EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 23 octobre 2013 sous la présidence de
M. Philippe Marini, président, la commission a entendu une communication de MM. Albéric de Montgolfier et Philippe Dallier, rapporteurs spéciaux, sur le rôle des douanes dans la lutte contre la fraude sur Internet.

M. Philippe Dallier , rapporteur spécial. - Ce sujet s'inscrit dans la suite des travaux de la commission des finances. En effet, à l'initiative du président Philippe Marini et depuis quelques années, nous nous sommes fait une spécialité de la question de l'optimisation fiscale pratiquée par les géants de l'Internet, qui délocalisent d'autant plus facilement leurs profits que leurs ventes sont constituées de biens immatériels - les films, la musique ou encore la publicité.

Aujourd'hui, nous souhaiterions aborder la vente sur Internet de biens matériels - ceux que l'on peut acheter sur les grands sites tels que la Fnac, Amazon, eBay, de particulier à particulier... mais aussi sur des milliers d'autres. Or cette fois-ci, ce n'est plus d'optimisation dont il s'agit, mais de fraude fiscale pure et simple.

Quel est l'enjeu ? Vous avez ici les chiffres, qui sont relativement importants : aujourd'hui, la vente en ligne représente en France 45 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel pour les biens matériels et immatériels, et environ 25 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuel pour la vente à distance de biens matériels. Tout cela ne fait que croître et embellir. En France, 117 000 sites Internet sont actifs, et près de 550 000 en Europe. On estime que 69 % des Français et 250 millions d'Européens achètent en ligne.

Un mot sur le rapport de la Commission européenne paru récemment, qui estimait le manque à gagner en matière de TVA à 32 milliards d'euros pour la France. Ces chiffres ont certes fait l'objet de polémiques car leur mode de calcul n'est pas connu, mais ils donnent une idée des enjeux, qui sont considérables.

Nous avons donc mené une mission de contrôle sur le rôle de l'administration des douanes (la Direction générale des douanes et droits indirects, DGDDI) dans le commerce en ligne. Je vous livre tout de suite notre conclusion. En matière de lutte contre les trafics (stupéfiants, tabacs, alcools, contrefaçons...), la douane conduit ses missions correctement, mais en matière de recouvrement des droits et taxes qui sont dus, nous sommes très en-dessous de ce qu'il serait nécessaire de faire.

Comment se déroulent les contrôles ? Nous nous sommes rendus sur place, à Roissy, pour observer la manière dont sont examinés les colis en provenance de l'étranger, par fret express (par FedEx, UPS, DHL...) et en fret postal. En effet, la quasi-totalité des particuliers qui achètent sur Internet se font envoyer leurs envois par ces moyens-là.

Quatre heures avant l'arrivée de l'avion, les transporteurs doivent envoyer à la douane, par voie électronique, une série d'informations sur les marchandises transportées. Lors du dédouanement, à l'arrivée, une déclaration en douane est remplie, qui permet d'attribuer un statut à la marchandise et de calculer les taxes afférentes. Toutes ces informations sont entrées dans un système de « ciblage », qui permet d'identifier les envois a priori douteux qui seront mis de côté pour être examinés. Ce système est enrichi par de nouvelles données au fil du temps, afin d'interrompre les envois venant d'un même expéditeur.

C'est à ce moment-là qu'ont lieu les contrôles, dans chacun des entrepôts répartis sur la plateforme aéroportuaire. Les agents peuvent se limiter au contrôle des documents, mais ussi ouvrir les colis pour examiner la marchandise. Le cas échéant, celles-ci sont saisies et peuvent donner lieu à une procédure judiciaire.

Pour le fret postal, les choses sont beaucoup plus compliquées puisque les déclarations ne sont pas informatisées. Il est donc impossible d'effectuer un ciblage automatique. Les agents sont alors condamnés au « tri visuel » - autant dire que les résultats ne peuvent pas être à la hauteur de nos espérances, compte tenu à la fois des faibles moyens humains engagés et du secret de la correspondance qui protège les envois postaux.

Quels sont les résultats obtenus en matière de lutte contre les trafics ? Ils peuvent être considérés comme satisfaisants, comme en témoignent les chiffres suivants. En ce qui concerne le fret express et le fret postal, en 2012, la douane a saisi 2,8 tonnes de stupéfiants, 29,5 tonnes de cigarettes de contrebande et 1,4 million d'articles de contrefaçon. Ces résultats représentent une part importante du total des saisies effectuées par la douane en 2012. Cela dit, il convient de relativiser ces résultats : par définition, on ignore le volume des trafics qui réussissent à « passer » sans être contrôlés. D'autant que les moyens humains sont très limités : sur place, une dizaine d'agents sont chargés d'ouvrir à la main les colis dans chaque bureau de contrôle, ce qui paraît bien peu par rapport aux centaines de milliers d'envois qui transitent chaque jour par la plateforme aéroportuaire. Vous avez là quelques photos montrant les saisies effectuées à Roissy : médicaments, accessoires pour smartphone , contrefaçons de vêtements, etc.

Par contre, en matière de recouvrement des prélèvements obligatoires, les méthodes employées sont très largement inefficaces, et c'est surtout sur cet aspect-là que nous pourrions améliorer les choses.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur spécial . - Une petite précision : lorsque nous avons assisté à l'ouverture des colis au centre de tri postal par une dizaine de douaniers et d'agents de la Poste, presque 100 % des colis ouverts contenaient des contrefaçons : cela montre que les agents savent, par habitude et à l'aspect du paquet, ce qu'il contient. Cela dit, il faut préciser que 300 tonnes de fret postal transitent chaque jour à Roissy, pour plus de 35 millions d'envois postaux par an : à huit ou dix personnes, seule une petite minorité d'envois peuvent être ouverts... Il y a donc un ciblage par provenance : quand une enveloppe épaisse vient d'Inde, les chances sont très fortes pour qu'il s'agisse de médicaments de contrefaçon - qui seront certainement placebo, si ce n'est dangereux. Le difficile travail manuel d'ouverture est fait très sérieusement, mais avec toutes les réserves qu'implique le nombre considérable d'envois postaux.

Mais la douane n'a pas qu'une mission de lutte contre les trafics et la contrefaçon. Elle a aussi une mission fiscale, qui porte sur la TVA à l'importation en provenance de pays hors Union européenne, les droits de douane, et plusieurs autres taxes alignées sur la TVA.

Vous voyez ici un bordereau d'envoi en fret express qui accompagne un colis en provenance de Chine : l'expéditeur envoie 850 accessoires pour smartphone , déclarés à 260 euros au total, soit 10 ou 20 centimes d'euros/pièce. Ceci n'est évidemment pas leur valeur dans le commerce... Or c'est cette valeur, purement déclarative, qui sert à établir les droits et taxes à l'importation.

Bien sûr, les grandes entreprises telles que Darty, Amazon ou la Fnac - dont certaines sont d'ailleurs résidents fiscaux en France - ne prendront pas le risque de sous-évaluer la valeur des biens. Mais qu'en est-il pour la multitude des sites de vente, installés notamment à l'étranger ? Naturellement, ces sites dont le nombre est considérable ont un intérêt objectif à la sous-déclaration. En clair : ils ne risquent rien ou presque. La probabilité de contrôle est très faible, et la douane n'aurait de toute façon aucun intérêt à engager une procédure pour récupérer quelques euros. Pour opérer un redressement, il faudrait pouvoir établir la valeur de chaque bien, ce qui - on nous l'a dit très clairement - conduit la douane à abandonner les poursuites dans la plupart des cas. Il y a donc un intérêt des opérateurs à un morcellement des envois.

De plus, les « envois de valeur négligeable » (EVN) bénéficient d'une franchise de droits de douane si leur valeur déclarée est inférieure à 150 euros, et d'une franchise de TVA si elle est inférieure à 22 euros. En pratique, de très nombreux bordereaux mentionnent une valeur inférieure à ces seuils afin d'échapper au contrôle, et ceci quel que soit leur contenu ! Théoriquement, la franchise de TVA n'est pas applicable à la vente à distance - mais il est impossible de faire la distinction en pratique. Ces franchises sont donc une porte ouverte à la fraude massive. C'est pour cela que les redressements opérés à Roissy en matière de fret postal s'élèvent à zéro euro, et les redressements en matière de fret express à 750 000 euros seulement.

Il faut donc se demander si les moyens engagés sont justifiés au regard des faibles montants collectés. Par exemple, 104 agents étaient affectés au contrôle fret express et postal à Roissy en 2012. Ce nombre est bien insuffisant au regard de l'explosion du fret express (8 millions d'envois par an à Roissy) et du fret postal (35 millions d'envois par an à Roissy) qui accompagne la croissance du commerce électronique. Rapporté au montant de taxes redressées à Roissy, on parvient seulement à 7 200 euros redressés par agent et par an...

Les agents font donc tout leur possible en matière de lutte contre la contrefaçon et les stupéfiants, mais ils sont évidemment totalement démunis face à l'enjeu du redressement des droits et taxes.

Au-delà même de ces obstacles pratiques et juridiques, il nous est apparu - et c'est plus grave - que la récupération des droits à l'importation et de la TVA n'était pas une priorité pour la douane. Les services de la DGDDI nous ont clairement dit que leur priorité était de lutter contre les trafics, ce qu'ils font je pense très bien (avec toutes les limites déjà mentionnées). Pour la douane, les enjeux fiscaux ne sont pas prioritaires, du fait du morcellement sous forme d'envois de faible valeur. Mais la somme de ces envois correspond tout de même à des enjeux massifs ! Rappelons les chiffres : le commerce en ligne représente 45 milliards d'euros de chiffre d'affaires en France et 312 milliards d'euros en Europe, le secteur bénéficiant par ailleurs d'une croissance à deux chiffres certaines années.

Un mot sur la cellule « Cyberdouane », que nous avons également visitée. Il s'agit d'un service spécialisé dans la lutte contre la cyberdélinquance, placé depuis 2009 au sein de la Direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Les agents de Cyberdouane ont pour but de mener une veille sur Internet et de conduire des enquêtes sur un certain nombre de sites.

Là aussi, il nous est apparu que la priorité était de lutter contre les trafics de marchandises, de faux médicaments, de stupéfiants, de contrefaçons etc. qui sont contrôlés par des réseaux criminels. Les enquêtes menées par Cyberdouane produisent à cet égard de bons résultats : sur les 277 dossiers pris en charge depuis 2010, près de 40 % concernent les contrefaçons, suivi des trafics de médicaments, stupéfiants et anabolisants. Ces marchandises prohibées suivies par Cyberdouane sont souvent disponibles sur des sites Internet « cachés », comme nous avons pu le voir lors de notre visite. Mais la lutte contre la vente de marchandises légales qui échappent à l'impôt est totalement oubliée. Le recouvrement de la TVA et des autres taxes ne fait pas partie des priorités de Cyberdouane.

Un autre problème se pose pour faire payer les sites en question : la douane perd sa compétence dès lors qu'un site est hébergé à l'étranger - c'est-à-dire l'immense majorité des cas, y compris les sites en « .fr ».

Nous nous sommes donc demandé si l'enjeu du recouvrement de la TVA - mais aussi de l'impôt sur les sociétés (IS) ou de l'impôt sur le revenu (IR) - faisait partie des priorités de la DGFiP, par contraste avec la DGDDI. Cette question n'entre pas dans le champ de notre contrôle, mais compte tenu des enjeux considérables du commerce en ligne, elle mérite d'être posée.

Là encore, nous sommes dubitatifs. Il est ressorti d'un entretien avec le service du contrôle fiscal que seulement 599 « e-commerçants » européens s'étaient déclarés auprès de l'administration fiscale française, sur 550 000 sites recensés en Europe... Normalement, tout site de vente à distance établi dans l'Union européenne et réalisant plus de 100 000 euros de chiffre d'affaires annuel doit se déclarer auprès de la DGFiP ; mais en pratique, il n'existe aucun moyen de vérifier le respect de cette obligation. Pour savoir si un site dépasse ce seuil, la DGFiP doit s'adresser à l'administration fiscale du pays d'établissement de la société, par exemple la Belgique ou le Luxembourg, dont vous imaginez la bonne volonté...

Le directeur général des finances publiques, Bruno Bézard, avec qui je me suis entretenu avant-hier, est bien conscient des enjeux, mais a confirmé que l'administration manquait de moyens juridiques, que le droit était en retard par rapport à la pratique. J'estime donc que le sujet n'est donc pas la priorité de la DGFiP, qui préfère multiplier les contrôles fiscaux quotidiens sur les contribuables moins « complexes ».

M. Philippe Dallier , rapporteur spécial . - A la suite de ce tableau très mitigé, pour ne pas dire inquiétant, quelles sont les propositions envisageables pour améliorer les choses ? Dans le contexte actuel, il nous paraît pour le moins difficile de proposer une augmentation des effectifs de la DGDDI. Nos propositions portent donc sur la récupération de l'information, qui permettra d'améliorer le recouvrement des prélèvements obligatoires.

Nous proposons donc d'instaurer un droit de communication automatique à l'égard des intermédiaires du commerce en ligne, qui disposent d'informations qui permettront non seulement d'évaluer les montants en jeu, mais aussi de recouper les données en amont, afin de parvenir à un ciblage efficace. Les intermédiaires concernés par cette obligation de transmission d'informations sont les opérateurs de fret bien sûr, mais aussi les fournisseurs d'accès à Internet, les sites de paiement dont le plus connu est PayPal etc.

Une autre idée, peut-être un peu compliquée à mettre en oeuvre, mérite tout de même réflexion : pourquoi ne pas collecter la TVA au moment même où se fait la transaction en ligne entre l'acheteur et le vendeur ? Par définition, les banques et les sites de paiement disposent de ces informations : pourquoi dès lors ne prélever d'un côté le montant de l'achat, et de l'autre côté les taxes afférentes ? D'un point de vue technique, cela imposerait la mise en place - relativement compliquée - d'un système informatique impliquant les banques et les intermédiaires de paiement, mais ce n'est pas impossible. Cette voie permettrait de récupérer une partie significative des droits qui sont dus, et devrait être explorée.

Nous proposons ensuite de lever les exemptions dont bénéficient le fret postal et les « envois de valeur négligeable » inférieurs à 22 euros en fret express. Une réflexion doit être engagée tant sur les obligations déclaratives que sur la pertinence de ces franchises. Naturellement se pose ensuite la question du respect de ces règles dans la pratique.

Nous proposons également d'élargir et de sécuriser le dispositif des « coups d'achats », qui autorise les agents des douanes à acheter anonymement des produits illicites, afin de pouvoir remonter jusqu'aux vendeurs.

La dernière proposition consiste à renforcer les systèmes informatiques et à redéployer les effectifs - dans la mesure du possible bien sûr. Mais une chose est certaine : ce ne sont pas des moyens humains supplémentaires qui permettront de progresser, mais des dispositifs juridiques permettant de récupérer les informations pertinentes auprès des intermédiaires. Ainsi pourrons-nous récupérer les quelques milliards d'euros - je ne donne pas de chiffre - qui échappent à ce jour à l'impôt.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur spécial . - Une petite précision : la DGDDI a redressé, en 2012, 294 millions d'euros sur 68 milliards d'euros collectés, soit une proportion de 0,4 %. Par comparaison, la DGFiP a redressé 18 milliards d'euros sur environ 450 milliards de recettes fiscales, soit une proportion de 4 %...

Je partage ce que vient de dire Philippe Dallier : les flux de marchandises sont tellement importants qu'il est illusoire d'espérer tous les contrôler ; il faut se concentrer sur les flux financiers. En effet, tout achat en ligne donne lieu à un paiement, presque toujours par un compte PayPal ou par carte bancaire.

Nous pourrions aussi évoquer le monde des plateformes de mise en relation entre vendeurs et acheteurs : eBay, Leboncoin, voire même Facebook où de plus en plus de commerce a lieu. De plus en plus de professionnels ou de quasi-professionnels interviennent sur ces sites, où ils échappent largement aux services fiscaux et douaniers. C'est la réalité aujourd'hui.

M. Philippe Marini , président . - Ce contrôle est exemplaire, par ses méthodes, par son caractère concret, et bien entendu par le choix du sujet - qui est majeur et ne cessera de grossir davantage. En matière de douane « classique », il existe des dispositifs permettant de s'assurer de la rectitude des déclarations et de l'exactitude des valeurs. Ces dispositifs reposent sur des tiers de confiance, les commissionnaires agréés, qui agissent comme les représentants fiscaux en douane et prennent la responsabilité des valeurs déclarées. Sans doute ce système a-t-il éclaté à la fois du fait des règles européennes - qui prouvent une nouvelle fois leur fréquente nocivité - et du fait du développement du commerce électronique. L'objectif ne devrait-il pas être de retrouver cette catégorie de tiers de confiance agissant comme déclarants auprès de l'administration ?

La proposition consistant à liquider la TVA au moment de la transaction réalisée par le client au moment de l'achat est une bonne approche. Il en est de même pour le projet de doter la douane de nouveaux outils juridiques, et notamment la levée des exonérations dont bénéficient les envois de faible valeur déclarée, qui constituent une formidable opportunité de fraude. Tout ce travail pourrait-il être repris sous forme de propositions législatives et réglementaires, le cas échéant en coopération avec la DGDDI ? Pourrait-il aussi faire l'objet d'une présentation publique ?

M. François Marc , rapporteur général . - La répartition des dossiers pris en charge depuis 2010 par Cyberdouane qui nous a été présentée est-elle différente de la répartition en matière de commerce traditionnel ? Je pense notamment à la question des stupéfiants et anabolisants : y a-t-il une spécificité du commerce en ligne ?

M. Philippe Dallier , rapporteur spécial . - Concernant la question du rapporteur général, la logique de la cellule Cyberdouane n'est pas la même que celle du contrôle des marchandises : d'un côté, il s'agit de mener des enquêtes sur les trafiquants, de l'autre, il s'agit d'examiner des envois. Nous avons pu observer le travail de Cyberdouane dans le cas d'un trafiquant proposant de livrer des stupéfiants commandés par Internet : il s'agit d'abord de déterminer qui se cache derrière les adresses IP masquées sur Internet, pour remonter ensuite jusqu'à la personne physique, avec son adresse réelle. C'est un travail qui est très long, sans comparaison avec ce qui est fait à Roissy.

Concernant la question du président, il y a effectivement une rupture avec le fret cargo classique, où les marchandises étaient connues, puis stockées dans des entrepôts en France que l'on pouvait visiter. L'essor du fret express et l'utilisation du fret postal par la vente en ligne ont complètement changé la donne, et l'administration ne s'est pas vraiment adaptée. Les contrôles physiques tels que réalisés auparavant sont devenus impossibles. Il faut donc changer d'approche.

M. Albéric de Montgolfier , rapporteur spécial . - Il faut distinguer la Poste du fret express. Pour la Poste, il n'y a pas vraiment de commissionnaire en douane : les obligations déclaratives pèsent directement sur l'expéditeur, et sont sous sa responsabilité. En fret express, on privilégie la rapidité, car l'acheteur sur Internet veut recevoir ses colis tout de suite : il est donc hors de question, comme en fret classique, de retenir les marchandises en douane. C'est un enjeu de compétitivité pour les plateformes de fret express. A cela s'ajoute le cas des marchandises en transit pour seulement quelques heures. De plus, à la différence des opérateurs cargo classiques, les expressistes disposent de très peu d'informations, et n'ont pas le numéro de nomenclature de la marchandise : pour vérifier ce que l'on entend par « chargeur de téléphone », il faudrait ouvrir tous les envois... Aujourd'hui, la fluidité et la rapidité l'emportent sur la précision des informations. Les douaniers sont donc condamnés au contrôle physique au cas par cas, c'est-à-dire à un travail long, ingrat et demandant des moyens humains considérables.

M. Jean Germain . - Il y a en fait deux sujets : l'importation d'une part, et la question des droits indirects d'autre part. En matière d'importation, la TVA est due à l'entrée sur le territoire français, et pas avant : le paiement de la TVA au moment de la transaction implique des changements normatifs à l'échelle de l'Union européenne. Par ailleurs, le cas est différent selon que l'importation est le fait d'un particulier ou d'une entreprise. Le chemin va donc être long.

Par ailleurs, il est important de respecter la liberté individuelle et d'éviter le matraquage fiscal : la suppression des exemptions aura de lourdes répercussions pour les particuliers qui, de bonne foi, achètent en ligne. Il faut être très prudent sur ce sujet. Je suis donc plutôt favorable à l'idée précédente, consistant à changer le moment où l'on paye les taxes sur les produits importés. Un système comparable existe pour les droits indirects, notamment pour l'alcool. Cela dit, d'un point de vue juridique, le problème est complexe : comment pourrait-on obliger un particulier à payer au moment où il achète, là où une entreprise importatrice n'aurait à payer qu'au moment du dédouanement ? D'autant que ce projet requiert la mise en place d'un système informatique mondial assez lourd.

Il ne faut pas l'oublier qu'une fois les entrepôts franchis, la douane dispose d'un droit de suite très étendu, qu'elle peut exercer sur tout le territoire : le sujet pourrait aussi être traité par là.

M. Richard Yung . - Deux observations sur la TVA. D'abord, l'article 42 du code des douanes : ce régime permet de payer la TVA non pas dans le pays d'arrivée sur le territoire de l'Union européenne, mais dans le pays de consommation - et comme par hasard, il y a beaucoup d'évaporation entre temps. On estime les pertes de recettes de TVA liées à ce « régime 42 » à 2 milliards d'euros. L'autre question est la suivante : est-ce normal que ce soit la douane, et pas l'administration fiscale, qui s'occupe de la TVA ?

M. Philippe Marini . - On peut aussi se demander si ces deux administrations ont vocation à rester éternellement deux directions générales différentes...

M. Richard Yung . - Le 20 novembre prochain sera discutée une proposition de loi que nous avons déposée pour combattre un certain nombre des dérives que vous avez pointées, en particulier en donnant des pouvoirs additionnels forts aux douanes : les « coups d'achat » que vous mentionnez, l'infiltration etc. Il s'agit aussi de revenir sur le grand scandale de l'arrêt « Nokia » de la Cour de justice de l'Union européenne, qui interdit aux douanes de pouvoir saisir des marchandises en transbordement, même en sachant que le container est plein de marchandises contrefaites. Il faut combattre cet arrêt pervers qui fera l'objet de différentes propositions.

M. François Trucy . - Je suis scandalisé que ces dernières années, les administrations de l'Etat ne se soient pas mobilisées sur ce sujet, à l'échelle nationale comme européenne. Heureusement que le Sénat est là !

M. Marc Massion . - Les « aviseurs » peuvent-ils aider l'administration des douanes en matière de commerce en ligne ?

M. Éric Doligé . - L'enjeu est considérable... et n'est pas une priorité. Que faire pour résoudre cette antinomie ? Concernant les effectifs, si on ne peut pas les redéployer à la base, peut-être peut-on les redéployer au sommet, afin d'identifier les nouvelles priorités ? Par ailleurs, que fait-on dans les pays voisins, qui font face aux mêmes problématiques ?

M. Jean-Paul Emorine . - Je suis assez surpris par les obligations différenciées en matière d'exemptions qui pèsent sur la Poste et sur les opérateurs de fret express, dans la mesure où la Poste peut concurrencer ces derniers.

M. Philippe Marini . - Une fois encore, il serait particulièrement utile que le rapport soit conclu par des propositions d'amélioration du droit, de niveau réglementaire ou de niveau législatif.

M. Philippe Dallier . - Jean Germain évoque un problème de liberté et de matraquage fiscal, mais il faut bien avoir conscience que la base fiscale est en train de s'évaporer à toute vitesse.

M. Philippe Marini . - Chacun comprend que, pour contrôler, il faille réduire la liberté. Le contrôle est indispensable à l'intérêt général.

M. Philippe Dallier . - Bien sûr, il ne s'agit pas de créer un Big brother au niveau mondial permettant de prélever la TVA en chaque point de la planète. Les sujet sont divers : échanges communautaires et extracommunautaires, échanges B2B (entre deux entreprises) et surtout B2C (d'une entreprise vers un particulier qui achète sur Internet). Je pense pour ma part que le prélèvement des droits au moment où le client paie son achat est le meilleur moyen d'éviter l'évaporation fiscale, sans dépendre du moment où le colis arrive sur le sol français.

M. Albéric de Montgolfier . - Un client qui achète sur un site de e-commerce français - par exemple La Redoute - va payer la TVA à 19,6 % au moment de la transaction. Au nom de quoi un client achetant sur un site étranger échapperait-il à ce paiement ? Il y a là un problème d'équité ! La question n'est pas celle du matraquage fiscal, mais du recouvrement de droits et taxes qui sont dus.

M. Jean Germain . - Mais il existe bien une différence juridique actuellement.

M. Albéric de Montgolfier . - Nous sommes évidemment d'accord : c'est une matière extrêmement complexe, qui malheureusement ne relève pas de la simple loi française. Nous ne suggérons que des pistes à explorer, dont nous ne négligeons pas les difficultés. Mais si nous ne faisons rien, la base fiscale s'évaporera. Et cela pose un problème d'équité entre commerçants classiques installés en France qui payent toutes taxes comprises, et exportateurs soumis à l'étranger qui y échappent et payent hors taxe.

La question du régime de l'article 42 du code des douanes soulevée par Richard Yung s'applique plutôt au fret classique.

L'arrêt « Nokia » ne concerne pas non plus directement notre sujet ; il interdit de saisir des marchandises contrefaites ou prohibées dès lors qu'elles ne font que transiter en France, par exemple en provenance de Chine et à destination de l'Italie. Cet arrêt a eu pour conséquence de diminuer de moitié en un an les saisies de contrefaçons. Richard Yung semble suggérer que des voies juridiques peuvent être explorées - mais je vois mal comment une loi française pourrait contrevenir à un arrêt de la CJUE.

Les « aviseurs » des douanes ne servent strictement à rien en matière de fraude sur Internet : il y a une telle multitude de sites qui se créent à chaque instant et dont les montages impliquent tellement de pays et tellement d'intervenants que, dans la pratique, les moyens traditionnellement utilisés pour lutter contre les trafics organisés ne servent à rien.

M. Philippe Dallier . - Pour répondre à la question d'Éric Doligé au sujet des comparaisons avec d'autres pays : nous ne nous sommes pas rendus sur place, mais on nous a dit que nous étions parmi les plus avancés - ce qui ne nous rassure pas sur l'efficacité de nos partenaires européens !

M. Albéric de Montgolfier . - En réponse à la question de Jean-Paul Emorine, il faut distinguer la Poste dans ses activités classiques de fret postal, qui impliquent une multitude de petits paquets dont les bordereaux sont remplis sous la responsabilité de l'expéditeur, et la Poste dans ses activités de fret express - c'est-à-dire Chronopost.

M. Philippe Marini . - Le sujet est suffisamment intéressant pour ne pas en rester là. Il faut poursuivre le travail avec ténacité, et formuler des propositions de nature à faire évoluer le droit. On ne peut pas faire plaisir à tout le monde : faire progresser l'intérêt général suppose quelques atteintes, notamment aux libertés de communication, de transaction et du commerce.

A l'issue de ce débat, la commission a donné acte de leur communication à Albéric de Montgolfier et Philippe Dallier, rapporteurs spéciaux, et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information.

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