III. SYNTHÈSE DES RAPPORTS DEETMAN ET SAMSON
SUR LES ABUS SEXUELS SUR MINEURS AUX PAYS-BAS

1. Contexte

Comme en Allemagne, l'année 2010 fut marquée aux Pays-Bas par le scandale né des révélations d'abus sexuels sur les enfants, un an après la publication du rapport Ryan en Irlande. Deux démarches indépendantes furent entreprises pour analyser le phénomène, en préciser l'ampleur, en identifier les causes et proposer des recommandations pour améliorer la protection de l'enfance.

En avril 2010, les ministres de la Famille et de la Justice mirent sur pied une commission d'enquête, dite Commission Samson , pour enquêter sur les abus sexuels subis entre 1945 et 2010 par les enfants placés dans des institutions ou des familles d'accueil par l'État néerlandais. Son rapport fut rendu en octobre 2012 . 18 ( * )

En mai 2010, la Conférence des évêques et la Conférence des ordres religieux des Pays-Bas demandèrent à l'ancien ministre de l'éducation et ancien maire de La Haye Wim Deetman de mettre sur pied une commission d'enquête indépendante sur les abus sexuels subis depuis 1945 par des mineurs confiés à des institutions ou des paroisses dépendant de l'Église catholique 19 ( * ) . Son rapport fut rendu en décembre 2011 . 20 ( * )

Installées séparément avec des ordres de mission distincts, les deux commissions n'en ont pas moins travaillé en bonne intelligence en s'échangeant les informations pertinentes.

2. Les abus sexuels dans la sphère catholique

Entre mars et décembre 2010, la commission d'enquête Deetman a recueilli 1 795 signalements directement reliés à des abus sexuels de mineurs au sein de l'Église catholique et ses établissements, que cela soit par des prêtres des religieux, des diacres, d'autres laïcs ou des volontaires. Ces signalements provenaient de différentes sources : des témoignages spontanés de victimes, des notifications transmises par Hulp & Recht , l'instance de l'Église néerlandaise chargée de traiter les plaintes pour abus depuis 1995, des transmissions de dossiers par la Commission Samson concomitante, la presse.

Pour compléter ces données trop parcellaires, la Commission Deetman a consulté les données collectées par l'institut démographique néerlandais et par le centre de recherche sur religion et société de l'université de Nimègue. Surtout elle a confié à TNS-NIPO la réalisation d'une enquête sur questionnaire auprès d'environ 35 000 Néerlandais âgés de plus de 40 ans.

Sur cette base et sous toute réserve, la Commission Deetman estime qu'avant leur 18 ans, environ 10 % des Néerlandais ont subi un abus sexuel ou ont été au moins sujet à une avance sexuelle contre leur gré de la part d'un adulte n'appartenant pas à leur famille . La notion d'abus sexuel est prise de la façon la plus large possible : d'un comportement déplacé au viol avec violence . Les Néerlandais élevés dans la religion catholique semblent statistiquement plus concernés : 12,4 % d'entre eux auraient subi une forme d'abus sexuel contre 8,4 % parmi ceux qui ne sont pas catholiques. Ces chiffres doivent être interprétés avec beaucoup de prudence et ne sont pas en eux-mêmes un indice de maltraitance par des prêtres ou des religieux catholiques car d'autres facteurs sociaux-économiques contribuent à rendre compte de cet écart.

Plus précisément, il ressort des données collectées que le risque de contact sexuel non désiré est particulièrement élevé pour les enfants qui étaient accueillis et hébergés dans des institutions (foyers, internats, écoles privées, séminaires). Toutefois, cette tendance est générale sans que se manifeste de différence significative entre institutions catholiques et institutions non-catholiques : 20,7 % des enfants accueillis dans une institution catholique et 22,2 % des enfants accueillis dans une institution non-catholique ont été touchés selon les estimations.

La vulnérabilité particulière des enfants accueillis et hébergés dans des institutions en général s'explique par le fait que ces lieux offrent davantage d'opportunités discrètes aux comportements inappropriés au quotidien que l'école classique. Les parents ne voyant pas leurs enfants tous les jours, ils ne peuvent pas exercer une supervision aussi attentive et ont du mal à apprécier la réalité de la vie dans l'institution, et la gravité de ce qui s'y passe.

Si l'on considère uniquement les auteurs d'abus sexuels présumés travaillant pour l'Église catholique, on peut considérer qu' entre 0,3 et 0,9 % des Néerlandais de plus de 40 ans ont essuyé avant leur 18 ans des avances sexuelles non désirées de la part d'un membre du clergé ou d'un laïc de l'Église.

À partir des signalements nominatifs et rapports précis qui lui ont été adressés, la commission Deetman a pu interroger les diocèses et les ordres religieux et identifier environ 800 auteurs d'abus sexuels au sein de l'Église catholique néerlandaise dont 105 encore en vie.

Tout en procédant à une contextualisation socio-historique des faits et de la gestion des diocèses et des ordres religieux, les rapporteurs concluent que les autorités ecclésiastiques avaient connaissance du problème dès la fin des années 1940 sans disposer d'une vue d'ensemble, qu'elles ont manqué de prendre les mesures adéquates et de prêter suffisamment d'attention aux victimes, que le traitement des cas relevés était individuel et parcellaire et non pas systémique et institutionnel, que les codes de conduite stricts mis en place avaient été dans les faits appliqués avec laxisme et complaisance.

Parmi les recommandations de la Commission Deetman, on peut relever :

- l'importance d'affronter dans sa globalité les abus sexuels sur les mineurs dans tous les contextes, sans stigmatiser la seule Église catholique ;

- harmoniser le traitement des abus sexuels commis par des personnels de l'Église entre diocèses et entre ordres congrégations religieuses, en admettant publiquement ensemble leur responsabilité et leur volonté d'oeuvrer d'un même pas à la reconnaissance, l'aide, l'indemnisation et le soin des victimes ;

- revoir et harmoniser la gestion des ressources humaines dans l'Église (sélection, formation, supervision et soutien des prêtres te religieux) ;

- créer une instance de dialogue et un point de contact avec les victimes pour les orienter vers les structures d'aide appropriés ;

- instituer un mécanisme d' indemnisation approprié.

3. Les abus sexuels sur les enfants placés en foyers d'accueil

En 2010, aux Pays-Bas, environ 47 000 enfants étaient retirés à leurs parents par décision du juge aux affaires familiales pour être placés en foyers, en centres de détention pour mineurs ou en familles d'accueil. Sur la base d'une revue de la recherche universitaire, des conclusions des tables rondes organisées avec les parties prenantes et les experts et des récits de victimes auditionnées, la Commission Samson conclut que les jeunes placés en institutions sont particulièrement vulnérables, et mal protégés, bien qu'ils soient théoriquement entourés de soin et se trouvent sous la responsabilité de l'État.

Le contexte social des Pays-Bas a considérablement évolué sur la période d'enquête. De 1945 jusqu'à 1965, la structuration de la société en piliers communautaires ( verzuiling ) reste intacte. La population se répartissait en quatre piliers protestant, catholique, libéral et socialiste, autonomes et indépendants de l'État, qui prenaient en charge les institutions sociales (partis, syndicats, journaux, radios, écoles, universités, clubs sportifs...). La protection de la jeunesse n'échappait pas à cette logique d'où une forte compartementalisation sociale, confessionnelle et idéologique, des institutions et foyers d'accueil, qui étaient organisés et supervisés à l'intérieur de leur pilier avec une faible interférence de l'État néerlandais .

Le gouvernement acceptait sa responsabilité formelle mais ne prévoyait que peu de moyens pour les inspections qui lui incombaient. Les abus sexuels ne constituaient pas un sujet d'attention particulier, alors que les foyers visaient surtout à prévenir la « ruine physique et morale » des enfants placés sous leur garde. Lorsque des cas sérieux ne pouvaient être ignorés, l'État réagissait en renvoyant le personnel impliqué et en déplaçant les enfants dans un autre foyer. La réponse pénale n'était quasiment jamais activée.

En 1965 est adoptée la première loi cadre sur la protection de l'enfance. Entre 1965 et 1990, les piliers perdirent de leur force, tandis que se desserra le tabou de la sexualité et que grandit la réticence à intervenir dans la vie des familles. À partir du milieu des années 1980, la thématique de l'abus sexuel des enfants émerge clairement comme un problème réel au sein de la société, ce qui conduit le ministre des affaires sociales responsable en 1990 à élaborer un plan d'actions contre les mauvais traitements sur les enfants et promettre un audit des foyers et institutions d'hébergement. En réalité, malgré une amélioration certaine du professionnalisme des services de l'enfance, l'adoption de protocoles en cas de soupçon d'abus et l'implication grandissante de la justice pénale, ces bonnes intentions produisirent peu d'effets structurels jusqu'aux scandales de 2010.

La Commission Samson admet clairement qu'elle n'a pas les moyens de mesurer de façon fiable l'ampleur des abus sur la période de référence , d'autant qu'un grand nombre d'informations pertinentes ne figurent pas dans les dossiers, que les enfants qui se plaignaient étaient accusés de mensonges et punis, et que les archives anciennes ont été expurgées. Pour la période la plus récente , la Commission Samson pointe un écart du simple au double entre la moyenne des abus sexuels sur enfants rapportés aux Pays-Bas (74 pour 1 000) et les abus rapportés sur des enfants placés (143 pour 1 000 ). L'écart est encore plus flagrant si l'on distingue entre les enfants placés en foyers d'accueil et autres institutions de placement (194 pour 1 000) et les enfants placés dans une famille d'accueil (55 pour 1 000). En résumé, le risque d'être victime d'abus pour un enfant placé est 2,5 fois plus fort que pour la moyenne des enfants néerlandais.

Il en est conclu que le risque d'abus sexuel est inhérent aux institutions de placement pour mineurs , alors même que les chances de détection et de répression des auteurs sont faibles. Cela peut s'expliquer notamment par une organisation déficiente de la protection de la jeunesse, par le passé difficile des jeunes pris en charge et par leur situation de nette dépendance à l'égard professionnels ou des parents d'accueil qui ont autorité sur eux. La vulnérabilité psychologique des mineurs placés, qui se caractérise par de plus faibles défenses mentales, une faible estime de soi, une dépendance affective marquée, ne peut être ignorée.

La gestion de la sexualité dans des groupes d'adolescents des deux sexes vivant en commun est un exercice difficile. Une culture fondée uniquement sur le maintien strict de règles de conduite aboutit de facto à négliger le volet préventif , à ne prendre que des mesures correctrices et de punitions, qui peuvent déboucher sur un climat répressif étouffant le signalement de nouvelles agressions et renforçant des dynamiques de pouvoir et de domination entre jeunes et entre adultes et jeunes qui elles-mêmes sont propices aux transgressions sexuelles.

En se basant sur les conclusions de chercheurs indépendants et d'experts internationaux, la Commission Samson estime que les professionnels de la protection de l'enfance perçoivent moins de 2 % des cas d'abus rapportés par les enfants , qui eux-mêmes s'autocensurent fréquemment. Dans plus de la moitié des incidents rapportés par les victimes, l'auteur de l'abus a moins de 21 ans ; fait marquant, alors que les dossiers officiels et les plaintes pénales ne renvoient qu'à des auteurs masculins, un tiers des cas d'abus sexuels impliqueraient une femme comme auteur des violences . À la différence des abus rapportés au sein de l'Église catholique, les filles sont deux fois plus victimes que les garçons. Les enfants souffrant d'un déficit de développement ou d'un handicap mental sont trois fois plus souvent victimes d'abus sexuels.

Concernant les auteurs d'abus, la Commission Samson met en évidence une répartition en deux profils : d'une part, dans environ la moitié des cas, l'auteur des abus est un autre jeune placé dans la même institution, en moyenne âgé de 15 ans et présentant soit un retard soit un faible handicap cognitif ; d'autre part, un adulte âgé en moyenne de 37 ans et présentant une intelligence supérieure à la moyenne. La pédophilie est rarement diagnostiquée et d'après les enquêtes, les professionnels ou parents d'accueil auteurs d'abus n'avaient pas dans leur grande majorité, l'intention d'abuser des enfants au moment où ils ont commencé à travailler avec des enfants. Le passage à l'acte est encore mal compris. En revanche, un tiers d'entre eux avaient déjà été victimes de maltraitance, de négligence ou d'abus sexuel dans leur enfance. Il est à noter que les auteurs ont rarement déjà été condamnés pour un délit quel qu'il soit, si bien que prévoir des mécanismes additionnels de vérification de leurs références ne devrait pas améliorer significativement la prévention des abus.

En conséquence, la Commission Samson formule notamment les recommandations suivantes :

- Accroître la compétence professionnelle des acteurs de la protection de l'enfant en matière de développement de la sexualité des adolescents, de détection des abus et de prise en charge des enfants victimes. Cela passe par la réforme de la formation initiale et de la formation continue, et par la mise en place d'instances efficaces d'intervision et de supervision. La Commission préconise la mise en place d'une certification régulière des professionnels sur la base d'un référentiel défini par le secteur et d'objectifs annuels de formation . Il faut notamment apprendre à créer un climat qui rend possible la discussion ouverte de la sexualité, des limites et de la transgression au sein du groupe de jeunes et des institutions d'accueil ;

- Revoir la gestion des ressources humaines pour rehausser le ratio encadrants/jeunes, pour favoriser la stabilité des équipes et pour inclure le traitement de la question de la sexualité et des abus sexuels dans les entretiens de candidature et les entretiens annuels dévaluation ;

- Réaliser une évaluation et un diagnostic des troubles potentiels des enfants retirés à leur famille pour être placés. Il faut pouvoir connaître leur passé et les conséquences potentielles des traumatismes qu'ils ont déjà subi dans leur famille pour assurer une prise en charge plus personnalisée et plus adaptée aux professionnels du soin. Le placement d'un jeune, notamment des jeunes filles, dans un foyer ou un groupe donné doit se faire après une évaluation des risques potentiels de l'environnement d'accueil ;

- Mobiliser les tiers dans l'environnement de l'enfant (médecins, dentistes, kinésithérapeutes, enseignants, voisins) pour qu'ils signalent au plus tôt les faits que l'enfant viendrait leur confier ;

- Renforcer le rôle de l' inspection de la protection de l'enfance et impliquer davantage les conseils de surveillance des institutions dans le contrôle interne ;

- Mettre en place des procédures internes formelles de plainte ;

- Accroître la transparence en augmentant le nombre de signalement et de dénonciation de comportements suspicieux ;

- Prévoir des concertations au cas par cas en rassemblant tous les acteurs concernés pour échanger les informations pertinentes et discuter transversalement des cas rapportés de soupçon d'abus ;

- Procéder à une reconnaissance officielle des abus du passé et à la présentation d'excuses par le gouvernement néerlandais ;

- Faciliter la prise en charge des victimes d'abus avant 1973 par le Fonds d'indemnisation des infractions violentes ( Schadefonds geweldsmisdrijven ) ;

- Organiser un point d'accueil et de contact pour les victimes d'abus sexuels et fournir une offre d'aide adaptée. Rationaliser l'aide aux jeunes victimes grâce à un système de suivi continu des patients ( cliëntvolgsysteem ) de telle sorte que toutes les interventions de professionnels du soin sur les victimes soient consignées, centralisées et partagées ;

- Pour contrer les tendances à la fragmentation due au transfert de la responsabilité des foyers d'accueil aux communes, adopter au niveau central des lignes directrices et des normes de qualité communes ;

- Soutenir l'effort de recherche scientifique et améliorer la qualité des statistiques ;

- Réaliser un audit de prévalence des abus sexuels dans les foyers d'accueil tous les deux ans.


* 18 Commissie-Samson, Omringd door zorg, toch niet veilig - Seksueel misbruik van door de overheid uit huis geplaatste kinderen, 1945 tot heden, 8 octobre 2012

* 19 On considère que les catholiques représentent environ 35 % - 40 % de la population néerlandaise, majoritaires dans la partie Sud-Est du Pays (Limbourg, Brabant).

* 20 W.J. Deetman, Seksueel misbruik van minderjarigen in de Rooms-Katholieke Kerk, décembre 2011.

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