RAPPORT

L'alimentation a toujours été une préoccupation politique majeure. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la signature du traité de Rome a scellé un pacte entre les pères fondateurs et les agriculteurs français, auxquels était assignée une noble mission : nourrir le peuple européen.

50 ans plus tard, cette mission a été relevée par nos paysans. La France peut s'enorgueillir de disposer d'un modèle permettant à une immense partie des Français de consommer une nourriture saine, durable, accessible à tous. La réussite a d'ailleurs permis au budget alimentaire des ménages français de passer de 30 % en 1960 à 17 % aujourd'hui.

Bien sûr, ces données générales ne doivent pas masquer le fait que certains de nos concitoyens rencontrent des difficultés à accéder à un panier alimentaire satisfaisant, en quantité comme en qualité, et que nombre de ménages font leurs courses chaque semaine à l'euro près.

Il ne faut pas ignorer, non plus, que les ménages les plus précaires sont particulièrement exposés à la consommation de denrées importées, dont la part dans la consommation française est de plus en plus importante.

Il ne faut pas ignorer, enfin, le nécessaire respect de nos engagements climatiques internationaux, qui implique une maîtrise de l'empreinte environnementale de notre secteur agricole, représentant 18 % de nos émissions de GES nationales (86 MtCO 2 en 2018) dans ses différentes composantes CH 4 , N 2 O et CO 2 .

En parallèle, les difficultés actuelles du monde agricole ont mis en exergue l'effet croisé, directement mesurable sur la rémunération des exploitants, des reculs successifs actés à chaque négociation de la politique agricole commune en matière d'aides aux revenus et du manque de prix rémunérateurs pour les produits agricoles, qui n'est pas sans lien avec la baisse continue de la part de l'alimentation dans le budget des ménages.

Toutes ces questions, croisées à des prises de conscience en matière de santé et d'environnement, ont abouti à ce que, depuis une vingtaine d'années, l'alimentation ait été replacée au coeur des débats politiques, économiques, sociaux et culturels de notre pays .

La crise sanitaire liée à l'épidémie de la Covid-19 a, d'une certaine manière, déclenché une prise de conscience chez l'ensemble de nos concitoyens et des décideurs sur le caractère stratégique de nos approvisionnements alimentaires et éclairé d'un nouveau jour les liens entre alimentation, santé, environnement et souveraineté . Elle a également renforcé l'attente sociale de proximité dans les échanges et la volonté partagée de revaloriser le monde agricole , à rebours du dénigrement dont peut parfois faire l'objet notre agriculture et des distanciations multiples (géographique, économique, cognitive, politique) qui se sont intercalées entre le citoyen et son alimentation.

D'ailleurs, le débat organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP) sur la définition du plan stratégique national (PSN) de la France, demandé par la Commission européenne dans le cadre de la nouvelle Politique agricole commune (PAC) pour la période 2021-2027, a rencontré un franc succès 1 ( * ) .

Dans ce contexte inédit , la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et la commission des affaires économiques ont souhaité unir leurs expertises afin de mener un travail conjoint sur ce sujet de préoccupation majeure.

Les propositions développées dans le présent rapport reposent sur cinq convictions principales.

En premier lieu, si rien n'est fait, la France perdra la place actuelle qu'elle occupe de principal pays agricole de l'Union européenne, devant l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne. Notre position est fragile car la balance commerciale se déséquilibre du fait d'un déficit de compétitivité . À ces difficultés économiques s'ajoute un phénomène de déprise agricole -- le nombre d'exploitants agricoles diminue de 1 à 2 % par an -- et de perte de souveraineté sur des filières pourtant stratégiques (fruits et légumes, viande, protéines végétales).

En second lieu, les notions de « durabilité » de « localisme », renvoyant à l'ensemble des pratiques alimentaires qui visent à nourrir les êtres humains avec des produits de qualité, accessibles d'un point de vue économique, rémunérateurs pour le producteur, en quantité suffisante, dans le respect de l'environnement, sont des opportunités à saisir pour retisser du lien social dans tous les territoires, redynamiser le tissu commercial des petites et moyennes villes et relancer un cycle d'aménagement du territoire au service de nos besoins primaires.

En troisième lieu, la garantie de notre souveraineté alimentaire nationale et de la résilience de notre modèle ne pourront se faire sans une politique territoriale affirmée , s'appuyant sur la démocratie locale et les collectivités territoriales et assurant une production suffisante pour des denrées stratégiques. Le taux d'autonomie alimentaire de nos villes ne serait que de 2 % et l'autonomie alimentaire européenne se concentre actuellement sur le nombre réduit des dix premiers pays producteurs , qui assurent plus de 81 % des productions végétales et 84 % des productions animales 2 ( * ) .

En quatrième lieu, l'alimentation est un produit de première nécessité pour les Français et doit demeurer une priorité en matière de politiques publiques économiques. Compte tenu de ces éléments, il n'est donc pas anormal que la production agricole pèse davantage dans les émissions de gaz à effet de serre que d'autres secteurs. Toutefois, si la garantie de notre souveraineté et indépendance alimentaires impliquent d'accepter un certain effet de l'agriculture sur l'environnement , cela n'efface en rien la nécessité de mieux maîtriser l'empreinte environnementale et carbone de notre alimentation , d'autant plus que les émissions de GES du secteur agricole demeurent importantes et en décalage avec la trajectoire de la stratégie nationale bas carbone 3 ( * ) . À l'échelle de l'Union européenne, l'agriculture représente de 10,3 % des émissions de GES 4 ( * ) .

Enfin, les effets et conséquences du changement climatique doivent faire l'objet d'une politique globale d'accompagnement des agriculteurs car ils vont encore accroître la vulnérabilité de notre agriculture aux phénomènes exceptionnels (sécheresses, inondations, gel, etc.).

Devant le foisonnement des rapports et des propositions formulées dans le débat public sur « l'alimentation durable et locale », notamment par le Sénat 5 ( * ) et le Conseil économique et social environnemental 6 ( * ) , ce rapport a vocation à livrer des orientations politiques de court, moyen et long terme.

Certaines propositions pourraient trouver une traduction à l'occasion de l'examen de prochains textes législatifs au Parlement , notamment le projet de loi portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dit « Climat et résilience ».

Les deux commissions réunies ont défini les deux axes prioritaires d'intervention suivants à approfondir :

- le renforcement de notre souveraineté , par le soutien à la production, à la relocalisation, à l'innovation, à la résilience, à la diversification ;

- la maîtrise de l'empreinte environnementale de notre alimentation, par la promotion de choix alimentaires justes sur les plans sociaux, économiques, environnementaux.

Au total, les rapporteurs formulent 25 propositions.

I. MALGRÉ UN MODÈLE ALIMENTAIRE INTERNATIONALEMENT RECONNU, LA POLITIQUE AGRICOLE ET ALIMENTAIRE FRANÇAISE EST CONFRONTÉE À DE NOMBREUX DÉFIS : COMPÉTITIVITÉ, TRANSITION ÉCOLOGIQUE, RENFORCEMENT DE LA RÉSILIENCE FACE AUX EFFETS DES CRISES SANITAIRE ET CLIMATIQUE

A. LE MODÈLE ALIMENTAIRE FRANÇAIS : LE PLUS DURABLE AU MONDE SELON DES CLASSEMENTS INTERNATIONAUX

Chaque année, le Food sustainability index , publié dans un rapport de The Economist Intelligence Unit et du Barrila Center for Food and Nutrition Foundation , compile les résultats d'une étude comparative, permettant d'analyser les différentes façons de produire et de consommer dans plusieurs dizaines pays du monde représentant, à eux seuls, 90 % du PIB mondial et environ 80 % de la population 7 ( * ) .

Ce classement prime chaque année la France du titre de modèle alimentaire le plus durable du monde avec un score de 76,1/100.

Le score repose sur une série d'indicateurs répartis en trois catégories :

- le gaspillage de l'eau et de la nourriture ;

- la durabilité des méthodes agricoles ;

- la gestion des problématiques nutritionnelles.

La France se distingue par sa première place en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire (1 ère place, avec une note 85,8/100), grâce à sa politique en matière de lutte contre le gaspillage alimentaire issue, notamment, de la loi n° 2016-138 relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire, dite « loi Garot ».

En matière de durabilité des méthodes agricoles, la France se situe à la vingtième place avec une note de 71/100.

En pratique, elle est fortement pénalisée pour sa gestion de l'eau (60 ème /67), notamment par le manque de pratiques de récupération et de recyclage des eaux à des fins agricoles ainsi qu'une empreinte eau plus élevée qu'ailleurs. À cet égard, l'indicateur d'empreinte d'eau agricole français est dégradé par les importations de produits alimentaires . Comme le rappelle le rapport de WWF sur l'empreinte eau de la France, « la consommation de viande totalise 36 % de cette empreinte eau (via le maïs et le soja pour le bétail), et le lait 10 % de l'empreinte eau verte de consommation (via les fourrages). 47 % de l'empreinte eau française est externe (c'est l'eau utilisée à l'étranger pour fabriquer les produits importés puis consommés en France) : la France dépend donc presque de moitié de l'étranger pour son approvisionnement en eau, avec un déficit de 12,8 milliards de m3 par an. 8 ( * ) »

En revanche, la France se place dans le haut du classement pour sa gestion des ressources terrestres (10 ème ) et pour ses émissions de gaz à effet de serre (9 ème ).

Concernant les ressources terrestres , la France obtient des scores élevés dans l'efficience de l'utilisation de ses engrais (5 ème ), l'éducation de ses exploitants (3 ème ), sa politique foncière (1 ère ). En revanche, le classement la pénalise au regard de la superficie forestière, du soutien public à la recherche et au développement agricole, de sa productivité, et de sa politique en matière de biocarburants (production et importations) 9 ( * ) .

Concernant les émissions de gaz à effets de serre (GES) , si la France occupe des positions basses dans le classement en matière d'émissions totales, notamment en raison du poids de son agriculture dans son économie par rapport à d'autres pays, elle se distingue en émissions nettes, une fois que le stockage de carbone est pris en compte, grâce à sa politique forestière (4 ème ).

Enfin, s'agissant de la gestion des problématiques nutritionnelles , la France pointe à la huitième place. Elle se distingue par des pratiques vertueuses en matière de qualité de vie et d'espérance de vie, tout en accusant un retard pour des problématiques diététiques, comme d'autres pays à haut revenu, notamment par le nombre de fast-food par habitant et les taux de sucre et de matière grasse dans le régime alimentaire moyen.

Ces éléments ne doivent pas conduire à penser qu'il n'y a pas de progrès à réaliser, bien au contraire mais ils rappellent, à juste titre, que le modèle alimentaire français est considéré par de nombreux pays dans le monde comme un modèle à suivre. Loin des mélopées catastrophistes des sempiternelles Cassandre, ce fait devait être rappelé en guise de préambule à ce rapport.


* 1 Plus de 1 870 000 personnes ont été « touchées » et 12 660 contributions, aboutissant à 1 083 propositions ont été recueillies par la CNDP.

* 2 France, Allemagne, Italie, Espagne, Roumanie, Royaume-Uni, Pologne, Pays-Bas, Danemark et Grèce.

* 3 Les émissions du secteur agricole ont diminué de 8 % entre 1990 et 2019, contre 15 % au total pour les émissions de GES françaises. Dans le détail, les émissions de CO2 ont diminué d'1 % depuis 1990 (pour un objectif de - 26 % en 2030), de 10 % pour le CH4 (pour un objectif de 23 % en 2030) et de 9 % pour le N2O (pour un objectif de 20 % en 2030).

* 4 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au comité des régions, le 20 mai 2020.

* 5 Voir notamment le rapport d'information n° 434 (2019-2020) de Jean-Pierre Bockel Sur les bonnes pratiques et préconisations des élus locaux pour une alimentation saine et durable , fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, le 14 mai 2020 et le rapport d'information n° 476 (2019-2020) de Françoise Cartron et Jean-Luc Fichet Vers une alimentation durable : un enjeu sanitaire, social, territorial et environnemental majeur pour la France , fait au nom de la délégation sénatoriale à la prospective, le 28 mai 2020.

* 6 Voir le rapport Pour une alimentation durable ancrée dans les territoires de Florence Denier-Pasquier et Albert Ritzenthaler, décembre 2020.

* 7 Si le classement n'est pas dénué de difficultés méthodologiques, il démontre incontestablement une tendance générale -- à cet égard, le maintien de la France à la première place sur plusieurs exercices est sans aucun doute une performance à saluer.

* 8 WWF, L'empreinte eau de la France, 2012

* 9 Sans remettre en cause les modalités de ce classement, les rapporteurs estiment que le débat sur les biocarburants de première comme de seconde génération mériteraient d'être mieux posé, leur impact sur l'environnement retenu dans le classement devant être sans doute nuancé.

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