N° 84

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 28 octobre 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires économiques (1) sur le rachat des Chantiers de l' Atlantique par Fincantieri ,

Par Mme Sophie PRIMAS,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas , présidente ; M. Alain Chatillon, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Patrick Chaize, Mme Viviane Artigalas, M. Franck Montaugé, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Jean-Pierre Moga, Bernard Buis, Fabien Gay, Henri Cabanel, Franck Menonville, Joël Labbé , vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, MM. Rémi Cardon, Pierre Louault , secrétaires ; M. Serge Babary, Mme Martine Berthet, M. Jean-Baptiste Blanc, Mme Florence Blatrix Contat, MM. Michel Bonnus, Denis Bouad, Yves Bouloux, Jean-Marc Boyer, Alain Cadec, Mme Anne Chain-Larché, M. Patrick Chauvet, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Pierre Cuypers, Mmes Françoise Férat, Catherine Fournier, M. Daniel Gremillet, Mme Micheline Jacques, MM. Jean-Marie Janssens, Jean-Baptiste Lemoyne, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Claude Malhuret, Serge Merillou, Jean-Jacques Michau, Mme Guylène Pantel, MM. Sebastien Pla, Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Mme Patricia Schillinger, MM. Laurent Somon, Jean-Claude Tissot .

L'ESSENTIEL :
LE PROJET DE CESSION
DES CHANTIERS DE L'ATLANTIQUE -
ÉVITER L'ERREUR STRATÉGIQUE, CONSTRUIRE L'AVENIR

Site incontournable du paysage industriel français, les chantiers de Saint-Nazaire sont l'un des fleurons mondiaux de la construction navale civile. L'ancien STX France, qui a retrouvé depuis 2018 son nom historique des Chantiers de l'Atlantique, détient aujourd'hui un savoir-faire presque unique au monde dans le secteur des grands navires de croisière.

Pourtant, l'entreprise doit être cédée à son principal concurrent, le groupe italien Fincantieri, avant la fin du mois d'octobre, aux termes d'un accord signé il y a plus de trois ans par l'État français, aujourd'hui son actionnaire majoritaire. Actée par les pouvoirs publics, la réalisation de la cession est désormais suspendue à l'autorisation de la Commission européenne, qui l'examine au titre du droit de la concurrence.

Face aux nombreux doutes exprimés par les acteurs locaux et les industriels sur la pertinence de l'opération envisagée, la commission des affaires économiques du Sénat a confié en janvier 2020 à sa présidente Sophie Primas un rapport d'information sur la cession des Chantiers de l'Atlantique à Fincantieri.

Le rapport de la commission, adopté et présenté à la presse ce mercredi 28 septembre, a été nourri par une vingtaine d'auditions, par un examen approfondi des conditions fixées dans l'accord de cession, et par un déplacement à Saint-Nazaire à la rencontre des acteurs locaux.

Il fait le constat d'une opération aux contours flous, à la logique déjà dépassée, présentant des risques non négligeables de transfert de production et de savoir-faire. La commission invite le Gouvernement à construire sans plus tarder un nouveau projet de développement pour les Chantiers de l'Atlantique, qui associe cette fois pleinement les partenaires industriels et l'écosystème local.

I. LES CHANTIERS SONT DÉPOSITAIRES D'ENJEUX DE SOUVERAINETÉ

A. UN LEADER INDUSTRIEL INNOVANT ET DE RANG MONDIAL

Tournés dès leurs débuts vers la construction de grands paquebots, les Chantiers de l'Atlantique ont bâti un solide avantage comparatif dans un secteur très compétitif. Ils font aujourd'hui partie des trois seuls constructeurs au monde dépositaire du savoir-faire de « grand assembleur » de navires de croisière, détenant près de 24 % du marché. L'entreprise produit principalement pour l'export, performance particulièrement remarquable dans le contexte d'une balance commerciale française durablement déficitaire.

Alors que le centre de gravité de la construction navale mondiale s'est déplacé vers l'Asie, le secteur des grands paquebots est le dernier bastion de l'industrie européenne : ni la Chine, ni la Corée du Sud n'ont pour l'instant pénétré ce segment, qui reste la spécialité de Saint-Nazaire, de l'italien Fincantieri et de l'allemand Meyer Werft.

À l'heure où la construction navale fait face au double défi d'une activité économique cyclique et d'évolutions sociétales remettant en cause les modèles traditionnels, les Chantiers de l'Atlantique disposent d'arguments solides et innovants pour tirer leur épingle du jeu de la compétition mondiale. En particulier, ils sont bien positionnés sur le marché des propulsions propres et des « navires du futur » , ayant par exemple reçu commande pour les premiers paquebots fonctionnant au gaz naturel liquéfié.

En outre, leur politique de diversification vers les énergies marines renouvelables produit des résultats : les Chantiers ont été retenus pour construire les sous-stations électriques destinées à trois parcs éoliens en mer français, et exportent déjà ces produits vers nos voisins européens.

B. UN MAILLON IMPORTANT DE LA SOUVERAINETÉ ÉCONOMIQUE ET MILITAIRE

Les Chantiers de l'Atlantique jouissent d'infrastructures uniques dans l'estuaire de la Loire, qui ont été complétées par des investissements importants au cours des dernières années. En 2016, en 2018, puis en 2019, c'est à Saint-Nazaire qu'ont été successivement construits les plus grands paquebots du monde.

Surtout, ils ont acquis plusieurs siècles d'expérience dans la coordination et l'orchestration de plus de 400 000 tâches différentes , faisant intervenir une diversité de compétences et de composantes pour chaque navire. Cette diversité d'activités génère plus de 9 000 emplois directs et indirects dans toute la région, irriguant plus de 500 fournisseurs et sous-traitants. Plus de 55 % de la valeur des paquebots des Chantiers est produite en France, témoignant du fort ancrage local et national de l'entreprise. À ce titre, la préservation de ses emplois et des savoir-faire relève de la souveraineté économique du pays.

En outre, les Chantiers sont un acteur indispensable de la défense et de la projection nationale, seuls à même d'assembler les coques immenses des porte-avions militaires français. C'est à Saint-Nazaire que devrait être construit porte-avions de nouvelle génération, qui pourrait faire intervenir des technologies sensibles telles que la propulsion nucléaire.

II. L'ACCORD DE CESSION PRÉSENTE DES RISQUES IMPORTANTS EN DÉPIT DES GARANTIES OBTENUES

A. EN FINIR AVEC LES REPRISES SUCCESSIVES ET LE MANQUE DE TRANSPARENCE

La cession à Fincantieri des Chantiers de l'Atlantique représenterait le cinquième changement d'actionnaire majoritaire en moins de 15 ans pour l'entreprise nazairienne. Ayant appartenu à Alstom Marine jusqu'en 2006, vendu à un constructeur naval norvégien, finalement cible d'une prise de contrôle hostile par groupe sud-coréen en 2008, les Chantiers de l'Atlantique ont fait l'objet d'une « nationalisation temporaire » en 2017 , l'État détenant aujourd'hui 84,34 % du capital.

La succession des opérations capitalistiques témoigne de l'absence de stratégie industrielle claire et assumée de l'État français vis-à-vis d'un actif pourtant stratégique. Celui-ci n'a pas été en mesure d'anticiper les mutations économiques et les décisions des actionnaires ayant conduit à la faillite de la société-mère STX. Pour retrouver des outils d'intervention, il a dû faire jouer son droit de préemption pour acquérir les Chantiers et durcir les négociations avec l'acheteur retenu par la justice coréenne, l'italien Fincantieri.

Avant qu'intervienne une nouvelle cession bâclée, la commission des affaires économiques a étudié les risques de l'opération et les conditions fixées par l'accord de cession signé en février 2018 entre l'APE et Fincantieri, jusqu'ici jamais rendu public.

B. DES RISQUES AVÉRÉS DE TRANSFERT DE SAVOIR-FAIRE ET DE PRODUCTION

Les travaux de la commission ont révélé une absence d'adhésion au projet de cession, aussi bien de la part des salariés des Chantiers que des entreprises coréalisatrices, des élus locaux et des partenaires industriels.

Ces craintes tiennent d'une part au modèle industriel et à la stratégie de Fincantieri , l'acquéreur italien, concurrent des Chantiers de l'Atlantique. Détenu indirectement par la Caisse des dépôts italienne, Fincantieri n'a fait l'objet que d'une modeste restructuration au cours des dernières décennies et compte toujours treize chantiers en Italie et douze autres dans le monde. Cette surcapacité de production interroge les motivations de Fincantieri pour l'achat d'un nouveau chantier, et suggère que les navires aujourd'hui construits à Saint-Nazaire pourraient demain être transférés en Italie en cas de conjoncture plus difficile . Six ans après son rachat d'un chantier norvégien, le groupe a finalement fermé le site, au prix de deux-cents emplois scandinaves. En outre, le groupe possède déjà son propre tissu de fournisseurs et sous-traitants italiens , ce qui suggère un risque de rupture de la chaîne économique des Pays de la Loire.

Surtout, les risques identifiés par la commission tiennent aux liens de plus en plus étroits qui unissent Fincantieri à l'industrie de construction navale chinoise , incarnée par le conglomérat public géant China State Shipbuilding Corporation (CSSC) , également bras armé de la défense chinoise. La Chine ne cache pas son ambition de conquérir le marché des paquebots comme elle l'a fait pour d'autres secteurs maritimes par le passé, à coups de subventions publiques et de coût du travail fortement réduit si nécessaire. Pourtant, Fincantieri a créé avec CSSC une coentreprise de production de paquebots en Chine, acceptant au passage des transferts de technologies et risquant la perte du leadership européen sur le segment.

C. DES GARANTIES QUI APPARAISSENT INSUFFISANTES

Si la renégociation de l'accord de cession , obtenue grâce à la « nationalisation temporaire » des Chantiers, a permis d'insérer des garanties relatives au maintien du carnet de commandes et de l'emploi, celles-ci apparaissent insuffisantes au vu des expériences récentes.

Le mécanisme central consiste en un « prêt de long-terme », par l'État français à Fincantieri, de 1 % du capital des Chantiers de l'Atlantique, en sus des 50 % acquis par le groupe italien. Ce prêt lui transfèrera le contrôle opérationnel de l'entreprise. En contrepartie, le constructeur s'est engagé , entre autres, à ne pas supprimer d'emplois pendant cinq ans, à maintenir le carnet de commande existant en France, et à ne pas transférer de technologies hors d'Europe. Au bout de douze ans, le prêt prendra fin et les 1 % seront cédés à Fincantieri.

L'accord de cession ne répond cependant pas aux interrogations suivantes :

- Le dossier Alstom-GE a montré que les engagements à durée limitée, qu'il s'agisse d'emploi ou d'autonomie commerciale, sont souvent ignorés dès la fin de l'échéance. De même, l'expérience de la fusion de Technip et de FMC Technologies a montré que la gouvernance paritaire n'est pas garante d'équilibre des intérêts.

- Le transfert de technologies vers Fincantieri, autorisé par l'accord, ne pourrait être qu'une première étape vers un transfert vers l'Asie. De même, la préservation de l'autonomie commerciale n'étant qu'une simple déclaration d'intention dans l'accord, Fincantieri pourrait être tenté de diriger les nouvelles commandes vers l'Italie.

- Le Gouvernement n'a pas donné de réponse quant à l'autorité ou le mécanisme de sanction d'un manquement de Fincantieri aux obligations contractuelles.

- La résiliation du prêt pour manquement aux engagements ne pouvant intervenir qu'aux échéances de revoyure prévues, l'État ne pourrait pas réagir à des décisions de Fincantieri portant des atteintes graves et imminentes à l'intégrité des Chantiers.

- L'évaluation du respect des engagements est laissée entièrement à la main de l'État , sans consultation des collectivités ou de la représentation nationale. Au vu des enjeux diplomatiques et politiques, le Gouvernement saura-t-il défendre avec vigueur l'intérêt industriel de la France ?

- L'accord prévoit que la cession des participations de l'État se fera au prix où celui-ci les a acquises de STX en 2017. La commission estime ainsi que le contrôle des Chantiers serait cédé pour moins de 60 millions d'euros , prix qui ne semble tenir compte ni des bonnes performances commerciales de l'entreprise et de son effort d'investissement, ni des circonstances particulières de la faillite de la maison-mère en 2017. Il s'agit pourtant là d'un enjeu de bonne gestion des finances publiques.

III. CONSTRUIRE DÈS AUJOURD'HUI UN PROJET D'AVENIR PLUTÔT QUE DE MAINTENIR À FLOT UN PLAN DÉJÀ DÉPASSÉ

A. LA PROCÉDURE D'AUTORISATION EUROPÉENNE EST AU POINT MORT

L'opération de rachat est suspendue à la décision de la Commission européenne , qui l'examine au regard du droit de la concurrence. L'analyse de la Commission, retardée par la pandémie de coronavirus, puis par les hésitations de Fincantieri, est désormais au point mort.

Le blocage tient aux réticences du groupe italien à fournir des informations sur son projet industriel et commercial, notamment sur les engagements qu'il serait prêt à consentir pour prendre le contrôle des Chantiers. Ces hésitations témoignent d'un manque de transparence, mais aussi d'une possible remise en question du projet, dans un contexte économique incertain lié à la pandémie de coronavirus et au ralentissement du secteur de la croisière. De son côté, le Gouvernement français a procédé à une troisième prolongation de l'accord de cession signé en 2018, qui doit désormais expirer le 31 octobre prochain. La France est-elle en train de s'engluer dans un projet déjà dépassé ?

B. L'HEURE DE CONSTRUIRE UN NOUVEAU PROJET D'AVENIR

Constatant l'absence d'adhésion au projet de rachat par Fincantieri, actuellement au point mort, mais surtout l'existence de nombreuses options alternatives , la commission estime qu'il est indispensable que le Gouvernement prenne enfin le pouls des forces vives locales, en associant tous les interlocuteurs publics comme privés dans un véritable tour de table .

La commission identifie trois lignes fortes pour construire un projet alternatif équilibré :

1. Maintenir une présence de l'État au capital , qui reflète les enjeux de souveraineté et joue un rôle stabilisateur pour le capital et les garanties financières ;

2. Accueillir des partenaires privés porteurs d'un véritable projet industriel pour les Chantiers, qui offrent des complémentarités et un potentiel de développement. Leur engagement au capital devra être de long-terme, et intégrer les aléas conjoncturels liés au caractère cyclique de la construction navale.

3. Encourager un capitalisme territorial cohérent avec l'ancrage local des Chantiers , en associant pleinement les collectivités et les entreprises locales au projet, en leur permettant notamment de s'engager davantage au capital de l'entreprise.

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