DEUXIÈME PARTIE :
LE RÔLE DES CABINETS DE CONSEIL DANS LA DÉFINITION ET LA CONDUITE
DES POLITIQUES PUBLIQUES

Les suites données aux prestations de conseil, et donc leur influence sur la définition et la conduite des politiques publiques, varient d'une prestation à l'autre.

Si certaines missions des consultants ne débouchent sur aucune suite tangible - ce qui représente aussi un problème du point de vue de l'utilisation des deniers publics - d'autres influencent directement les politiques publiques.

C'est notamment le cas dans le conseil en stratégie, lorsque les consultants proposent des scénarios « arbitrables » (mais le plus souvent orientés) aux décideurs publics.

I. DES RÉSULTATS HÉTÉROGÈNES, POUR DES COÛTS SIGNIFICATIFS

Comme l'indique l'organisation professionnelle Syntec Conseil, une mission de conseil « réussie est une mission bien définie, bien pilotée et bien évaluée » 191 ( * ) .

Or, la mise en oeuvre de ces exigences varie d'un ministère à l'autre , malgré le renforcement du pilotage de la DITP.

En parallèle, l'administration est confrontée à des prestations inégales de ses consultants , malgré des coûts parfois élevés.

A. DES DIFFICULTÉS POUR L'ADMINISTRATION À PILOTER ET À ÉVALUER SES CONSULTANTS

1. Le difficile pilotage des cabinets de conseil
a) Un pilotage très hétérogène selon les ministères

Le pilotage des prestations de conseil constitue un enjeu majeur pour l'administration.

Comme l'a résumé Mme Florence Parly, ministre des Armées, « lorsqu'on recourt à une prestation de conseil, il ne s'agit pas de se débarrasser d'un problème sur un tiers, mais de se montrer partie prenante et de s'impliquer dans la conduite du projet » 192 ( * ) .

Et M. Martin Hirsch, directeur de l'AP-HP, d'ajouter : « faire appel à des prestations de conseil sans avoir, en face, des gens pouvant les diriger et les commander, c'est de l'argent jeté par les fenêtres » 193 ( * ) .

Or, la prolifération des missions de conseil et le très grand nombre de commanditaires au sein de l'administration ne contribuent pas à renforcer cette capacité de pilotage .

Dans leurs réponses écrites transmises à la commission d'enquête, les ministères ont fait état d'exigences très inégales en matière de pilotage de leurs consultants confié à des équipes « projet » ad hoc 194 ( * ) .

Seuls le ministère des Armées et celui de l'agriculture et de l'alimentation semblent s'être dotés d'une structure dédiée, rattachée à leur secrétariat général.

Sur le plan humain, l'administration manque de chefs de projet pour piloter les prestations , ce qui a conduit le Gouvernement à annoncer la formation en urgence d'au moins 100 chefs de projet en 2022, avec l'appui de l'Institut national du service public (INSP).

Ces constats font écho à celui des cabinets de conseil eux-mêmes .

Si l'organisation professionnelle Syntec relève des progrès en matière de pilotage, elle constate surtout « de fortes disparités selon les administrations : à titre d'exemple, les administrations de Bercy, de la Défense ou de Pôle Emploi sont en avance, avec une forte culture du projet, ayant intégré la dimension du couple conseil - client. Ce n'est malheureusement pas toujours le cas » 195 ( * ) .

À noter toutefois que les cabinets de conseil rencontrent des difficultés similaires, voire plus importantes, avec leurs clients du secteur privé. Pour M. Pascal Imbert, président de Wavestone, « l'administration est plus rigoureuse que le secteur privé dans la sélection des prestataires et le suivi de l'exécution » 196 ( * ) .

Dans l'exemple de la crise sanitaire, les consultants de JLL, « qui découvraient l'interaction avec les équipes publiques, ont été impressionnés par le niveau de leurs interlocuteurs » 197 ( * ) .

b) Les bonnes pratiques de la DITP

La DITP est logiquement en avance sur le pilotage des prestations de conseil, qui constitue son quotidien .

M. Thierry Lambert, délégué interministériel à la transformation publique, a ainsi déclaré : « nous sommes des acheteurs professionnels de conseil . Nous savons lorsqu'un devis est un peu “chargé” . [...] Il est donc très important d'être capable de challenger les devis et les factures ».

Or, « nous ne sommes pas certains que toutes les organisations publiques soient capables de le faire » 198 ( * ) .

De fait, la commission d'enquête a pu constater que la DITP n'hésitait pas à inviter le prestataire à revoir un devis ou le dimensionnement de son intervention , quand elle l'estimait nécessaire. C'est notamment le cas de la mission menée par Wavestone auprès de Ofpra, où la DITP refuse l'intervention d'un consultant supplémentaire à mi-temps, car le dispositif proposé par le cabinet « est déjà énorme » 199 ( * ) .

La DITP exerce aussi un oeil critique sur le travail de ses prestataires , comme dans ce message adressé à l'équipe de consultants à la fin d'une mission de préfiguration d'un organisme public : « on a dû procéder à pas mal de [modifications], c'était très compilé, et parfois sans reprendre les dernières versions des livrables... On reste contents de votre travail, mais ce dernier livrable sentait quand même le départ en vacances ! » 200 ( * )

L'enjeu pour la DITP est désormais de mieux accompagner les ministères en diffusant ses bonnes pratiques . Cette exigence apparaît clairement dans la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 201 ( * ) mais pourrait mettre du temps à infuser.

2. Un effort insuffisant pour évaluer les prestations de conseil

La capacité de l'administration à évaluer ses consultants reste insuffisante .

Certes, les cabinets de conseil mettent en avant le véritable couperet que représenterait l'évaluation par l'administration.

Selon M. Matthieu Courtecuisse, président de l'organisation professionnelle Syntec Conseil, les consultants sont « révocables ad nutum 202 ( * ) . [...] Si un client n'est pas satisfait, il peut arrêter la mission en cours et a le choix de ne pas faire à nouveau appel à nous. »

L'évaluation des prestations serait « permanente » : « l'effet de réputation est majeur pour une marque. Aucun client n'est obligé de travailler avec nous » 203 ( * ) .

Cet argument doit toutefois être relativisé au regard de la concentration du marché du conseil au secteur public et du fonctionnement des accords-cadres. Dans l'exemple du contrat de la DITP, le « tourniquet » automatique empêche un commanditaire d'écarter un prestataire avec qui une mission précédente se serait mal déroulée.

En pratique, les évaluations des ministères restent souvent sommaires et se limitent à une simple validation du « service fait » , obligatoire sur le plan comptable, sans s'interroger sur le déroulement de la prestation, la plus-value des consultants et l'impact réel de leur travail sur les politiques publiques.

La commission d'enquête a pu le constater dans l'exemple de la crise sanitaire 204 ( * ) . De même pour la prestation de McKinsey auprès de la CNAV pour préparer la réforme des retraites (2020) : « l'évaluation » transmise par la Caisse correspond à la signature de deux procès-verbaux de réception, sans aucun commentaire de fond sur la prestation.

Cette question se pose avec une particulière acuité pour les accords-cadres de conseil de l'UGAP , où les responsabilités sont partagées entre la centrale d'achat, qui gère les contrats, et les clients, qui bénéficient des prestations.

L'évaluation dans les accords-cadres de conseil de l'UGAP :
un dispositif peu exigeant

Dans le cas de l'UGAP, l'évaluation des prestations ne peut être « opérée que par les clients bénéficiaires » , qui signent le « service fait » des cabinets de conseil 205 ( * ) .

Pour chaque prestation, l'UGAP propose aux acheteurs publics de remplir un questionnaire de satisfaction, disponible en ligne .

Ce questionnaire type n'est toutefois pas obligatoire et reste très général, l'UGAP indiquant que « 3 minutes seulement suffiront pour répondre ». Les questions sont pour la plupart fermées, l'acheteur devant se déclarer « très satisfait », « satisfait », « insatisfait » ou « très insatisfait » sur 8 items réponse technique du titulaire », « accompagnement de l'UGAP », « réactivité et disponibilité du titulaire », etc .).

D'après M. Edward Jossa, directeur général, l'UGAP a un « taux de réponse de 68 % sur ce questionnaire et le taux de satisfaction reste assez élevé : il est supérieur à 90 % ».

Interrogé sur le cas où la prestation ne donnerait pas satisfaction, M. Edward Jossa a décrit un dispositif essentiellement basé sur des échanges informels avec les consultants , même s'il y a « un vrai suivi qualité » : « d'abord nous faisons des retours aux cabinets de conseil. Ce sont généralement de grands cabinets et nous ne travaillons qu'avec un seul titulaire par marché. [...]. Si nous avons de mauvais retours, nous avons des réunions stratégiques où l'on dit : “sur cette prestation-là, ça ne s'est pas bien passé” . Comme les cabinets de conseil ont beaucoup d'activités avec nous, nous discutons de ces retours et nous demandons pourquoi le marché n'a pas fonctionné » 206 ( * ) .

Le ministère des Armées semble plus avancé dans l'évaluation de ses consultants : pour chaque mission la fiche de prestation comporte un volet dédié à l'évaluation. Le ministère souhaite aujourd'hui la compléter pour que chaque prestataire rédige un rapport de fin de mission de 3 pages maximum pour capitaliser l'information et partager les bonnes pratiques.

Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères consulte ses agents sur les résultats des missions de conseil, ce qui constitue une bonne pratique : toutes les prestations « font l'objet d'une restitution publique, qui est l'occasion pour les services de faire connaître leur avis sur les différentes recommandations et les mesures qu'ils envisagent pour les prendre en compte. Ils ont également la possibilité d'indiquer de manière argumentée s'ils ne souhaitent pas mettre en oeuvre certaines recommandations » des consultants 207 ( * ) .

De même, la DITP possède son propre dispositif d'évaluation des prestataires , comme l'a souligné M. Thierry Lambert : « à chaque mission, des évaluations très concrètes sont réalisées, avec une grille d'analyse qui permet de valider le service fait » 208 ( * ) .

Ces évaluations demeurent toutefois centrées sur l'exécution de la prestation et les livrables présentés. Elles ne comportent aucune rubrique consacrée à l'impact concret de la prestation sur les politiques publiques.

À la connaissance de la commission d'enquête, la DITP n'a pas appliqué de pénalité à ses consultants, y compris pour des prestations pourtant très décevantes .

Une prestation de Capgemini notée 1/5 par la DITP...
et pourtant intégralement payée

La prestation de Capgemini sur la mise en place des communautés 360 pour les personnes en situation de handicap a été entièrement réglée par la DITP (280 200 euros) 209 ( * ) .

Elle a pourtant recueilli une note de 1/5, avec des lacunes majeures constatées chez les consultants valeur ajoutée quasi-nulle, contre-productive parfois », etc.) 210 ( * ) .

Cette situation est d'autant plus surprenante que l'accord-cadre de la DITP prévoit explicitement la possibilité de réduire, voire de rejeter, la rémunération d'un cabinet de conseil en raison des « imperfections constatées » dans ses prestations 211 ( * ) .

Face à ces difficultés, la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 dispose que « toute prestation intellectuelle doit faire l'objet à son terme d'une évaluation, non seulement sur la qualité du service rendu par le prestataire (respect des délais, qualité des ressources mises à disposition, coopération avec les services, etc .) mais aussi sur l'atteinte des objectifs définis lors de l'expression du besoin ».

La circulaire annonce également qu'un formulaire d'évaluation sera « défini dans le cahier des charges pour chaque catégorie de prestation ».

Ces recommandations étant à la fois tardives et incomplètes, la commission d'enquête propose d'aller plus loin en :

- publiant les fiches d'évaluation des cabinets de conseil, afin que le déroulement et l'impact de leurs missions soient mieux connus ;

- appliquant les pénalités prévues par les marchés publics lorsque le prestataire n'a pas donné satisfaction.

Proposition n° 7 : Systématiser les fiches d'évaluation des prestations de conseil et les rendre publiques.

Appliquer les pénalités prévues par les marchés publics lorsque le prestataire ne donne pas satisfaction.


* 191 Source : contribution écrite de l'organisation professionnelle Syntec Conseil à la commission d'enquête.

* 192 Audition de Mme Florence Parly du 1 er février 2022.

* 193 Audition de M. Martin Hirsch du 26 janvier 2022.

* 194 Voir le I.E de la première partie pour plus de précisions sur l'organisation mise en oeuvre par les ministères.

* 195 Source : contribution écrite de l'organisation professionnelle Syntec Conseil à la commission d'enquête.

* 196 Intervention de M. Pascal Imbert lors de la table ronde des cabinets de conseil du 16 février 2022.

* 197 Intervention de M. Charles Boudet, directeur général de JLL France, lors de la table ronde des cabinets de conseil du 15 décembre 2021.

* 198 Audition de M. Thierry Lambert du 2 décembre 2021.

* 199 Source : courriel adressé par un membre de l'équipe DITP à un autre agent, daté du 20 décembre 2021. « Et ce n'est pas gratuit ! » répond le destinataire. Pour plus de précisions, voir l'étude de cas consacrée à cette mission.

* 200 Source : courriel adressé par un membre de la DITP à l'équipe de consultants externes, daté du 5 août 2019.

* 201 La circulaire charge ainsi la DITP d'apporter « un conseil aux acheteurs et services prescripteurs de prestations intellectuelles dans l'expression des besoins et leurs traductions dans les bons de commande, d'une part, et dans la résolution de difficultés dans le cadre des relations contractuelles ou dans l'exécution des prestations, d'autre part ».

* 202 « Sur un signe de tête », c'est-à-dire immédiatement et sans justification.

* 203 Audition de M. Matthieu Courtecuisse du 5 janvier 2022.

* 204 Voir l'étude de cas sur la crise sanitaire pour plus de précisions sur le caractère lacunaire des évaluations de prestations.

* 205 Contribution écrite de l'UGAP.

* 206 Audition de M. Edward Jossa le 8 décembre 2021

* 207 Contribution écrite du secrétariat général du ministère de l'Europe et des affaires étrangères.

* 208 Audition de M. Thierry Lambert du 2 décembre 2021.

* 209 Facture en date du 29 juillet 2021, transmise par la DITP.

* 210 Source : évaluation de la DITP.

Voir la partie consacrée à la qualité des livrables pour plus de précisions sur cette prestation de Capgemini.

* 211 Article 21 du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) de l'accord-cadre de la DITP.

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