2. Fatalisme social et effets de réputation

L'assouplissement de la carte scolaire, au-delà de ses conséquences visibles sur les flux d'élèves et la composition sociologique des établissements, a souterrainement transformé les représentations de l'école qu'entretenaient les parents. C'est l'effet du discours politique qui a accompagné la réforme en évoquant l'abrogation pure et simple de la carte scolaire et non de simples aménagements techniques. Les familles ont retenu le principe d'un droit au choix de l'établissement au sein de l'enseignement public. Dès lors, il est à craindre que tout retour à une sectorisation très stricte ne soit vécu comme la privation d'un droit acquis, même s'il n'en est rien.

La réforme de 2007 a légitimé sur le plan symbolique les anciens comportements de contournement de la carte scolaire, désormais libérés de toute réticence de principe ou mauvaise conscience. Parallèlement, elle a suscité l'incompréhension des familles qui se voyaient refuser une dérogation. Au cours de son audition devant la mission, Marco Oberti 33 ( * ) a insisté sur ce point. Les entretiens qualitatifs ont révélé en particulier que beaucoup de familles immigrées tenaient à assurer un environnement éducatif de qualité à leurs enfants et entreprenaient à cette fin deux démarches parallèles de demande de dérogation et de demande d'inscription dans le privé. Dans bien des cas, les deux démarches échouent, ce qui nourrit une intense frustration et un fort ressentiment. Les refus sont bien souvent vécus et interprétés comme des discriminations ethniques, même si ce n'est objectivement pas le cas. Le problème essentiel réside dans l'opacité du dispositif de dérogation pour les familles qui ne savent pas qui prend la décision, ni sur quelles bases. Restaurer la confiance entre l'éducation nationale et ces familles sera une lourde tâche.

Théoriquement, l'école française repose sur l'idée de l'uniformité de l'offre éducative sur tout le territoire national, avec des établissements et des enseignants de qualité égale. L'examen des motifs d'insatisfaction des parents vis-à-vis de l'école révèle, selon Agnès Van Zanten, qu'ils ont le sentiment d'une rupture du contrat originel qui fondait la sectorisation. Les parents pensent que l'offre éducative n'est pas identique dans tous les établissements et que la qualité des formations n'est pas garantie sur tout le territoire, si bien que la carte scolaire devient de moins en moins légitime. Ils ont le sentiment que le politique est impuissant et que les réformes successives échouent les unes après les autres. En outre, Agnès Van Zanten relève que les parents interrogés dans les enquêtes qualitatives ont une vision entièrement et crûment déterministe des parcours scolaires. Au-delà des inquiétudes sur la qualité de l'enseignement, ils ne croient pas en la capacité de la pédagogie et de l'école à lutter contre les déterminismes sociaux. Dès lors, selon eux, la qualité d'un collège ne dépend pas tant de la qualité de ses enseignants que du public qui fréquente l'établissement.

C'est un fait indubitable que la mixité sociale n'est pas réalisée à l'échelle de tout le territoire national. Les établissements se distinguent fortement les uns des autres par la composition sociale de la population qui y est scolarisée. Laurent Visier et Geneviève Zoïa (Université Montpellier II) 34 ( * ) estiment dès lors qu'il est parfaitement rationnel sur le plan individuel pour les parents de retenir ce critère de choix pour inscrire leurs enfants dans un établissement ou un autre. C'est d'autant plus compréhensible selon eux, si l'on considère d'une part, qu'une partie importante de l'efficacité scolaire est apportée par les élèves eux-mêmes en raison du poids des pairs dans la réussite scolaire, d'autre part, que l'école conditionne largement le destin professionnel.

Cependant, votre rapporteure estime qu'il faut combattre la propagation de représentations trop fatalistes de l'école qui surestiment son incapacité à neutraliser l'origine sociale. C'est ce que réussissent d'autres pays comme la Finlande et le Canada où le déterminisme social et les inégalités entre établissements sont beaucoup moins forts que dans notre pays. En outre, il existe des indicateurs qui corrigent les résultats des établissements en fonction de leur composition sociale. Les établissements réputés peuvent très bien ne pas atteindre les performances attendues au regard de leur composition sociale, tandis que des établissements peu attractifs peuvent présenter une réelle plus-value pédagogique. Il ne faut donc pas dénier toute vertu à l'école, même si ces performances et son traitement des inégalités sont largement insatisfaisants.

Le fatalisme social qui se répand dans les familles nourrit des comportements d'évitement qui, même s'ils étaient la conclusion d'un calcul rationnel, n'en renforceraient pas moins les difficultés sur le plan collectif. Les effets autoréalisateurs en sont manifestes, l'évitement fragilisant des établissements peu réputés, qui le deviennent encore moins et sont encore plus évités. Ces cercles vicieux aboutissent à accentuer progressivement la hiérarchisation des établissements. Le phénomène de polarisation univoque entre « bons » et « mauvais » établissements est d'autant plus fort que les choix d'établissement ne sont pas généralement l'aboutissement de processus de décision atomisés mais interactifs où chaque famille tient compte des décisions des autres. D'après Agnès Van Zanten, les parents font confiance aux autres parents, ainsi qu'à la parole des enfants, mais pas au discours de l'institution scolaire perçu comme opaque. C'est de là que naissent les effets de réputation et de rumeur qui à la fois nourrissent les angoisses et rendent inaudibles certains discours publics. Les palmarès et les classements publiés dans la presse qui semblent répondre à une demande des familles participent au phénomène et l'amplifient.

Votre rapporteure craint que ses représentations biaisées ne soient désormais stabilisées dans l'esprit des parents et peut-être des acteurs du monde de l'éducation. Ce pessimisme contreproductif est nourri par des discours publics très négatifs. L'opinion publique reçoit constamment des messages négatifs tirés des évaluations nationales et internationales, sans qu'aucune piste d'amélioration ne soit proposée simultanément. C'est aussi ce climat anxiogène qui pousse les parents à construire des stratégies scolaires et à contourner la sectorisation. L'accompagnement des familles et la prise en compte de leur inquiétude sont nécessaires mais ne doivent pas aboutir à l'abandon de la régulation.


* 33 Audition du 1 er février 2012.

* 34 Audition du 22 février 2012.

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