III. LE SILENCE DES VICTIMES ET L'IMPUNITÉ DES VIOLEURS

« Le viol reste le seul crime dont l'auteur se sente innocent et la victime honteuse » 12 ( * ) : ce constat vaut a fortiori pour les viols commis en temps de guerre. « La honte accentue la difficulté de la plainte. [...] Pire encore quand la présence de la famille, mari, parents, enfants, était imposées par les agresseurs lors des viols », relève Fabrice Virgili, historien, qui remarque le caractère « dérangeant » du viol de guerre . Ainsi s'explique selon lui le silence sur les viols commis à Oradour-sur-Glane , « comme si cette évocation pouvait salir la mémoire des femmes qui ont péri brûlées dans l'église » : « le viol salit les victimes, non les bourreaux ».

Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue, souligne que le viol vise à avilir la victime : « Dans une société où l'honneur de la famille dépend de la virginité des filles, où la filiation repose sur la transmission entre le père et le fils, le viol est la souillure suprême : les familles sont salies et la filiation légitime compromises ».

Selon Yves Tomic (Association française d'études sur les Balkans), signe de cette honte, les victimes « se murent dans le silence » et « restent seules avec leurs souffrances ». Ce silence est l'une des causes de l'impunité des auteurs des violences.

Régis Bar (Amnesty) a lié la « quasi impunité » dont font l'objet les violences sexuelles commises par les groupes armés en Colombie au faible nombre des dénonciations , dû à la crainte des victimes d'être stigmatisées et à la peur de représailles de la part des auteurs des crimes.

Cette situation justifie que la Colombie se trouve aujourd'hui sous examen de la Cour pénale internationale : celle-ci, en novembre 2012, relevait à la fois l'ampleur du phénomène des violences sexuelles liées au conflit interne et le faible nombre d'enquêtes et de condamnations.

Pour Raphaëlle Branche, historienne, le silence des victimes rend difficile l'étude historique des viols de guerre et l'établissement de chiffrages : « Parfois les victimes se taisent car elles se sentent coupables d'avoir survécu quand leurs proches ont été tués ». Or si les viols ne sont pas comptabilisés pendant le conflit, il devient quasi impossible de le faire après la guerre.

La honte contribue donc au faible nombre de dénonciations : une autre raison du silence des victimes réside dans le fonctionnement de la justice, qui décourage les victimes de porter plainte.

S'agissant de la Bosnie , Martine Royo (Amnesty) a insisté sur le fait que neuf condamnations seulement avaient été prononcées par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie : la proportion est disproportionnée par rapport au nombre de victimes.

La solution consistant à faire juger ces crimes par des tribunaux locaux n'a semble-t-il pas produit d'effets convaincants, le plus souvent pour des raisons extrêmement concrètes : selon Martine Royo, « la plupart des femmes préfèrent fuir cette justice-là », qui n'assure pas la protection des victimes. Celles-ci sont souvent contraintes, pour des raisons de piètre équipement des locaux - ces bâtiments ne possèdent qu'une seule entrée - de côtoyer leurs bourreaux dans l'enceinte du tribunal .

De surcroît, une cour spéciale chargée de juger les crimes que le Tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie n'avait pu traiter n'a été mise en place qu'en 2005, comme l'a relevé Yves Tomic (Association française d'études sur les Balkans). L'efficacité de cette structure se heurte selon lui à deux obstacles :

- d'une part, l'incapacité de nombreuses victimes à revivre leur calvaire si longtemps après avoir subi ces crimes,

- d'autre part, l'insuffisance de moyens matériels : cette cour ne traiterait qu'une dizaine de cas par an, « alors que des milliers de plaintes ont déjà été déposées » : à ce rythme, souligne Yves Tomic (Association française d'études sur les Balkans), plus d'une décennie sera nécessaire pour que toutes ces affaires soient jugées.

L'incidence des difficultés matérielles très concrètes a également été mentionnée par Louis Guinamard, journaliste, qui a relevé entre autres obstacles, s'agissant du Congo, l'immensité des espaces à traverser pour rendre la justice : « des sommes très importantes sont dépensées pour essayer de condamner une personne, sans que l'on soit sûr d'avoir les moyens ensuite de mettre celle-ci en prison . Et quand bien même le coupable serait condamné, il n'y a pas toujours de prison pour l'incarcérer ».

La confiance limitée des victimes dans le système judiciaire a également été relevée s'agissant de la Colombie , où le système judiciaire est entravé par des moyens insuffisants, qui se traduisent par un faible nombre d'enquêtes, tandis que les groupes armés, omniprésents, menacent à la fois victimes, juges et avocats et vont jusqu'à « infiltrer les organisations ».

Ghislaine Doucet (CICR) a par ailleurs estimé que l'accès à la justice devait être considéré avec prudence , en raison des menaces qui peuvent dans certains contextes être exercées sur les victimes par leur entourage lui-même si elles exercent des poursuites judiciaires.

L'impunité des auteurs des crimes pose aussi la question de la volonté des gouvernements de punir les violences sexuelles commises pendant les conflits.

En Colombie , il ne semble pas que la sanction de ces crimes soit une priorité pour les autorités, si l'on se réfère à l'exemple d'un projet de loi déposé en juin 2012 tendant à assimiler les crimes sexuels liés au conflit à des crimes de guerre ou contre l'humanité : Régis Bar (Amnesty) note que ce texte, par ailleurs peu soutenu, se trouve encore, à ce jour, en cours d'examen. Dans la même logique, sur les 183 cas de violences pour lesquels la Cour constitutionnelle demandait un examen prioritaire, seuls trois auraient donné lieu à des condamnations. Enfin, une récente révision constitutionnelle a étendu les compétences des tribunaux militaires au jugement des militaires responsables de violations des droits humains : selon Régis Bar, une telle mesure serait de nature à « renforcer l'impunité » des auteurs des violences. Même si cette réforme a été annulée pour vice de forme, il n'est pas impossible qu'une mesure comparable puisse être adoptée de nouveau. Dans le même esprit, Régis Bar a relevé l'adoption d'une révision constitutionnelle intitulée « cadre juridique pour la paix », qui donne compétence au Congrès pour accorder des amnisties aux acteurs du conflit armé.

S'agissant de la Bosnie , Martine Royo (Amnesty) a fait état de « promesses restées sans suite » de la part du gouvernement. Selon Yves Tomic (Association française d'études sur les Balkans), il a fallu attendre le 6 septembre 1999 pour que soit votée la première loi concernant les victimes de guerre a été votée par la Fédération croato-bosniaque. Encore cette loi ne concernait-elle pas les victimes de violences sexuelles : la prise en compte de ces violences n'a été effective qu'en 2006 , quand la loi initiale de 1999 a été modifiée, onze ans après le conflit... La République serbe a pour sa part adopté un texte sur les victimes civiles dès 1993, donc pendant le conflit.

Louis Guinamard, journaliste, a insisté sur l'importance essentielle du temps pour faire condamner les criminels : « Les victimes n'ont pas tout le temps devant elles . Certaines de celles que j'ai interviewées sont, peu de temps après, décédées, du Sida notamment, qu'elles avaient effectivement contracté lors d'un viol. Ce temps des victimes, c'est celui de l'urgence, tout simplement. Celui des institutions internationales s'étend sur plusieurs années. Il faut trouver les moyens de réduire cet écart [...]. »


* 12 Jean-Claude Chesnais, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours , Paris, 1981.

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