B. PRÉVENIR LA FRAUDE ET L'ÉVASION FISCALES

1. Prévenir plutôt que guérir l'évasion fiscale

Proposition n° 29 : Etudier la faisabilité et l'opportunité de procédures visant à favoriser la réactivité de la lutte contre l'évasion fiscale

Même si l'administration peut recourir à des instructions fiscales par lesquelles elle précise sa position sur certaines pratiques, il est possible que cette faculté n'ait pas toute la portée souhaitable, notamment du fait de limites juridiques.

Ce point a été très opportunément mentionné par M. Olivier Fouquet.

Votre rapporteur a pu prendre connaissance, sommairement, de la liberté de réaction offerte à HMRC, l'administration fiscale britannique, qui lui permet d'intervenir par voie réglementaire pour rendre impraticable l'utilisation de certains « schémas fiscaux » à la condition d'une ratification parlementaire intervenant dans les meilleurs délais.

L'acculturation de cette faculté devrait faire l'objet d'une étude approfondie. Pour le Parlement, elle pourrait se traduire par un renforcement de ses prérogatives en lui permettant de donner toute sa portée pratique à la législation fiscale qu'il adopte et dont il peut aujourd'hui être « dépossédé » par les conditions de son application.

Proposition n° 30 : Eliminer les « pourriciels »

Un certain nombre de logiciels sont utilisés aux fins de maquiller les données nécessaires au contrôle fiscal, en particulier des logiciels comptables ou de caisse.

Il conviendrait de s'engager dans une voie de labellisation des logiciels sensibles et de prévoir les moyens d'accéder aux serveurs eux-mêmes.

Par ailleurs, en lien avec ces questions, l'accès aux « fichiers » par les organes de contrôle qui semble être souvent un obstacle devrait être favorisé sous réserve d'un approfondissement des questions juridiques qu'il pose.

Proposition n° 31 : Adopter des mesures fiscales spécifiques pour les dispositifs hybrides, afin d'empêcher toute déduction ou exonération en France de sommes bénéficiant de déduction ou d'exonération dans un autre pays

L'interaction des régimes fiscaux peut permettre d'échapper à l'impôt, par le biais d'instruments, d'entités ou de transferts hybrides.

Certains pays ont instauré des dispositions qui refusent dans certaines circonstances la déduction des paiements lorsque les mêmes paiements ne donnent pas lieu à un niveau d'imposition minimum dans le pays du bénéficiaire. D'autres refusent aux sociétés la déduction des frais financiers lorsqu'il est établi que le principal objet de cette déduction est de bénéficier d'un avantage fiscal. La France pourrait elle aussi instaurer de telles dispositions qui peuvent avoir un impact direct ou indirect sur les dispositifs hybrides : si ces dispositions ne visent pas expressément les déductions sans inclusion des sommes correspondantes dans l'assiette de l'impôt, elles peuvent en fait avoir une incidence sur elles.

La France pourrait même adopter des dispositions refusant expressément le bénéfice des dispositifs hybrides, d'autant que, d'après le rapport consacré aux hybrides par l'OCDE en mars 2012, les retours d'expériences en la matière sont plutôt positifs. En vertu de telles dispositions, le traitement fiscal national d'une entité, d'un instrument ou d'un transfert relatif à un pays étranger est lié au régime fiscal appliqué dans ce pays, ce qui supprime la possibilité d'asymétries.

Ainsi, selon l'OCDE, l'Allemagne, le Danemark, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et les États-Unis appliquent des dispositions qui, dans certaines circonstances, refusent la déduction des dépenses qui sont également déductibles dans un autre pays : en Allemagne, une perte d'une société mère n'est pas prise en compte dans le cadre du régime d'imposition des groupes si cette perte est également prise en compte dans un État étranger dans des conditions qui correspondent à l'imposition applicable à cette société mère en vertu du système en vigueur en Allemagne. Cette disposition empêche les sociétés à double résidence de déduire la même perte en Allemagne et dans un autre pays. L'Allemagne, l'Autriche, le Danemark, l'Italie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni ont aussi instauré des dispositions qui refusent l'exonération sur les revenus qui sont déductibles dans l'autre pays. Cette dernière approche a été également approuvée par le groupe Code de conduite de l'Union européenne (fiscalité des entreprises) en ce qui concerne les instruments hybrides.

Bien que les dispositions en vertu desquelles le régime fiscal dans un pays dépend de celui qui s'applique dans un autre rendent l'application de la loi plus compliquée, l'OCDE juge que les dispositions tenant compte du régime fiscal appliqué dans un autre pays ne sont pas une nouveauté 516 ( * ) . En tout état de cause, l'importance croissante accordée à la coopération internationale en matière fiscale aura certainement pour effet d'atténuer ces difficultés, dans la mesure où les échanges de renseignements entre autorités compétentes se répandent de plus en plus, renforçant le niveau des interactions. Les dispositions applicables pourraient d'ailleurs obliger le contribuable à donner la preuve du régime fiscal appliqué dans l'autre pays.

Proposition n° 32 : Assouplir la procédure de flagrance fiscale pour la rendre efficace et faciliter le contrôle fiscal

Instituée par la loi de finances rectificative du 25 décembre 2007 517 ( * ) et codifiée à l'article L. 16-0 BA du livre des procédures fiscales, la procédure de flagrance fiscale permet un contrôle en matière de TVA ou d'impôts directs avant qu'aucune obligation déclarative ne soit échue. Un procès-verbal de flagrance fiscale peut être dressé sous certaines conditions en cas de menace sur le recouvrement d'une créance fiscale.

Plus de trois ans après sa création, cette procédure n'a été utilisée que 27 fois jusqu'à mi 2011, alors que le nombre de contrôles fiscaux externes avoisine 51 000 chaque année.

Selon l'analyse de la Cour des comptes dans son récent rapport 518 ( * ) sur la gestion et le contrôle de la TVA, la procédure de flagrance fiscale souffre d'une excessive rigidité : d'abord, son champ d'application est étroit, concentré sur la mise en évidence d'activités occultes. La flagrance fiscale ne peut donc être appliquée à des situations courantes comme les minorations de recettes, l'utilisation abusive d'un des régimes simplifiés d'imposition ou encore la défaillance déclarative.

Ensuite, il est prévu que le procès-verbal de flagrance ne puisse être notifié qu'au seul représentant légal de la société redevable de la TVA, or ce dernier est bien souvent hors d'atteinte.

Surtout, la procédure de flagrance fiscale ne porte que sur la période d'imposition en cours, ce qui la rend moins « rentable » pour les services et donc peu attractive.

Enfin, le caractère dérogatoire de cette procédure par rapport au contrôle fiscal usuel qui n'intervient en principe qu'une fois le terme déclaratif échu, peut expliquer la retenue des services fiscaux à y recourir.

Un assouplissement du cadre juridique de la procédure de flagrance fiscale serait sans doute de nature à lever ces freins et à donner à cette procédure toute son effectivité. Le législateur pourrait notamment l'aménager pour qu'elle porte sur l'ensemble des exercices non prescrits.

Proposition n° 33 : Mieux surveiller les numéros de TVA intracommunautaire, afin de prévenir leur attribution à des sociétés inactives et d'accélérer leur suspension quand la société est défaillante ou sans activité réelle

Les carrousels de TVA prospèrent dans l'UE grâce à la création de sociétés-boîtes aux lettres à la durée de vie éphémère, qui ne servent qu'à obtenir un numéro de TVA intracommunautaire. C'est pourquoi le procédé d'attribution de tels numéros est d'importance stratégique pour la lutte contre la fraude à la TVA.

Or la France délivre les numéros de TVA de manière automatique, sans vérifier les opérations réelles qui en motivent la demande.

Ce n'est pas le cas dans tous les États membres, certains ayant développé des pré-contrôles théoriques et un étroit suivi des sociétés inactives. Lors de son déplacement en Belgique, votre rapporteur a rencontré le secrétaire d'État belge à la lutte contre la fraude fiscale, M. John Crombez, qui lui a ainsi confirmé que la Belgique avait adopté une démarche préventive . Ce pays a mis en place une procédure d'enquête préalable pour les cas suspects de demande d'un numéro de TVA, ce qui n'entrave pas pour autant, dans l'immense majorité des cas, la création rapide de l'entreprise: si le demandeur rentre dans les quatre critères d'alerte prévus (activité à haut risque relevant d'un des huit secteurs listés par la loi, non indication du siège social ou administratif, non réception par l'opérateur du numéro de TVA envoyé en recommandé par l'administration, doute quant au profil d'une personne impliquée dans l'entreprise), une enquête préalable est lancée pouvant amener l'administration à faire une visite sur place. Un suivi particulier peut même être décidé pour surveiller la ponctualité et l'exactitude des déclarations de l'assujetti ayant fait l'objet d'une enquête préalable.

Certes, la France s'est dotée en 2008 d'une procédure de suspension des numéros de TVA intracommunautaire permettant, sur demande de la DNEF, de radier les entreprises défaillantes ou sans activité. Néanmoins, selon la Cour des comptes 519 ( * ) , cette procédure est très peu utilisée, en moyenne cinquante fois par an. Son délai de mise en oeuvre est trop long, puisque quatre mois en moyenne séparent la demande de suspension faite par la DNEF et la suspension effective par les directions territoriales : la décision de suspension prise par la DNEF est transmise au service des impôts des entreprises (SIE) dont dépend la société visée. Ce service la met en oeuvre, après avis de la division du contrôle fiscal dont il relève ; il adresse une "lettre d'information" à l'entreprise lui demandant de justifier dans un délai de 30 jours son intention de réaliser des opérations imposables en France. Les quatre mois qui s'écoulent en moyenne avant que la suspension ne devienne effective suffisent pour que des fraudes graves et rapides occasionnent de lourdes pertes fiscales, comme l'atteste le précédent de la fraude à la TVA sur les quotas de CO 2 . Pour raccourcir ce délai, il faudrait accélérer la transmission de la demande aux SIE voire déconcentrer la décision de radier une société, en prévoyant toutefois de mutualiser ces radiations dans une base commune gérée par la DNEF.

Proposition n° 34 : Envisager la mise en extinction progressive de l'émission des billets de 500 euros

Sans doute les nouvelles technologies contribuent-elles à dématérialiser les mouvements de capitaux. Néanmoins, la traçabilité qu'elles permettent contribue à expliquer la résurgence récente des trafics d'argent liquide.

Il est certain que la coupure de 500 euros facilite la circulation physique de sommes importantes en monnaie fiduciaire. Un moyen simple de compliquer cette circulation d'argent liquide en la rendant plus volumineuse serait d'envisager l'extinction de la mise en circulation des billets de 500 euros.

Cette question pourrait être soulevée par la France à l'échelon européen. On peut faire valoir que, selon une étude 520 ( * ) de la Banque centrale européenne d'avril 2011, la majorité des ménages européens (56 %) n'a jamais eu de billet de 500 euros entre les mains. On objectera que la France se distingue par un usage très répandu de la carte bancaire et donc un recours plus rare aux coupures de 500 euros, quand d'autres grands pays européens, Espagne, Italie ou Allemagne, recourent plus souvent aux paiements en liquide pour des achats de gros montants. Il est néanmoins préoccupant, au regard de la facilité qu'ils représentent pour l'évasion de capitaux, que les billets de 500 euros, dont la valeur cumulée de circulation atteint 288 milliards d'euros, représentent environ le tiers de la valeur totale des billets en circulation.

Il pourrait donc être utile d'envisager une progressive diminution de la circulation de ces coupures de 500 euros. Aux termes de l'article 128 du TFUE, seule la Banque centrale européenne est habilitée à autoriser l'émission de billets de banque en euros dans l'Union européenne. C'est par sa décision du 20 mars 2003 521 ( * ) sur les billets en euros qu'elle a fixé à sept le nombre de coupures, la gamme allant de 5 à 500 euros. Le débat sur l'opportunité de supprimer la plus grosse de ces coupures pourrait être initié par la France au Conseil des gouverneurs, principal organe décisionnel de la Banque centrale européenne auquel appartiennent deux Français : MM. Benoît Coeuré, membre du Directoire de la BCE, et Christian Noyer, en sa qualité de gouverneur de la Banque de France.

Proposition n° 35 : Sanctionner les délais excessifs de déclaration de soupçon à TRACFIN et, plus globalement, développer le rôle de cet organisme

90 % des déclarations de soupçon émanent des banques. Les obligations du secteur bancaire en matière de signalement fiscal sont non seulement limitées mais également appliquées de façon tardive , ce qui peut permettre au client d'échapper à d'éventuelles sanctions.

La commission d'enquête souligne tout particulièrement l'impératif de renforcement de la précocité du signalement par les établissements de la banque ou de l'assurance. Il lui semble opportun de fixer un objectif chiffré qui pourrait consister à diviser au moins par deux le délai moyen de 55 jours ainsi que de sanctionner les écarts excessifs et non justifiés à cette moyenne.

Les autres professions du chiffre et du droit, et tout particulièrement les avocats, doivent être vivement encouragées à mieux adhérer au dispositif et à l'alimenter . A défaut de résultats tangibles, la commission d'enquête rappelle que la non-dénonciation de fraudes avérées est constitutive de sanctions sévères.

Mais, c'est plus globalement qu'il faut reconnaître le rôle de Tracfin, comme interface administrative et comme entité-pivot entre la vie économique comme elle va et la régulation qu'elle appelle. Au besoin, le développement des missions de Tracfin pourrait passer par une autonomisation de l'organisme.

Proposition n° 36 : Mobiliser les superviseurs

Il est indispensable que les superviseurs publics (ACP, AMF, juridictions financières..) ou dotés de missions légales (les commissaires aux comptes en particulier) prennent toute la mesure des apports qui peuvent être les leurs à la lutte contre l'évasion fiscale internationale, qu'ils doivent englober dans leur approche de la fraude.

Le contrôle paraît parfois trop limité à une vérification formelle de l'existence de garde-fous et devrait être plus « profond ».

D'autres fois, le « risque fiscal » associé au comportement ou aux produits audités ne semble pas pris en compte spontanément.

D'autres problèmes encore existent, malgré le renforcement du cadre légal d'exercice des missions, du fait de possibilités, pas toujours faciles à contrôler, d'arguer de vigilances normales, tandis que des soupçons, qui peuvent ne pas être justifiés, découlent des modalités de la relation commerciale entre le client et le vérificateur ou bien encore d'une culture orientée vers d'autres priorités. Si ces problèmes devaient persister, après l'inévitable phase de rodage en cours, il faudrait envisager une réorganisation du contrôle anti-blanchiment.

Les sanctions prononcées semblent sans rapport avec les pratiques que les superviseurs ne peuvent que découvrir.

Une partie des défauts d'efficacité de la branche nouvelle de l'action publique contre la fraude et l'évasion fiscale internationales provient du cadre réglementaire imposé au contrôle, du fait de la persistance du secret bancaire dans des pays qui sont au coeur de la finance mondiale ce dont témoignent les obstacles que rencontre le GAFI.

Il faut s'attacher à les surmonter et combler les lacunes des instruments franco-français de la lutte anti-blanchiment, en particulier celles qui peuvent restreindre les obligations de déclaration de soupçon du dispositif Tracfin.


* 516 C'est, selon elle, ce que prévoient en principe les dispositions relatives aux crédits d'impôt étranger, les clauses d'assujettissement à l'impôt et les dispositions relatives aux sociétés étrangères contrôlées.

* 517 Loi n° 2007-1824.

* 518 Publié en mars 2012 dans le rapport d'information n°4467 présenté par MM. Jérôme Cahuzac et Thierry Carcenac au nom de la commission des finances de l'Assemblée nationale.

* 519 Ibid.

* 520 The use of Euro banknotes, results of two surveys among households and firms , Bulletin mensuel de la Banque centrale européenne, avril 2011.

* 521 ECB/2003/4, article 1(1).

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