DEUXIÈME PARTIE -
UNE CESSION QUI PRÉSENTE DES RISQUES IMPORTANTS EN DÉPIT DES GARANTIES OBTENUES

Ayant survécu aux lourdes conséquences de la crise économique de 2008, puis à la faillite de son actionnaire coréen STX Shipbuilding , les chantiers navals de Saint-Nazaire ont été rachetés en 2017 par l'État français. En devenant actionnaire à 84,34 % de l'entreprise, les pouvoirs publics prenaient acte de l'importance stratégique de cet actif industriel , mais tiraient aussi un constat d'échec des rachats successifs par des acteurs étrangers endossés par les pouvoirs publics.

Pourtant, cette nationalisation n'est que « temporaire » , puisque d'ici la fin de l'année 2020, le Gouvernement entend céder le leader français à Fincantieri, constructeur naval italien et principal concurrent des Chantiers de l'Atlantique.

La commission des affaires économiques du Sénat s'interroge donc sur la pertinence de l'opération envisagée et sur l'empressement du Gouvernement à revendre une nouvelle fois les Chantiers.

D'abord, l'accord passé avec Fincantieri ne semble pas refléter la réalité des enjeux économiques, pouvant difficilement justifier de complémentarités économiques. Ensuite, alors que le groupe Fincantieri s'engage résolument dans un partenariat approfondi avec le géant public chinois de la construction navale, les risques de transfert de production, et à terme, de technologies et de savoir-faire sont avérés. C'est donc le leadership de l'entreprise française sur tout un secteur, voire des capacités de production navale stratégiques, qui pourraient être sacrifiés à l'aune d'une cession au rabais.

D'ailleurs, en allant à la rencontre du constructeur français, de ses salariés, des acteurs publics locaux et de ses partenaires industriels, la commission a constaté l'absence d'adhésion au projet de cession défendu par le Gouvernement.

Si une telle cession devait effectivement se concrétiser, il est indispensable que des garde-fous solides et connus de tous soient mis en place par l'État français pour protéger cet actif industriel stratégique. Il faut assurer l'intégrité du site français, le maintien des emplois, de l'écosystème local, et surtout protéger le savoir-faire unique des Chantiers d'un transfert vers ses concurrents. L'impuissance de l'État à réagir face à General Electric, qui a renié ses engagements après la reprise d'Alstom, doit servir de leçon.

I. LE PROJET DE CESSION À FINCANTIERI : ÉNIÈME REPRISE À RISQUE OU CRÉATION D'UN CHAMPION EUROPÉEN ?

À l'aune de la faillite de l'actionnaire majoritaire des chantiers navals de Saint-Nazaire en 2016, le groupe italien Fincantieri a été désigné comme repreneur exclusif par la justice coréenne et par le Gouvernement français. Après près de quinze ans de rachats successifs et de conjoncture économique difficile, Fincantieri était présenté comme le repreneur de la dernière chance d'un chantier décrit comme en mal d'avenir.

Interrogé par la commission des affaires économiques sur la logique sous-tendant la cession du site de Saint-Nazaire à l'italien Fincantieri, le ministre de l'Économie M. Bruno Le Maire estime aujourd'hui que la constitution d'un « champion européen » de la construction navale civile est une opportunité à ne pas manquer dans ce secteur très compétitif et exposé à court-terme à la concurrence de pays émergents, estimant que « pour avoir la taille critique et les capacités d'investissement nécessaires, il faut jouer au niveau européen » et que ce « rachat s'inscrit dans la stratégie de souveraineté industrielle menée par le Gouvernement depuis plus de trois ans ».

A. EN FINIR AVEC DES REPRISES SUCCESSIVES

Il ne faudrait pas placer les Chantiers de de l'Atlantique dans la situation d'une nouvelle cession bâclée : leur histoire récente est déjà marquée par la succession de propriétaires qui se sont révélés peu à même de garantir le développement ou la pérennité de cet acteur industriel stratégique.

1. Une succession de reprises sans vision ni ancrage territorial
a) Le désengagement de l'actionnaire unique Alstom au profit d'AkerYards

En 2006, le groupe Alstom, alors propriétaire des chantiers de Saint-Nazaire par l'intermédiaire de sa filiale Alstom Marine, annonçait son intention de se séparer du site. Cette cession, imposée par la Commission européenne 13 ( * ) , gageait le recentrage du groupe sur ses activités dans le secteur des transports et de l'énergie. Le chantier de Saint-Nazaire connaissait en outre à cette période d'importantes difficultés, en raison d'un ralentissement significatif des commandes de paquebots consécutif aux attentats du 11 septembre 2001.

Aux termes d'un accord trouvé en janvier 2006, les deux sites d'Alstom Marine implantés à Saint-Nazaire et à Lorient étaient rachetés par le groupe norvégien Aker Yards, cinquième constructeur naval mondial, qui comptait alors parmi ses principaux concurrents. Aker Yards possédait déjà une quinzaine de chantiers, par exemple en Roumanie, en Finlande, mais aussi au Vietnam ou au Brésil.

En mai 2006, Alstom cédait ainsi 75 % du capital des chantiers de Saint-Nazaire à Aker Yards pour un acompte de 50 millions d'euros, les 25 % restants devant être vendus en 2010 pour un montant compris entre 100 et 125 millions d'euros. Aker Yards devenait par ce rachat le deuxième constructeur de paquebots au monde. Pour un investissement modeste, le groupe norvégien bénéficiait ainsi de la performance des chantiers français dans le segment de la croisière haut de gamme.

b) Une prise de contrôle non anticipée par le sud-coréen STX

Moins d'un an après le rachat par Aker Yards, de nouveaux mouvements capitalistiques altéraient déjà l'actionnariat du site nazairien - et ce, avant même qu'Alstom ait pu se détacher complètement de son ancienne filiale.

Le principal actionnaire d'Aker Yards, Aker, décidait en mars 2007 de céder sa branche de construction navale. Profitant de l'opportunité, en octobre 2007, le groupe STX Offshore & Shipbuilding rachetait 39,2 % d'Aker Yards. Quatrième constructeur naval mondial, le groupe sud-coréen ambitionnait de rattraper son retard sur ses compatriotes et rivaux Hyundai et Samsung. Toutefois, contrairement à Aker Yards, STX n'avait pas encore pénétré le secteur des grands navires .

En 2008, par le biais d'une OPA, STX prenait finalement le contrôle majoritaire de l'ancien Aker Yards. Par ricochet, et en vertu d'une opération décidée bien loin de Saint-Nazaire, l'ex-Aker Yards France passait sous pavillon sud-coréen et prenait le nom de STX France.

c) ... qui déclenche l'entrée de l'État au capital des chantiers nazairiens

En réaction, le Gouvernement français annonçait en juin 2008 que l'État entendait obtenir 9 % du capital de STX France, afin de disposer d'une minorité de blocage permettant à l'État de s'opposer à une éventuelle décision stratégique problématique de l'actionnaire majoritaire sud-coréen.

Après avoir un temps considéré le rachat, grâce à son droit de préemption, des 25 % toujours en possession d'Alstom, l'État français choisissait la voie d'une augmentation de capital. En novembre 2008, il est devenu propriétaire de 33,34 % des parts, pour un coût de 110 millions d'euros. Dans un second temps, STX rachetait en 2010 les participations d'Alstom (diluées en 2008 à 16,65 %) pour un montant non divulgué, obtenant ainsi les 66,66 % non détenus par l'État français.

d) La fragilité financière de STX entraîne la cession des Chantiers

Peu de temps après la prise de contrôle des Chantiers par STX, les pouvoirs publics français ont toutefois semblé découvrir les importantes difficultés financières du groupe. S'étant lancé dans de nombreuses acquisitions, touché par le ralentissement du transport maritime en raison de la crise économique de 2008 et par la concurrence accrue des chantiers chinois, la situation du groupe s'était largement détériorée.

En avril 2013, dans le cadre d'un plan de désendettement, STX demandait à ses créanciers une restructuration de sa dette estimée à 8,5 milliards d'euros. Faisant marche arrière de sa politique d'expansion, et pour crédibiliser sa restructuration, il annonçait en outre la revente du site de Saint-Nazaire , ayant déjà cédé sa filiale norvégienne à Fincantieri et sa filiale finlandaise à Meyer Werft . Après son placement en liquidation judiciaire par les tribunaux sud-coréens, STX Shipbuilding confirme en septembre 2016 la cession de STX France.

Alors en bonne santé économique et ayant récemment décroché plusieurs commandes d'ampleur, le site français a fait l'objet d'une mise en vente séparée. En 2016, pour la troisième fois en dix ans, les chantiers navals de Saint-Nazaire attendaient donc un nouveau propriétaire.

2. Une stratégie industrielle claire et assumée a fait défaut

Cette succession de cessions et de rachats laisse transparaître l'absence de stratégie industrielle claire et assumée de l'État français vis-à-vis d'un actif pourtant stratégique.

D'une part, l'État français n'a pas manifesté une forte capacité d'anticipation ni joué un rôle particulièrement proactif dans les processus de rachats, préférant être le spectateur d'opérations capitalistiques décidées en déconnexion apparente des performances du site industriel français. Des représentants des salariés ont confié à la commission s'être inquiétés des conséquences de ces évolutions successives, sans jamais que les représentants et équipes dirigeantes des nouveaux actionnaires se rendent à Saint-Nazaire prendre le pouls des chantiers. Les difficultés du sud-coréen STX, vite apparentes, n'ont pas été suffisamment anticipées, alors qu'un regard à moyen-terme aurait pu permettre de préparer des offres de reprise plus adaptées et plus pérennes.

D'autre part, l'État s'est privé des outils d'intervention qui auraient pu lui permettre de mieux s'opposer à des décisions dommageables. Il a fallu attendre la prise de contrôle par STX pour que l'État décide de se saisir d'une minorité de blocage au sein des chantiers de Saint-Nazaire. Une présence publique minimale au capital aurait pu permettre d'anticiper le retrait d'Aker et l'arrivée du groupe coréen, et ainsi de définir bien en amont les conditions d'un rachat plus protecteur et plus prometteur.

Enfin, une véritable stratégie industrielle de long-terme a fait défaut. Si le projet d'acquisition par Aker Yards, acteur industriel de premier plan, actif sur des segments proches, pouvait présenter des complémentarités cohérentes et jeter les bases d'une consolidation européenne, on peut douter que l'acquisition par STX ait représenté une opportunité de développement réelle pour le site français, alors que le sud-coréen se lançait dans une stratégie démesurée de croissance externe et cherchait à pénétrer le segment à haute valeur ajoutée des paquebots. Bercy vantait pourtant à cette période un partenaire industriel qui avait la volonté de s'impliquer dans la construction navale en Europe.

Certains des experts entendus par votre rapporteur ont d'ailleurs souligné que les dommages causés aux Chantiers de l'Atlantique auraient pu être bien pires encore : il existait selon eux un risque réel de transfert de savoir-faire vers les chantiers sud-coréens, nouveaux arrivants sur le secteur de la croisière. Seules les difficultés financières de l'acquéreur STX et le manque de temps auraient empêché un tel transfert, qui aurait pu porter un coup fatal au leadership européen sur ces marchés.


* 13 Sur le fondement du droit de la concurrence, en échange de l'entrée de Bouygues au capital d'Alstom.

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