III. AMÉLIORER LES OUTILS JURIDIQUES POUR ENDIGUER L'ÉVASION FISCALE

Proposition n° 24 : Préparer l'adoption d'une règle générale anti-évasion

Les outils juridiques de la lutte contre l'évasion fiscale internationale sont quelque peu foisonnants, traduisant une forme de « casuistique légale », peut-être inévitable, mais qui traduit aussi les limites des dispositifs généraux (l'abus de droit, l'acte anormal de gestion) à disposition pour « saisir » l'évasion fiscale.

Alors que le Royaume-Uni a lancé un processus d'adoption d'une règle générale anti-évasion fiscale, dont la première étape a conclu à la faisabilité et à l'opportunité d'une telle règle, nous aurions avantage à procéder en France à une telle réflexion.

Centrée autour de la prise en compte d'une « juste valeur taxable » s'inspirant des développements théoriques de la « nouvelle économie géographique », et de son concept fondamental de « rente d'agglomération », cette réflexion pourrait aboutir à dépasser les limites inhérentes à des conceptions encore trop marquées par leur juridisme d'origine et qui de ce fait n'apportent pas toutes les limites souhaitables aux, par ailleurs très respectables, principes de liberté de choix de la voie la moins imposée et de non immixtion de l'administration dans la gestion des entreprises.

Plutôt que de séparer les procédures et les règles en fonction des moyens envisagés (l'acte juridique ; le fait de gestion), la nouvelle règle devrait unifier la considération des moyens et s'attacher prioritairement au résultat des opérations qui, en raison de leurs effets concrets (la constitution d'une dette fiscale sans proportion raisonnable avec la richesse économique sous-jacente), pourraient devenir inopposables à l'administration fiscale.

Le critère d'exclusivité fiscale du but poursuivi ou obtenu apparaît comme excessivement exigeant.

A l'image de ce qui peut être envisagé outre-Manche, la considération de la prépondérance, voire de l'importance considérable, de l'effet fiscal pourrait utilement être substituée au critère aujourd'hui posé.

A. MIEUX ENCADRER LES PRATIQUES DE RESTRUCTURATION ET LES PRIX DE TRANSFERT

Proposition n° 25 : Réintégrer à la base taxable les pertes de bénéfices occasionnées aux entreprises implantées en France dans le cadre de restructurations

Les pratiques de « business restructuring » peuvent conduire à une diminution des bénéfices déclarés en France au profit d'entités situées à l'étranger. Les recettes fiscales françaises s'en trouvent donc réduites. C'est pour cette raison que M. Olivier Sivieude, directeur des vérifications nationales et internationales (DVNI) 512 ( * ) , a avancé qu'« On pourrait imaginer que, à tout le moins dans ces cas-là, il y ait une indemnisation à hauteur de ce qui est parti : puisque des bénéfices sont partis, peut-être une clientèle et un certain nombre de données incorporelles sont-elles parties aussi, et tout cela a une valeur ».

Il se trouve qu'un dispositif de cette nature existe en Allemagne. L'article 1, paragraphe 3 de la loi fiscale étrangère (« Aussensteuergesetz ») a instauré un droit systématique à une rémunération de pleine concurrence des fonctions et actifs transférés transfer package ») au profit de l'entreprise restructurée, intégrant également la réduction des profits potentiels de cette dernière et l'augmentation des profits potentiels de l'entité qui bénéficie de ces transferts.

De cette manière, les pertes de bénéfices occasionnées par une restructuration peuvent être réintégrées à l'assiette taxée dans le pays d'implantation de l'entreprise restructurée . Pour cette raison, la France gagnerait à instituer un dispositif similaire.

Proposition n° 26 : Instituer une présomption d'anormalité des prix de transfert pratiqués lorsqu'une entreprise française transfère ses bénéfices à une entité liée située hors de France, alors même qu'elle représente une part substantielle du chiffre d'affaires, de la clientèle ou encore des actifs physiques du groupe auquel elle appartient

L'actuel article 57 du code général des impôts (CGI), qui traite des prix de transfert, semble peu adapté pour lutter efficacement contre les pratiques abusives faisant intervenir des biens incorporels (brevets, logiciels, marques, etc.). Par conséquent, il semble nécessaire de revoir ce dispositif afin de l'adapter aux nouveaux enjeux inhérents aux prix de transfert.

Les biens incorporels précités, de même que certains services immatériels (marketing, etc.), font l'objet d'une évaluation difficile, notamment en ce qui concerne l'administration fiscale. Dans ces conditions, les pratiques abusives sont favorisées. De ce fait, un retournement de la charge de la preuve au profit de l'administration pourrait constituer une solution à ce problème.

Ainsi, il serait créé une présomption d'anormalité des prix de transfert pratiqués lorsqu'une entreprise française transfère ses bénéfices à une entité liée située hors de France, alors même qu'elle représente une part substantielle de l'activité du groupe auquel elle appartient. L'activité est appréhendée en termes de chiffre d'affaires , de clientèle ou encore d' actifs physiques 513 ( * ) . Enfin, la « part substantielle » serait précisée par les textes.

Par conséquent, il reviendrait à l'entreprise française de démontrer la pertinence des prix de transfert pratiqués . Faute de cela, les bénéfices dégagés en France y seraient imposés.

Par ailleurs, un tel dispositif faciliterait la lutte contre les restructurations d'entreprise aboutissant à une délocalisation fiscale abusive .

Proposition n° 27 : Créer une obligation pour les entreprises de transmission du détail des comptes consolidés à la demande de l'administration fiscale

Lors de son audition, M. Olivier Fouquet, président de section honoraire au Conseil d'État, a indiqué que dans « le système français, en revanche, compte tenu de la complexité de la comptabilité actuelle, avec le dédoublement des comptes sociaux et des comptes consolidés, seuls les comptes sociaux servant à déterminer l'assiette de l'impôt fiscal français, les vérificateurs n'obtiennent jamais la coopération des entreprises, même des plus grandes » 514 ( * ) . Or, disposer des comptes consolidés des entreprises contrôlées peut constituer une aide précieuse à l'administration fiscale afin de détecter les schémas et comportements fiscaux potentiellement abusifs . C'est pourquoi, instituer une obligation pour les entreprises de transmettre leurs comptes consolidés à la demande de l'administration permettrait d'accroître l'efficacité du contrôle fiscal des entreprises.

Proposition n° 28 : Sécuriser, sur le plan juridique, la taxation des plus-values latentes lors du transfert d'un siège ou d'un établissement à l'étranger

Lors de son audition, M. Daniel Gutmann, professeur à l'Université Paris I - Panthéon-Sorbonne, a sensibilisé la commission d'enquête au fait que la taxation des plus-values latentes lors du transfert d'un siège ou d'un établissement à l'étranger, prévue à l'article 221 du code général des impôts, présentait un risque d'incompatibilité avec le droit de l'Union européenne .

En effet, l'arrêt National Grid Indus BV du 29 novembre 2011 de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) 515 ( * ) a jugé le droit néerlandais incompatible avec le principe de liberté d'établissement dans la mesure où il impose immédiatement les plus-values latentes sur les actifs d'une entreprise transférant son siège dans un autre État membre . Selon M. Daniel Gutmann, une telle jurisprudence est fortement susceptible de s'appliquer au dispositif français ; de ce fait, il estime que la « conséquence, c'est qu'il y a des entreprises françaises qui [...] sont aujourd'hui en position de transférer leur siège sans payer d'impôt du tout, parce que l'administration refuse d'appliquer le droit fiscal en respectant la jurisprudence de la Cour de justice ». Dans ces conditions, il apparaît comme souhaitable d'adapter le droit français en la matière aux exigences de la CJUE .

À la lecture de l'arrêt précité, il apparaît que c'est bien l'immédiateté de l'imposition des plus-values latentes lors du transfert qui a conduit la CJUE à considérer cette dernière comme contraire à la liberté d'établissement . Aussi, pour assurer la compatibilité du dispositif français avec le droit de l'Union européenne, il pourrait être envisagé de reporter la liquidation de l'imposition, par exemple, au moment où les plus-values sont effectivement réalisées .


* 512 Cf . audition de M. Olivier Sivieude, directeur des vérifications nationales et internationales (DVNI), du mardi 10 avril 2012.

* 513 C'est la raison pour laquelle cette proposition est intimement liée à la mise en place d'une « comptabilité pays par pays », proposée infra.

* 514 Cf . audition de M. Olivier Fouquet, président de section honoraire au Conseil d'État, du mercredi 13 juin 2012.

* 515 Cf. décision de la CJUE du 29 novembre 2011, National Grid Indus BV , C-371-10.

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