CONCLUSION :
RELEVER LE DÉFI DE L'ÉTHIQUE EN EUROPE

L'éthique est une démarche méconnue en Europe mais est loin d'y être marginalisée. L'existence de comités d'éthique ou de structures équivalentes dans tous les pays de l'Union européenne ou l'adoption de législations visant à garantir le respect de principes éthiques fondamentaux dans de nombreux États membres (surtout dans le domaine de la biomédecine) prouvent que les sociétés européennes contemporaines ont besoin de la réflexion éthique pour les aider à préserver et consolider le « vivre ensemble ». Ce souci est partagé au niveau européen, en dépit des difficultés que représente le défi de faire coexister des éthiques nationales parfois très éloignées.

Pourtant, il est indéniable que, au niveau national ou européen, l'éthique n'occupe pas une position déterminante dans la définition des politiques publiques ou au sein de l'initiative privée. Pour reprendre les mots du Professeur Didier Sicard, elle est souvent la « cerise sur le gâteau », ce qui vient après le reste ; dans le pire des cas, elle constitue un « alibi ». Faire de l'éthique un atout-clé pour le développement de nos sociétés européennes, tel est l'objectif qu'il conviendrait d'atteindre. Cela implique notamment de réviser certains schémas de pensée dans le domaine de la gouvernance et de poser la question de la formation en éthique.

A. L'ÉTHIQUE AU SERVICE DE LA GOUVERNANCE

1. La question préalable du débat

Le débat est important. Il fonde la démarche éthique. Il a pour but de faire évoluer les positions de chacun, de faire naître chez les uns de la considération pour les idées des autres sans rechercher nécessairement un consensus. En matière éthique, réussir le débat, c'est déjà accomplir une grande partie du chemin.

a) Les limites actuelles du débat éthique en Europe

Le débat éthique existe dans le cadre européen, nous l'avons vu dans la deuxième partie de ce rapport, mais les formes qu'il prend limitent sa portée.

Prenons soin tout d'abord d'écarter les « faux amis ». Les travaux du Conseil de l'Europe en matière d'éthique (de bioéthique essentiellement) ne donnent pas lieu à un débat éthique en tant que tel : il s'agit de négociations intergouvernementales visant à aboutir, en cas d'accord, à l'adoption d'une norme juridique contraignante ou non. De même, les réunions du Groupe interservices sur l'éthique et les politiques européennes au sein de la Commission européenne ne relèvent pas du débat éthique mais bien davantage de la coordination politique et administrative. Quant au dialogue institutionnalisé avec les Églises et les organisations philosophiques et non confessionnelles dans le cadre de l'Union européenne, s'il permet un échange sur les enjeux éthiques et sur les valeurs, il ne répond pas complétement aux critères fondamentaux du débat éthique : indépendance, pluridisciplinarité et pluralisme.

Les conditions d'un vrai débat éthique ne se trouvent réunies au final qu'au sein du Groupe européen d'éthique (GEE) et dans le cadre des rencontres entre comités d'éthique nationaux au niveau européen (NEC - Forum). Or, si les échanges au sein de ces instances sont de grande qualité, ils présentent le défaut principal de se dérouler dans l'indifférence générale. Indifférence du public ignorant de l'existence de ces débats tenus entre experts réunis en comité restreint mais aussi indifférence des institutions. Les exemples sont rares en effet où les avis du GEE ont servi à la discussion politique (citons, pour mémoire, le clonage ou les OGM). Cette indifférence peut même se transformer en volonté de contournement comme ce fut le cas récemment avec la révision de la directive 2001/20/CE sur les essais cliniques où la Commission européenne a omis de saisir le GEE du sujet alors que les motifs ne manquaient pas (le GEE s'est au final autosaisi de la question).

La forme des débats peut également s'avérer insatisfaisante. Ainsi, les rencontres européennes des comités d'éthique nationaux consistent-elles trop souvent en des échanges de bonnes pratiques ou en la juxtaposition de points de vue nationaux qui ne permettent pas réellement de faire progresser le débat éthique européen. De même, s'il faut souligner la volonté d'ouverture du GEE à travers l'organisation de tables rondes publiques préalablement à la remise de ces avis, on ne peut que déplorer le schéma extrêmement classique dans lequel ces réunions s'inscrivent. Rassembler au cours d'une seule journée les représentants des institutions européennes, des experts, ainsi que les représentants d'entreprises, d'ONG ou d'associations est insuffisant pour donner forme à un débat éthique digne de ce nom. Le résultat consiste souvent en un enchaînement d'exposés d'experts et de prise de parole par des groupes de pression structurés, où la parole citoyenne semble singulièrement absente.

b) Promouvoir le débat éthique avec et au sein de la société civile

La revalorisation du débat éthique passe par une participation citoyenne accrue . À l'échelle européenne ou nationale, sur de nombreux sujets comportant une dimension éthique, il serait ainsi utile de favoriser l'émergence d'un débat démocratique plus participatif. Éviter la confiscation du débat par les experts et permettre aux citoyens dans leur diversité de se l'approprier : telles sont les conditions pour réaliser cette ambition.

La nécessité de ne pas confisquer le débat s'impose. Pour cela, il faut que les citoyens disposent des clés de compréhension suffisantes pour bien saisir les enjeux du débat qui les intéresse. L'organisation d'un débat sur des enjeux éthiques implique un véritable travail d'information, voire une formation du citoyen à la fois sur le plan technique et sur l'éthique de la discussion et du débat contradictoire.

Le débat éthique repose donc sur l'éducation des citoyens . Il peut s'agir d'une éducation ponctuelle, lorsque des forums citoyens sont organisés sur un sujet précis, comme ce fut le cas en France avant la révision de la loi relative à la bioéthique en 2011. On peut également envisager une éducation plus organisée, plus systématique notamment grâce à l' école et l' université où des générations de citoyens seraient en mesure d'acquérir les outils et le sens critique nécessaires pour participer au débat éthique et exercer aussi leur vigilance vis-à-vis des décisions politiques. Les comités d'éthique ont aussi un rôle essentiel à jouer dans ce travail d'explication et d'éclairage des enjeux éthiques. Ils disposent en effet de l'expérience et de l'expertise pour diffuser une culture du débat et de l'éthique de la discussion , afin d'établir les conditions d'un vrai débat avec la société.

La France a légiféré dans ce sens en confiant au Comité consultatif national d'éthique la mission d'organiser un débat public sous forme d'états généraux sur « tout projet de réforme sur les problèmes éthiques et les questions de société soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé », avec l'obligation de former préalablement le panel des citoyens participant à ces conférences. La transposition d'un tel modèle au niveau européen ne semble pas impossible. En allant au-delà de la consultation d'opinion et de la transmission d'informations dans lesquelles le débat citoyen se cantonne trop souvent, ce type d'initiative, s'il évite l'instrumentalisation par les lobbys, pourrait faire grandement progresser la qualité du débat éthique.

2. L'éthique, instrument d'une meilleure gouvernance

Trop souvent aujourd'hui, l'éthique s'apparente à une démarche de circonstance voire de convenance dans le processus de décision politique. Confrontée à des situations qui relèvent du fait acquis et mettent au défi nos facultés de compréhension, d'anticipation et de régulation, la démarche éthique se trouve piégée dans une posture où elle ne peut que rappeler les principes essentiels et tenter de « réparer les dégâts ».

Ce problème est notamment lié au fait que le temps de l'action politique n'est pas le temps de la réflexion éthique. Interrogés sur la manière d'intégrer au mieux l'éthique dans les mécanismes de gouvernance, la plupart des interlocuteurs que votre rapporteur a rencontrés ont souligné ce décalage. Pour surmonter cette difficulté, plusieurs ont jugé alors indispensable d' affirmer la notion de long terme dans l'action politique et, à cet effet, de développer les moyens de prospective et les capacités d'anticipation . C'est à ces conditions que la démarche éthique pourra trouver sa place dans les processus de décision et représentera une réelle plus-value en matière de gouvernance.

Dans ce contexte, la constitution, au niveau européen, d'un comité des sages ou d'experts détachés des contraintes politiques a été la solution institutionnelle le plus souvent retenue par les personnes auditionnées. Reposant sur les principes d'indépendance, de pluralisme et de pluridisciplinarité déjà valables pour les comités d'éthique, ce comité aurait pour mission générale de travailler à la définition du « bien commun futur » dans le but de tracer les perspectives et les limites de l'action politique à long terme en Europe. Il aurait, par conséquent, une double fonction d' anticipation et de vigilance . Cette proposition est proche de l'idée d'une « Académie du futur », composée de scientifiques, de philosophes, d'experts et de représentants d'associations, que Pierre Rosanvallon 14 ( * ) et Dominique Bourg 15 ( * ) appellent de leurs voeux pour renouveler l'exercice démocratique face aux défis écologiques et climatiques.

Associées à la conduite de débats éthiques conformes aux préconisations que nous avons exposées précédemment, la création d'un tel comité et l'adaptation en conséquence du mode de gouvernance pourraient contribuer à redonner du sens au projet européen.


* 14 Pierre Rosanvallon, « Sortir de la myopie des démocraties », Le Monde, 7 décembre 2009.

* 15 Dominique Bourg et Kerry Whiteside, « Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique », Paris Seuil, 2010.

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