'Artigues qui fréquentent Jean Jaurès sont concentrés dans la section européenne du collège, ce qui de facto crée une séparation entre les publics.

Des enquêtes menées auprès des parents ressortent notamment comme motivations à l'évitement du collège de secteur au profit du privé, la réputation de défaut d'encadrement et de manque de rigueur dans la gestion des élèves, les problèmes récurrents de remplacement des enseignants absents et la vétusté des bâtiments dont pâtit le collège public. Votre rapporteure estime que, hors du cas d'espèce, l'assèchement du vivier des titulaires sur zones de remplacement, l'incapacité à faire face systématiquement aux absences de courte durée et la multiplication du recours à des vacataires sous-formés et recrutés à la va-vite nuisent profondément au fonctionnement des collèges publics. Accroître l'efficacité du remplacement est une des clefs essentielles pour restaurer la confiance des parents dans l'éducation nationale et rétablir la balance avec le privé.

Malgré les déceptions qui les amènent à revenir parfois vers le public, les parents d'élèves sont globalement prêts à accepter des classes nettement plus chargées dans l'enseignement privé que dans le public, pourvu que leur soient garantis un accueil et un accompagnement constant des élèves du matin jusqu'à la fin de l'après-midi. L'assurance de se retrouver dans les collèges privés entre pairs issus de milieux sociaux voisins ne peut pas être négligée. En revanche, les résultats aux examens nationaux et en général les performances scolaires ne sont pas mentionnés directement et spontanément à l'appui du choix d'un collège privé.

Il faut aussi tenir compte des enseignants qui ont inscrits leurs enfants dans le privé et qui constituent des relais efficaces du privé au sein des écoles publiques. Se confirment à Bordeaux les mêmes faits qu'à Lyon. Au sein même de l'éducation nationale se déploient des discours non pas seulement critiques et constructifs mais purement négatifs, qu'on ne peut reprocher aux parents de trouver crédibles puisqu'ils émanent de représentants de l'institution scolaire elle-même.

c) La tentation de l'entre-soi et la complexité de la régulation

Il convient de souligner la complexité de la tâche de définition des secteurs qui incombe aux conseils généraux et la difficulté de mettre en place une régulation locale des flux d'élèves promouvant la mixité sociale. Le cas de la commune de Carignan, auquel a été confrontée la mission, est très révélateur à cet égard. Votre rapporteure a pu mesurer au cours d'une réunion publique animée avec des élus et des parents d'élèves l'intensité des passions que suscitait la question de l'affectation des élèves dans les collèges. C'est la conséquence de la pression supplémentaire que doivent supporter les parents d'élèves alors que s'accumulent les enquêtes nationales et internationales, bien relayées dans la presse, qui pointent les défauts de notre système scolaire. Le choix du « bon collège » paraît déterminant pour l'avenir des enfants. On peut dès lors comprendre que l'inquiétude des parents se manifeste parfois avec un peu de vivacité, lorsque les décisions nécessaires de la puissance publique ne correspondent pas à leurs voeux.

Le noeud du problème réside dans l'affectation des élèves de Carignan, qui appartient à la communauté de communes des Hauts-de-Bordeaux, dans un collège neuf, Nelson Mandela à Floirac, pour désengorger leur collège de secteur, Camille Claudel à Latresne. Une association de parents d'élèves de Carignan s'est fondée pour protester contre cette affectation. Sans vouloir se prononcer sur le fond de l'affaire, qui sort de sa compétence, la mission a souhaité saisir les raisons qui pouvaient motiver le refus de l'affectation dans un collège au profit d'un autre tout proche.

Les parents de Carignan mettent en avant une plus grande proximité du collège de Latresne, la présence d'amis de leurs enfants dans l'établissement, la scolarisation antérieure de leurs frères et soeurs dans ce collège et l'exercice d'activités sportives dans la même commune. On pourrait ramener ces motifs à la notion de familiarité des enfants de Carignan avec le collège Camille Claudel de Latresne, qui leur apparaît comme un élément de leur environnement, alors que Nelson Mandela à Floirac semble étranger. Ces raisons sont parfois formulées plus abruptement par quelques parents et confinent alors à la simple préservation d'un certain entre-soi : « si nous sommes venus habiter à Carignan, ce n'est pas pour que nos enfants retournent dans la CUB 39 ( * ) . »

Il n'en reste pas moins qu'une comparaison des deux collèges peut aussi s'appuyer sur des données objectives, qui semblent nettement moins favorables à Camille Claudel de Latresne. Cet établissement est en effet vétuste et très engorgé, puisqu'il accueille plus de 900 élèves pour une capacité d'accueil théorique de 700 élèves, ce qui avait conduit pendant un temps à l'installation de préfabriqués. C'est cette saturation qui justifie la réaffectation des élèves de Carignan. A l'inverse, Nelson Mandela à Floirac occupe des bâtiments neufs et n'est fréquenté que par 200 élèves pour une capacité prévisionnelle de 600. Même la présence d'options chinois et cinéma ne suffit pas pour convaincre les parents d'élèves de Carignan d'y envoyer leurs enfants, ce qui tend à montrer que l'attractivité des options rares dépend de l'attractivité du collège plutôt que l'inverse.

Pour éviter d'envoyer leurs enfants à Nelson Mandela, les parents de Carignan envisagent le recours au privé. Les plus conciliants sont prêts à accepter une affectation au collège Rayet, autre collège de Floirac plus proche et dont l'image est meilleure, si des élèves de Rayet descendent à Nelson Mandela. Sans doute un des enjeux adjacents est-il d'accroître la mixité dans les collèges de Floirac, en mélangeant des publics venant du haut de la ville plus favorisé et du bas plus populaire.

Le cas de Carignan est un exemple typique des problèmes que pose concrètement l'application de la carte scolaire et qui passent inaperçus dans les statistiques et les rapports à l'échelle nationale. Ils ne peuvent être dénoués que localement, grâce à la mobilisation conjointe et à la coopération des conseils généraux et des inspections académiques et dans le dialogue avec les parents pour expliquer la nécessité de la régulation publique et les raisons objectives motivant les décisions prises.

Votre rapporteure estime qu'il est également important de ne pas s'enfermer dans des logiques bilatérales dressant un établissement contre un autre ou des groupes de parents d'élèves les uns contres les autres. Pour sortir de l'affrontement, il pourra être utile de considérer des secteurs élargis pour définir des solutions globales à l'échelle d'un bassin d'éducation.


* 38 En revanche, l'option « sapeurs-pompiers » proposée dès la 5 e au collège voisin Champ d'Eymet de Pellegrue ne paraît pas présenter les mêmes vertus pédagogiques.

* 39 La communauté urbaine de Bordeaux à laquelle appartient la commune de Floirac mais pas la commune de Carignan.

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