N° 595

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 7 juillet 2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 7 juillet 2020

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur les réponses apportées
par les
autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste
et les
moyens de la combattre ,

Présidente
Mme Nathalie DELATTRE,

Rapporteure
Mme Jacqueline EUSTACHE-BRINIO,

Sénatrices

Tome I : Rapport

(1) Cette commission est composée de : Mme Nathalie Delattre, présidente ; Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure ; Mme Éliane Assassi, M. Julien Bargeton, Mmes Nathalie Goulet, Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Yves Leconte, Antoine Lefèvre, Rachid Temal, Dany Wattebled, vice-présidents ; MM. Jean-Marie Bockel, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Mmes Nicole Duranton, Dominique Estrosi Sassone, Gisèle Jourda, MM. Rachel Mazuir, Sébastien Meurant, André Reichardt, Hugues Saury, Mme Catherine Troendlé.

INTRODUCTION

Créée le 14 novembre 2019 à l'initiative du groupe Les Républicains, la commission d'enquête sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre a conclu ses travaux le 7 juillet 2020. Cette durée exceptionnelle de huit mois a été permise par larticle 22 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 durgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, qui a prolongé de deux mois la durée de la commission d'enquête, afin de prendre en compte lobligation qui lui a été faite dinterrompre ses travaux. Pendant ces huit mois, elle a organisé 58 heures de réunions, entendant 67 personnes, hommes et femmes du milieu associatif, journalistes, chercheurs, acteurs institutionnels et responsables politiques dont le ministre de l'intérieur, le ministre de l'Éducation nationale et de la jeunesse, la ministre des sports et le secrétaire d'État auprès du ministre de l'éducation nationale et de la jeunesse.

À lissue de ses travaux, la commission denquête a dabord pour volonté de présenter un constat qui sest construit progressivement, au fil de ses auditions. Au-delà des convictions et des expériences de chacun, la réalité de la radicalisation islamiste sest imposée par la multiplication des témoignages de terrain, dépassant la divergence des analyses et des prises de position parfois tranchées. Laccusation réciproque darrière-pensées quand il est question de lislamisme (complaisance voire complicité dun côté, essentialisation voire racisme de lautre) ne doit pas masquer une réalité dont la gravité ne saurait être négligée.

Ce constat est le suivant : contrairement à lidée longtemps prédominante selon laquelle la société française et les institutions républicaines tendraient à renvoyer lexpression de la religion dans la sphère privée, tandis que l'espace public serait celui de ladoption de moeurs communes, une minorité de la population française de confession musulmane 1 ( * ) tend à adopter un comportement dont lintransigeance prend prétexte de la religion. Ce comportement prescriptif sur le plan des moeurs tend à faire du religieux lunique mode de rapport aux autres. Cela relèverait d'une dérive sectaire si le repli sur soi et le sentiment d'élection n'étaient liés à un projet de transformation de la société et à une action militante de terrain.

Il s'agit là d'un phénomène mondial. En 2010 le Professeur Olivier Roy notait « la vague de réislamisation sociale et culturelle que lon observe dans le monde musulman », « souvent encouragée par les gouvernements ». Celle-ci rejoint le projet islamiste qui est en partie « replié » sur « la dimension confrérique religieuse », « dans lequel le mouvement privilégie laction en profondeur dans les sociétés et la transformation des mentalités, en ciblant en particulier les élites (...) ». Dans le cadre de ce que le Pr Roy qualifie de « post-islamisme », « les acteurs capitalisent sur le ressentiment envers lOccident, en présentant la promotion de la sharia comme la défense dune authenticité culturelle face à loccidentalisation ».

Ce phénomène, qui nest pas propre à la France, la touche particulièrement du fait de son histoire et de ses valeurs. Comme la relevé le Pr Pierre Vermeren, la France se trouve prise dans un mouvement mondial auquel elle est dautant plus exposée en raison de son passé colonial dans des pays à majorité musulmane.

Les valeurs de la France sont celles inscrites à larticle premier de la Constitution, dont le premier alinéa dispose : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée ». Larticle 2 de la Constitution dispose pour sa part que : « La devise de la République est « Liberté, Égalité, Fraternité ». Son principe est : « Gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. »

À l'aune de ces valeurs, la France considère que la citoyenneté prime sur toute autre appartenance, notamment religieuse. Elle considère qu'il lui appartient de protéger la liberté de conscience, qui est la liberté de croire sans se voir imposer un dogme ou une pratique, mais aussi la liberté de ne pas croire. La République est par nature émancipatrice. Elle entend permettre à chacun de choisir son destin et de prouver ses talents. Les droits de l'Homme, marqués par plus de deux siècles d'histoire et l'expérience des totalitarismes, comportent aussi la défense de la dignité humaine, qui peut être opposée aux individus eux-mêmes. Tous les individus sont égaux aux yeux de la loi, mais tous leurs choix ne le sont pas, soit qu'ils contraignent la liberté des autres, soit qu'ils troublent l'ordre public, soit qu'ils portent atteintes aux valeurs de la République.

Incontestablement ces valeurs ont évolué. La défense des droits des femmes, de ceux des homosexuels ont été tardive en France. La reconnaissance des méfaits du colonialisme également. La création de ghettos urbains est la négation du projet d'émancipation. Mais rien ne peut justifier qu'au sein de la République certains se définissent d'abord, voire uniquement comme croyants et demandent la reconnaissance de cette croyance. Tous les Français sont citoyens.

Cette commission d'enquête vient à la suite des travaux du Sénat liés à la situation de l'islam en France et des nombreux rapports déjà consacrés au risque djihadiste 2 ( * ) , mais elle s'en distingue. Ce n'est ni l'organisation du culte musulman en France, ni surtout l'action violente, ou le risque de violence qui a suscité la constitution de cette commission d'enquête, mais la diffusion des comportements qui remettent en cause le vivre ensemble et portent atteinte directement à la liberté de conscience, à l'égalité entre les hommes et les femmes et aux droits des personnes homosexuelles.

Malgré des signes parfois contradictoires, on ne peut que constater l'essor d'une nouvelle orthopraxie des personnes de confession musulmane, spécialement des jeunes, en ce qui concerne la pratique du culte, les restrictions alimentaires, les prescriptions vestimentaires ou d'apparence. Elle relève de la liberté de chacun de vivre sa foi. Même la question de la modernité de ces pratiques ou de leur caractère plus ou moins récent relève de l'évolution des pratiques religieuses et ne concerne les pouvoirs publics que si elles ne sont pas conformes à la loi. Mais ce renouveau religieux s'accompagne pour certains d'une volonté d'affirmation de leur croyance dans l'espace public, dans l'entreprise, dans l'école, et de reconnaissance par les institutions et les services publics, ce qui entre en conflit avec les lois de la République et la laïcité. Le sondage réalisé par l'IFOP auprès des personnes de confession musulmane en France et publié en septembre 2019 pour l'Institut Jean Jaurès et le Point 3 ( * ) marque l'évolution de ces attitudes depuis 1989. D'après cette étude, 27 % des personnes interrogées sont d'accord avec l'idée que « la charia devrait s'imposer par rapport aux lois de la République » 4 ( * ) . En 2016, l'Institut Montaigne, dans son rapport intitulé La Fabrique de l'islamisme considérait pour sa part que 28 % des musulmans de France « ont adopté un système de valeurs clairement opposé aux valeurs de la République ».

Pour décrire cette situation, l'usage du terme de radicalisation islamiste a fait lobjet de débats au sein de la commission et avec les personnes auditionnées. Le rapporteur a considéré dès l'origine que ce terme ne pouvait se limiter à la question du terrorisme et de la radicalisation à caractère violent. La nécessité de protéger la population contre les atteintes à sa sûreté et à sa vie est légitimement au coeur de laction de lÉtat. Elle ne doit pas pour autant conduire à masquer limpact de la radicalisation islamiste dans la vie quotidienne sur les territoires de la République. Cest cette réalité territoriale qui justifie que la commission denquête ait concentré ses travaux sur cette question, et non sur les autres formes de radicalité politique ou religieuse.

Les termes « islamiste » et « islamisme » ont également été l'objet de controverses. Depuis les années 1970, le terme islamisme décrit une idéologie politique tendant à imposer lislam comme norme politique, économique et sociale, et les islamistes ceux qui la propagent. M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman, a regretté que ce terme n'ait pas la même sens en lien avec l'islam, que les termes catholicisme ou judaïsme pour les religions catholique et juive. Ces termes pourront peut-être un jour prendre le sens que souhaite le Président Moussaoui et ainsi éviter, comme il le souhaite, que des amalgames soient faits entre la majorité des citoyens français de confession musulmane qui sont pratiquants et une minorité d'extrémistes prétendant porter la vérité de leur religion.

La commission d'enquête a naturellement été amenée à s'interroger sur le caractère délibéré et politique des remises en cause du vivre ensemble au nom de l'islam. Plusieurs parmi les personnes auditionnées ont affirmé que les exemples récents de volonté de faire reconnaître une spécificité musulmane dans les services publics étaient le fait spontané d'individus et non de groupes. La réalité de l'islam politique, et l'activisme de groupes structurés porteurs du projet de faire prévaloir la religion dans l'État a pourtant été affirmée par toutes les autorités publiques. Que ces groupes soient explicitement liés à des mouvements connus comme porteurs d'une idéologie islamiste, notamment les Frères musulmans ou le salafisme, ou que leurs allégeances soient plus floues, ils poussent à la confrontation avec l'État et les valeurs républicaines. Qu'ils soient à l'origine de revendications ou viennent à leur appui, leur rôle de minorité agissante doit susciter une action d'entrave de la part des services de l'État.

Mais la réponse ne saurait se limiter à des mesures de police, d'autant que l'islam radical avance en se présentant comme victime de la répression d'un État tout puissant et, à leurs yeux, nostalgique d'un passé colonial. Surtout, l'islam radical est polymorphe, s'insinuant dans tous les aspects de la vie sociale et tend à imposer une nouvelle norme sociale en se prévalant de la liberté individuelle. La réponse doit donc aussi être politique et non partisane. La commission d'enquête a attaché la plus grande attention aux actions menées par les pouvoirs publics à destination de la jeunesse, que ce soit à l'école, dans les associations ou dans le sport. Lutter contre l'embrigadement des enfants, la séparation des garçons et des filles, la haine des différences et les diverses théories du complot marquées par le refus de l'héritage des Lumières, est une action qui demande une détermination sans cesse renouvelée et l'appui constant aux acteurs de terrains, fonctionnaires et bénévoles.

Affirmer la nécessité d'une réponse politique, et non seulement judiciaire ou juridique, au radicalisme islamiste, permet de résoudre le débat aussi ancien que récurrent entre fermeté et inclusion. Ce débat sous-tend les variations des politiques publiques face à l'islam radical depuis l'affaire du foulard de Creil en 1989. Les lois de la République et plus spécialement l'article 225-1 du code pénal répriment la discrimination sur le fondement de l'appartenance réelle ou supposée à une religion déterminée. Elles permettent aussi le port des signes religieux ostensibles dans l'espace public, sauf à ce qu'ils tombent sous le coup de l'interdiction générale faite, hors recommandations sanitaires, de se masquer le visage. C'est dans ce cadre légal que les services de l'État, des collectivités et les associations doivent opérer. Mais si chacun doit respecter les choix des individus fondés sur la religion, tous doivent aussi accepter que la religion cède la place à la règle commune. Cela vaut y compris lors des activités culturelles, sportives ou associatives. La France, qui n'est pas un assemblage de minorités mais une nation, ne peut avoir de doctrine d'accommodement raisonnable, sauf à risquer de voir certaines parties du territoire connaître une évolution telle que celle décrite par Hugo Micheron à Molenbeek, où face à l'explosion du radicalisme violent la seule réponse formulée par les représentants de l'islam politique, très implantés dans les associations locales, a été de demander la présence de davantage d'imams, présentés comme pacificateurs.

La fermeté sur les principes ne marque aucune défiance envers les individus mais structure l'espace commun. Elle permet à tous ceux qui ne souhaitent pas vivre l'intégralité de leur vie selon de principes religieux de trouver d'autres espaces d'expression et d'interaction. Elle permet de trouver le partage dans le respect des différences. La commission d'enquête salue donc l'évolution du Président de la République sur cette question depuis le début des travaux de la commission d'enquête 5 ( * ) . Cette évolution marque une rupture par rapport aux critiques sur la conception « revancharde » de la laïcité 6 ( * ) et à l'inquiétude sur sa « radicalisation » dont il faisait part aux responsables religieux il y a un peu plus de deux ans 7 ( * ) .

La commission d'enquête relève qu'un point a pu faire consensus parmi les personnes auditionnées : la mise en échec de la politique de la ville par la concentration dans des quartiers de populations de même origine géographique. La commission d'enquête refuse que des critères dits « ethniques » puissent être utilisés pour la définition d'une politique publique, notamment car cela tendrait à établir une définition administrative des appartenances qui ne saurait être qu'artificielle. Elle considère cependant que la France doit pouvoir remédier à l'erreur que constitue le regroupement selon l'origine géographique qui s'opère de fait, voire parfois volontairement, et qu'il est urgent de garantir la diversité non seulement sociale, mais aussi d'origine géographique, des quartiers relevant de la politique de la ville, comme de l'ensemble de l'habitat social.

Comme le notait le président du Conseil français du culte musulman, il faut éviter le traitement « sociologique » de l'islam, qui interprète les comportements religieux au travers de la situation des populations qui le pratiquent. Cette approche aboutit trop souvent à la minimisation du radicalisme, vu comme une simple crise d'adaptation à la modernité, voire à ce que le Professeur Vermeren a dénoncé comme la « folklorisation de l'islam ». Cette attitude empreinte de condescendance tend à faire des comportements radicaux et du refus des lois de la République un trait culturel qui serait propre à certaines populations. Elle débouche aussi sur une victimisation qui refuse d'attribuer quelque tort que ce soit à des acteurs vus uniformément et abusivement comme défavorisés et réprimés. S'il est incontestable que les inégalités sociales et les discriminations nourrissent le radicalisme, les lois de la République doivent s'appliquer à tous de la même manière. Ce sont les écarts dans cette application qui crée des injustices. Le radicalisme islamiste n'est pas la seule forme de radicalisme politique et religieux ; mais, comme toutes les formes de radicalisme, il doit être traité à la mesure du danger qu'il représente pour la société française, sans faux-semblants.

La commission d'enquête relève que les groupes porteurs des revendications de l'islam radical refusent de venir devant la représentation nationale, si ce n'est sous la menace de contrainte, en utilisant parfois des subterfuges. Le collectif contre l'islamophobie en France (CCIF) n'a ainsi envoyé pour son audition aucun de ses membres, mais deux personnes apparemment non informées et non représentatives de ses positions, tandis que le président de l'association Musulmans de France (ex-Union des organisations islamiques de France) injoignable malgré de multiples relances 8 ( * ) .

La lutte que doivent mener les autorités publiques contre l'islam radical n'est pas liée au besoin de protéger la population contre le terrorisme. Elle est destinée à permettre à tous les Français de vivre ensemble et d'assumer leur destin commun, tout particulièrement ceux qui sont de confession musulmane et qui doivent pouvoir vivre leur foi sans pression idéologique tendant à leur imposer de se séparer de la communauté nationale. Cette lutte est aussi essentielle pour tous ceux qui, issus de familles ou d'environnements religieux, souhaitent s'en extraire. Ils doivent obtenir de l'État la garantie que leur liberté de conscience sera respectée.

La commission d'enquête est consciente de la situation dans laquelle se trouvent placés les citoyens français de confession musulmane et même, indépendamment de leurs convictions religieuses, ceux ayant des origines proches ou même lointaines dans des pays à majorité musulmane, face à l'islam radical. Souvent sommés de se distinguer des tenants de l'islam politique et des extrémistes, ils peuvent légitimement considérer que pèsent sur eux une obligation et parfois même un soupçon disproportionnés par rapport aux autres citoyens. La commission d'enquête a entendu plusieurs acteurs de terrain dont certains ont souligné leur foi musulmane et qui luttent contre l'islam radical. Elle ne considère pas pour autant que la question du radicalisme islamiste serait un problème « interne » au monde musulman et qu'il appartiendrait à ceux qui subissent directement sa pression de régler seuls cette question. Le radicalisme islamiste est une atteinte au vivre ensemble, et en cela il concerne également tous les citoyens.

Dans le droit fil de la mission d'information de Nathalie Goulet et André Reichardt sur lIslam en France 9 ( * ) , la commission denquête a cependant refusé de sengager dans un débat sur la structuration et a fortiori sur le contenu de la religion musulmane. Lislam existe de par le monde dans sa diversité, il na pas à être « de France ». La religion appartient aux croyants. La commission d'enquête note que le chef de l'État et le Gouvernement continuent à considérer qu'il leur appartient d'oeuvrer pour la structuration de la religion musulmane en France, en dernier lieu en utilisant le levier du financement. Si la commission estime nécessaire que le ministre de l'intérieur, en charge des cultes, s'intéresse à leur fonctionnement, elle souligne cependant que toute intervention de l'État tend à légitimer ses interlocuteurs, spécialement si elle vise à soutenir un projet. Les expériences menées en ce domaine depuis plus de vingt ans doivent inciter à la plus grande prudence.

Dans son rapport, la commission d'enquête a d'abord souhaité présenter le constat qui ressort de ses auditions. Empêchée de conduire les déplacements qu'elle avait envisagés du fait du confinement puis des restrictions de circulation, elle s'est appuyée sur le témoignage d'acteurs de terrains, institutionnels, associatifs et militants et sur l'analyse des sociologues nombreux qui travaillent sur ces questions. La commission d'enquête note qu'au-delà des querelles internes nombreuses qui agitent cette science humaine censée décrire la réalité sociale et de la subjectivité parfois militante des auteurs, tous constatent le renouveau musulman des années 2000 et l'action tant de groupes militants que d'individus cherchant à faire prévaloir la norme religieuse sur les lois de la République, même si leurs analyses divergent sur la portée de ces mouvements.

Leurs divergences portent surtout sur le lien entre ces mouvements et le passage à l'action violente, sujet qui ne relève pas du champ de cette commission d'enquête. La commission relève cependant que le risque d'action terroriste ne doit pas conduire à minimiser le danger posé par le radicalisme islamique quand il agit par le prosélytisme, qui est légal tant qu'il n'appelle pas à la haine et à la discrimination, voire par la pression, qui, elle, est réprimée par la loi.

L'islam est aujourd'hui une religion qui a trouvé sa place dans la société française. Mais le problème de l'islam radical, pourtant visible par ceux qui en avait fui les conséquences, a été trop longtemps négligé. Dans certains lieux de cultes oeuvrent encore des prêcheurs appelant, dans des discours conçus pour masquer leur message réel aux autorités publiques, à la haine et à la discrimination. Certains de ces prêcheurs sont étrangers, mais d'autres sont Français. Il s'agit donc bien aussi d'une question interne à la France, et non uniquement d'un problème de relations avec des États étrangers, même si la commission d'enquête salue l'annonce de la fin des imams détachés. Touchant des étrangers vivant en France, mais aussi, et de plus en plus, des citoyens français qu'ils soient d'origine étrangère ou non, l'islam radical n'est pas non plus le fait singulier d'une ou plusieurs nationalités, voire « ethnies », ou des seules personnes issues de familles musulmanes, ou même d'une classe sociale. Le zèle des convertis les pousse tout aussi bien à l'islam radical que les hasards de la naissance.

Surtout, au-delà des seuls lieux de culte, on assiste à la constitution dans certains quartiers d'un écosystème islamiste constitué de commerces alimentaires, de vêtements ainsi que de débits de boisson s'appuyant sur une norme halal, notion dont l'expansion récente et artificielle a été mise en évidence par Florence Bergeaud-Blackler. Renforcée par une propagande utilisant l'apprentissage de l'arabe coranique, la diffusion d'une littérature extrémiste dans les librairies spécialisées et sur les stands de marché, la volonté d'imposer un islam radical s'appuie également sur un discours majoritaire sur internet et les réseaux sociaux. Sur la base de ses travaux, Hugo Micheron a déclaré à la commission d'enquête : « Je vous invite à prendre conscience que Google est salafiste. » 10 ( * )

Il s'agit, par la pression sociale et idéologue, de renfermer la vie des habitants de ces quartiers, de disqualifier toute autre perspective, de les séparer de leurs concitoyens et de leur pays de naissance ou d'accueil.

La commission d'enquête a relevé l'engagement des services de renseignement de notre pays pour connaître, suivre et agir contre l'islam radical. Elle souhaite adresser un hommage à leur action rendue complexe par la réalité mouvante du phénomène et par la nécessité de suivre sur la durée le parcours d'individus radicalisés et de leurs émules. Ce travail que les services mènent de longue date a cependant été mis en difficulté par la suppression des services des renseignements généraux et appelle des capacités renforcées. La structuration récente de la réponse des autorités publiques face à la menace de l'islam radical doit encore parvenir à maturité avant de pouvoir porter ses fruits. La commission d'enquête souhaite, comme cela a été demandé à de très nombreuses reprises depuis 2016, que l'action du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation fasse l'objet d'une évaluation régulière et que le déploiement de son action au travers des cellules de lutte contre l'islamisme et le repli communautaire soit suivi avec attention.

La commission estime de la plus haute importance que la police des cultes, tombée en désuétude mais dont les principes clairs ont été fixés en 1905 pour protéger contre la pression religieuse et éviter l'immixtion du religieux dans le politique, soit réactivée. Elle considère également que, malgré la nécessité des mesures de police administrative, la judiciarisation des cas de radicalisation islamiste et le recours au droit pénal sont insuffisants alors même que ces comportements peuvent, pour nombre d'entre eux, être qualifiés d'infractions pénales.

La commission souhaite également que le lien entre les élus locaux sur la question du radicalisme islamiste soit renforcé pour qu'ils soient informés et accompagnés dans la détection de faits de radicalisation et la prise de décisions parfois difficiles sur le plan local quand il s'agit de s'opposer à certaines revendications.

La commission est enfin convaincue que la lutte contre l'islam radical passe désormais par la protection des droits de l'enfant et particulièrement des filles qu'il faut protéger tant des pressions dont elles peuvent faire l'objet que de la radicalisation, dans le temps scolaire mais aussi périscolaire et extra-scolaire, comme dans les activités sportives et associatives. La commission a donc souhaité rendre compte de manière précise des défis auxquels font face les administrations en charge de ces questions : l'éducation nationale, dans l'école de la République et face au développement de l'enseignement hors contrat et de l'enseignement à domicile ; la jeunesse au travers des activités de soutien scolaire, d'enseignement et d'accès à la culture ; enfin les sports, mais aussi les clubs et fédérations. Elle a recensé les actions mises en oeuvre ou envisagées. Inabouties dans le domaine sportif, en raison des choix de la ministre, les actions engagées par l'Éducation nationale et annoncées par le secrétaire d'État chargé de la vie associative marquent en revanche un engagement à la hauteur de l'enjeu.

La commission d'enquête formule 44 propositions destinées à permettre à la République de faire face à cette situation minoritaire mais profondément déstabilisatrice de notre société. Les islamistes ne peuvent pas prendre le pouvoir en France mais ils cherchent à séparer et à contrôler une partie de la population française et à faire pression sur tous pour faire accepter cette situation.


* 1 La Synthèse de l ' étude sur l'expression et la visibilité religieuses dans l'espace public aujourd'hui en France, publiée en juillet 2019 par le rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité, comporte les données suivantes : « L'islam est la religion qui, après le catholicisme, compte le plus de fidèles et de pratiquants, soit la 2 ème religion en France. Avec près de 2 600 lieux de culte (dont au moins les deux tiers sont de taille modeste, et qui sont très majoritairement des salles de prières, et non des mosquées), le culte musulman comptabilise moins de lieux de culte que le culte protestant. L'estimation la plus précise (comprenant les pratiquants et les non pratiquants) du nombre de Français de confession musulmane se situe entre 3,3 et 5 millions de personnes (soit, entre 4,8 % et 7,3 % des Français), soit environ 4,1 millions de Français (soit 6 % de la population totale). On estime à environ 1,8 million (soit 2,6 % des Français) le nombre de "pratiquants" (réguliers ou non). Il ressort des différentes études et enquêtes que la proportion des Français de confession musulmane qui se déclarent "pratiquants" est relativement forte (de 1/3 à un peu plus de la moitié des musulmans selon les enquêtes et selon les items précis), bien supérieure aux Français de confession catholique, orthodoxe, juive, protestante luthérienne et réformée, mais en revanche inférieure à celle observée chez les protestants évangéliques . »

* 2 - Réseaux djihadistes - Filières « djihadistes » : pour une réponse globale et sans faiblesse , rapport n° 388 (2014-2015) de M. Jean-Pierre Sueur, déposé le 1 er avril 2015 :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2014/r14-388-notice.html

- De l'Islam en France à un Islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés , rapport d'information n° 757 (2015-2016) de Mme Nathalie Goulet et M. André Reichardt, déposé le 5 juillet 2016 :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2015/r15-757-notice.html

- Les collectivités territoriales et la prévention de la radicalisation , rapport d'information n° 483 (2016-2017) de MM. Jean-Marie Bockel et Luc Carvounas, déposé le 29 mars 2017 :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-483-notice.html

- Rapport final de la mission d'information sur le désendoctrinement, le désembrigadement et la réinsertion des djihadistes en France et en Europe , rapport d'information n° 633 (2016-2017) de Mmes Esther Benbassa et Catherine Troendlé, déposé le 12 juillet 2017 :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2016/r16-633-notice.html

- Menace terroriste : pour une République juste mais plus ferme , rapport n° 639 (2017-2018) de Mme Sylvie Goy-Chavent , déposé le 4 juillet 2018

http://www.senat.fr/notice-rapport/2017/r17-639-notice.html

* 3 Les musulmans en France, 30 ans après l'affaire des foulards de Creil :

https://www.ifop.com/publication/les-musulmans-en-france-30-ans-apres-laffaire-des-foulards-de-creil/

* 4 Ce chiffre doit être nuancé comme le fait Stéphane Fourquet dans l'entretien accordé au Point pour accompagner la publication du sondage : « Un différentiel assez important se dessine selon l'ancienneté de la présence en France. Parmi ceux qui sont Français de naissance, "seuls" 18 % estiment que la charia devrait s'imposer. Parmi ceux qui sont Français par acquisition, ils sont 26 % et parmi les étrangers, c'est 41 s%. Cette revendication d'une suprématie de la charia est donc d'abord portée par les nouveaux arrivants qui viennent de pays où l'empreinte de l'islam est très forte. »

* 5 https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/01/24/emmanuel-macron-il-y-a-dans-notre-republique-aujourd-hui-ce-que-j-appellerais-un-separatisme_6027071_3224.html

* 6 « Emmanuel Macron : gare à une "République, machine à fabriquer du communautarisme" », entretien publié dans Challenges, le 16 octobre 2016 :

https://www.challenges.fr/election-presidentielle-2017/emmanuel-macron-gare-a-une-republique-qui-devient-une-machine-a-fabriquer-du-communautarisme_433071

* 7 https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2017/12/21/97001-20171221FILWWW00309-macron-vigilant-face-au-risque-de-radicalisation-de-la-laicite-cultes-religieux.php

* 8 Dans un message du 3 juillet 2020, M. Ben Ahmed Daho, secrétaire général de l'association, indique à la commission d'enquête que l'impossibilité d'organiser une audition est due à l'absence de suivi par Musulmans de France des messages qui leur étaient adressés pendant la période du confinement.

* 9 De l'Islam en France à un Islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés , rapport d'information n° 757 (2015-2016) du 5 juillet 2016 de Mme Nathalie GOULET et M. André REICHARDT, co-rapporteur :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2015/r15-757-notice.html

* 10 Hugo Micheron faisait par cette formule valoir le point suivant : « Si vous faites une recherche quelconque sur l'islam dans Google - je rappelle que 90 % des articles consultés figurent sur la première page de résultats de Google -, huit pages sur dix correspondront à des orientations les plus orthodoxes, voire ouvertement salafistes. Il y a là un vrai problème. »

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