IV. DES MODIFICATIONS NOMBREUSES DES CONTRATS DE CONCESSION RÉSULTANT DE NÉGOCIATIONS OPAQUES

Depuis la privatisation de 2006, les contrats de concession autoroutières ont été modifiés à de nombreuses reprises, en particulier pour y ajouter de nouveaux travaux et définir les modalités de leur compensation, non seulement dans le cadre des contrats de plan quinquennaux mais aussi de plans exceptionnels comme le plan de relance autoroutier (PRA) de 2015 et le plan d'investissement autoroutier (PIA) qui l'a suivi en 2017.

L'absence de lisibilité de la politique d'investissement qui résulte de cette stratification des contrats de plan et des plans de relance n'est pas satisfaisante, sans compter qu'elle n'a pas contribué à rééquilibrer les relations entre l'État et les sociétés concessionnaires historiques .

A. L'ACCUMULATION DE CONTRATS DE PLAN ET D'AVENANTS NUIT À LA COHÉRENCE DES POLITIQUES D'INVESTISSEMENT

1. Une stratification de contrats de plans et d'avenants
a) Des contrats de plan quinquennaux

Les contrats de plan, anciennement appelés contrats d'entreprise, conclus entre l'État et les sociétés concessionnaires d'autoroutes, pour une durée de cinq ans, prévoient la réalisation, par la société concessionnaire, d' investissements qui ne figuraient pas initialement dans le contrat de concession.

Ces obligations font l'objet d'une compensation par le biais d'une augmentation supplémentaire des tarifs de péage et/ou d'un allongement de la durée de la concession. .

La pratique des contrats d'entreprise, qui était courante entre l'État et les SEMCA, a été poursuivie après 2006. Les premiers contrats de plan suivant la privatisation des SCA ont été négociés à partir de 2008, à l'expiration des contrats précédents.

Des avenants aux cahiers des charges des concessions approuvés par décret en Conseil d'État formalisent ces contrats de plan. Cette approbation intervient en pratique souvent plus d'une année après le début de l'exécution des contrats de plan , ce qui introduit une forme de fragilité juridique peu satisfaisante .

Les contrats de plan d'APRR et AREA ont ainsi été signés fin 2009 mais le décret approuvant les avenants aux cahiers des charges des contrats de concession n'a été publié que près d'une année plus tard. Ceux-ci ont ensuite été modifiés dès 2011 à la suite d'un avenant au contrat de plan.

b) Des nouveaux travaux en principe utiles et nécessaires

L' article L. 122-4 du code de la voirie routière dispose que des ouvrages ou des aménagements non prévus au cahier des charges peuvent y être intégrés sous condition stricte de leur nécessité ou de leur utilité , ainsi que de leur caractère accessoire par rapport à l'ouvrage principal.

Dans les faits, la négociation des contrats est généralement précédée d'une phase de consultation des sociétés d'autoroutes par le ministère chargé des transports au cours de laquelle les SCA dressent une liste initiale d'investissements qu'elles estiment répondre aux critères d'utilité et de nécessité.

Le contrat de plan d'ASF précise ainsi que la société concessionnaire doit fournir un dossier comprenant des orientations stratégiques et présentant les scénarios d'implantation des sites, avec la justification du besoin, ainsi que les dimensionnements, niveaux de service et les partenariats envisagés.

La négociation des contrats de plan et la rédaction des avenants relèvent de la compétence de la sous-direction de la gestion et du contrôle du secteur autoroputier concédé .

Au sein du ministère de l'économie, le bureau « Économie des réseaux » de la Direction générale du Trésor apporte une contre-expertise sur les questions d'équilibre économique des concessions et de leurs avenants. En particulier, il analyse les taux de rendement interne (TRI) des différents projets d'avenants . Le cas échéant, le bureau peut prendre position sur les hypothèses macroéconomiques ou fiscales (impôt sur les sociétés) sur lesquelles ces avenants sont construits. Ce bureau n'est toutefois pas systématiquement saisi de chaque projet d'avenant.

Considérant que les critères de nécessité et d'utilité étaient insufisamment précis, le législateur a modifié, dans la loi d'orientation des mobilités du 24 décembre 2019, la rédaction de l'article L. 122-4, pour conditionner les nouveaux investissements à l'amélioration du service autoroutier , à une meilleure articulation avec les réseaux routiers pour sécuriser et fluidifier les flux de trafic et à une connexion renforcée avec les ouvrages permettant de desservir les territoires.

Derniers contrats de plan signés avec les SCA historiques

- APRR et AREA : 2009-2013 puis 2014-2018. Il n'y a pas eu de nouveau contrat de plan signé depuis lors.

- ASF et Escota : 2012-2016 puis 2017-2021.

- Cofiroute : 2004-2008, 2010-2014 puis 2017-2021.

- Sanef : 2010-2014 puis 2017-2021.

- SAPN : 2012-2016 puis 2017-2021.

c) Une politique d'investissement peu lisible

Les investissements initialement prévus dans les contrats de plan ont été complétés par ceux retenus dans les différents plans de relance qui se sont succédé rapidement depuis 2010 : le Paquet vert, le PRA et le PIA 167 ( * ) .

Le « Paquet vert  autoroutier»

Le « Paquet vert autoroutier » a été élaboré au cours de deux cycles de négociations en 2008 et 2009, à la suite du Grenelle de l'environnement. Il s'est traduit par la signature d'avenants aux contrats de concession en 2010 168 ( * ) .

Ce plan prévoyait un ensemble de travaux autoroutiers à vocation environnementale , à réaliser avant mars 2013 , pour un montant de 1,023 milliard d'euros . Les travaux ont été compensés par un allongement d'un an de la durée des concessions . Plusieurs objectifs étaient affichés : la réduction des nuisances sonores, la protection de la ressource en eau et de la biodiversité, la requalification des aires d'autoroutes et la réduction des émissions de CO 2 .

Il a été négocié avec ASF, Escota, Cofiroute, Sanef et SAPN, APRR et AREA n'ayant pas participé au deuxième cycle de négociations. Pour ces deux sociétés, l'échec des négociations a conduit une accélération de celles des contrats de plan.

Peu après la signature des décrets approuvant les avenants reprenant les opérations prévues par le Paquet vert, le Gouvernement a demandé aux sociétés concessionnaires de formuler une proposition de second paquet vert, orienté vers la biodiversité. Toutefois, un accord financier entre l'État et les SCA n'ayant pu être trouvé, une partie des propositions des concessionnaires a été reprise au cours des années suivantes par les contrats de plan .

Depuis 2010, les contrats et leurs cahiers des charges ont ainsi été modifiés à plusieurs reprises, au moins cinq fois en moyenne par concession .

La Cour des comptes a souligné dans son référé du 23 janvier 2019 169 ( * ) les conséquences négatives de cette stratification . Lors de son audition par la commission d'enquête, la présidente de la deuxième chambreAnnie Podeur a réitéré ce constat de « de plans à répétition, peu justifiés au regard des priorités de la politique de transport. » 170 ( * )

Les investissements successifs conduisent par exemple à renforcer les avantages comparatifs de l'autoroute au détriment de moyens de transports collectifs , et en particulier du train, sans qu'une véritable stratégie semble mise en place . Ainsi, pour se rendre en Normandie, l'autoroute A13 est beaucoup plus rapide, et donc compétitive, que le train, lequel souffre d'un déficit chronique d'investissements dans la région.

Ces plans successifs sont par ailleurs mis en place alors que les concessions historiques sont entrées dans une phase de maturité. Les investissements visent donc essentiellement à accroître la qualité du réseau grâce à des opérations de moindre ampleur que celles réalisées lors de la phase de construction initiale.

À certains égards, on peut donc s'interroger sur la justification du nombre et l'ampleur des contrats de plan et des plans d'investissement successifs.

Plus généralement, cette superposition ne peut que nuire à la pertinence de l'allocation des investissements , ce que la Cour des comptes souligne également : « cet empilement de plans alimente, sur le réseau concédé, un flux d'investissements d'amélioration des infrastructures existantes et d'aménagements environnementaux, au risque d'un surinvestissement qui contraste avec le sous-investissement que nous constatons aujourd'hui sur le réseau non concédé [...] En termes de politique globale des infrastructures de transport, la Cour ne peut que relever le maintien d'un flux élevé d'investissements sur le réseau concédé alors qu'existent de fortes interrogations sur l'état du réseau non concédé » 171 ( * ) .

Lors de son audition par la commission d'enquête, le ministre de l'économie, Bruno Le Maire, a écarté l'hypothèse d'un nouveau plan de relance autoroutier , en indiquant qu'au sein du plan de relance de l'économie française 172 ( * ) « la priorité absolue [allait] aux mobilités douces, notamment les pistes cyclables et le soutien au vélo, et au transport ferroviaire. » 173 ( * )

La négociation des prochains contrats de plan, qui seront mis en oeuvre pour l'essentiel à partir de 2022, n'a, semble-t-il, pas encore commencé. Il serait souhaitable que leur ampleur soit réduite , dès lors que le maintien du bon état du réseau jusqu'à sa restitution fait partie des obligations contractuelles des SCA et ne peut se traduire par de nouvelles opérations compensables.

2. Une négociation opaque des paramètres financiers

a) Une définition insuffisante des investissements compensables

Il convient de s'assurer que les opérations figurant dans les contrats de plan, tout comme celles retenues par les plans d'investissement, ne sont pas déjà prévues au titre du contrat de concession . Or, la définition du périmètre des investissements compensables apparaît incertaine.

Plus précisément, il s'agit de différencier les investissements de construction sur autoroutes en service (ICAS), c'est-à-dire la réalisation de sections nouvelles, d'élargissements ou d'échangeurs supplémentaires, des investissements d'exploitation sur autoroutes en service (IEAS), c'est-à-dire la mise en oeuvre d'améliorations liées aux évolutions technologiques. Les ICAS relèvent des obligations nouvelles compensables, ce qui n'est pas le cas des IEAS, qui relèvent des obligations du concédant au titre de l'exploitation du réseau concédé.

Cette distinction emporte des conséquences financières importantes. Or, dans son référé précité de 2019, la Cour des comptes observe que les différents plans de relance et contrats de plan « contenaient des opérations pour lesquelles une interprétation rigoureuse des cahiers des charges ou leur lecture comparée montre qu'elles étaient déjà prévues et donc déjà compensées par la perception des péages pendant la durée de la concession ».

Ce faisant, la Cour réitère une recommandation émise en 2010, dans un référé concernant Autoroutes de France et la Caisse nationale des autoroutes 174 ( * ) , dans lequel elle recommandait la fixation par voie réglementaire d'une doctrine précisant les critères permettant d'apprécier le caractère compensable des opérations .

b) Une estimation opaque des coûts des nouveaux investissements

L'estimation des coûts des investissements est un point important de discussion entre l'État et les SCA lors de la négociation des contrats de plan.

Selon Philippe Nourry, président des concessions autoroutières d'Eiffage en France, « les paramètres clés des calculs financiers pour les plans d'investissement ont été quasiment imposés [aux sociétés concessionnaires] depuis 2013, tant pour le contrat de plan 2014-2018 que pour le PRA et le récent PIA » 175 ( * ) .

La Cour des comptes est d'un avis différent lorsqu'elle écrit en 2019 qu'« il ressort du contrôle fait par la Cour que les valeurs retenues pour ces paramètres résultent de travaux d'évaluation dont la traçabilité n'est pas toujours parfaite , notamment du fait qu'ils incluent une part de négociations entre concédant et concessionnaires. Elles apparaissent globalement trop pessimistes quant aux risques réels supportés par les SCA, comme cela avait été démontré par la Cour dans le cas du paquet vert » 176 ( * ) .

Si la réalisation des travaux comporte indéniablement des risques (coût des matières premières, délais, difficultés techniques non identifiées à l'origine etc.), les estimations des coûts des investissements n'apparaissent pas suffisamment documentées .

c) Des TRI qui n'ont pas été renégociés entre la privatisation de 2006 et le plan de relance autoroutier

Entre la privatisation intervenue en 2006 et la renégociation des TRI dans le cadre du PRA, le TRI n'a fait l'objet d' aucune discussion entre l'État et les SCA lors la négociation des contrats de plan et du Paquet vert .

Une note transmise par Sanef indique ainsi « qu'aucun taux de rentabilité interne n'a été partagé avec l'autorité concédante pour l'évaluation de l'équilibre de l'avenant » lors de la négociation des neuvième et dixième avenants qui prolongent pourtant la concession d'un an et majorent les tarifs des péages.

On peut penser qu'il en a été de même pour les autres sociétés.

Le fait que la question du niveau de TRI n'ait pas été abordée alors que les conditions économiques avaient évolué ne peut que laisser perplexe.

3. Un suivi des contrats de plan incomplet

a) Des montants substantiels

Bien qu'inférieurs à ceux des différents plans de relance, les montants de travaux figurant dans les contrats de plan ne sont pas négligeables et emportent des compensations financées par des hausses tarifaires.

Le contrat de plan 2014-2018 d'APRR et AREA prévoyait ainsi 500 millions d'euros d'investissements nouveaux , notamment la réalisation de grands travaux comme la liaison A89-A6, au nord de Lyon.

Celui d'ASF pour 2017-2021 prévoit la compensation d'investissements nouveaux par des hausses additionnelles de tarifs de 0,146 % pour les exercices 2019 à 2021.

b) L'absence de contrôle ex post des coûts effectifs

Dans sa communication de 2013 à la commission des finances de l'Assemblée nationale, la Cour des comptes indique que les contrats de plan constituent un outil potentiellement efficace de suivi de l'activité des sociétés concessionnaires, avant d'ajouter qu'il « est toutefois regrettable que les derniers contrats de plan ne comprennent pas de clause permettant à l'État de connaître le coût réel de tous les investissements compensés alors même que de telles clauses existaient dans les contrats de plan précédents » 177 ( * ) .

La DGITM n'a pas mis en place un tel contrôle. Elle a en effet indiqué au rapporteur que, dès lors que le montant de la compensation est fixé, la réalisation des opérations s'effectue aux risques et périls du concessionnaire, et qu' un contrôle ex post de leur coût serait contraire à cette logique de transfert de risques.

Le rapporteur estime néanmoins que le suivi des investissements compensés dans les contrats de plan est un enjeu majeur et regrette que les recommandations formulées à de multiples reprises par la Cour des comptes n'aient pas été prises en compte dans la dernière génération de contrats de plan.


* 167 Le PRA et le PIA font l'objet d'une présentation détaillée plus loin.

* 168 Décret n° 2010-328 du 22 mars 2010 approuvant des avenants aux conventions passées entre l'État et ASF, Escota, Cofiroute, Sanef et SAPN et décret rectificatif n° 2010-328 du 22 mars 2010.

* 169 Cour des comptes, référé précité n° S2018-4023 du 23 janvier 2019.

* 170 Audition conjointe de Mme Annie Podeur, présidente de la deuxième chambre de la Cour des comptes, et de MM. André Le Mer, président de section, et Daniel Vasseur, conseiller référendaire, le 2 juillet 2020.

* 171 Cour des comptes, référé n° S2018-4023 du 23 janvier 2019, précité.

* 172 Présenté depuis lors le 3 septembre 2020

* 173 Audition de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie, des finances et de la relance, le 16 juillet 2020.

* 174 Cour des comptes, référé du 23 décembre 2010, Les établissements publics Autoroutes de France et la Caisse nationale des autoroutes .

* 175 Audition de Philippe Nourry, président des concessions autoroutières d'Eiffage en France, le 1 er juillet 2020.

* 176 Cour des comptes, référé précité du 23 janvier 2019 n° S2018-4023.

* 177 Cour des comptes, Les relations entre l'État et les sociétés concessionnaires d'autoroutes , Communication à la commission des finances de l'Assemblée nationale , juillet 2013.

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