B. DES DÉCISIONS EN ATTENTE

Le panorama sommaire qui précède aura permis d'entr'apercevoir un partage entre les matières dont le régime juridique semble stabilisé, celles dont les évolutions économiques et techniques en cours peuvent imposer la révision, celles qui ne semblent pas avoir encore atteint leur équilibre et restent très ouvertes au débat politique. L'évolution de ces deux dernières catégories imprimera au droit de la communication audiovisuelle son équilibre futur.

Avant de décrire les données de fait qui semblent plaider en faveur de la rupture ou de la continuité de cet équilibre, évoquons les difficultés traditionnelles de l'activité législative dans l'audiovisuel : il est peu probable qu'elles soient à l'avenir sans incidence sur le travail du législateur.

1. La difficulté de légiférer

a) Multiples critères

La multiplicité des points de vue susceptibles d'inspirer les arbitrages du pouvoir politique, arbitrages dont l'intense réglementation du secteur multiplie les occasions, l'incertitude des analyses économiques et de la prospective technique rendent singulièrement méritoire la continuité que nous avons décelée dans l'évolution législative des vingt dernières années, et expliquent une bonne part des soubresauts et des tâtonnements qui peuvent dissimuler cette tendance profonde.

(1) Le point de vue pragmatique

Toujours présent dans la réflexion du législateur soucieux de répondre aux besoins effectifs, ce point de vue est abondamment nourri par les opérateurs. Ceux-ci, tout en critiquant le dirigisme de l'Etat, assurent une " veille réglementaire " qui concourt à l'information du législateur et à l'élaboration de la législation. La demande de droit qu'ils expriment, toujours forte, souvent très étayée, nécessairement contradictoire, met pleinement en évidence les limites du point de vue pragmatique : relativité des arguments, incertitude des analyses et des informations économiques disponibles, difficulté des choix, et, en conséquence, complexité croissante de la législation et de la réglementation.

Essayons de montrer comment le pragmatisme se transforme en un exercice d'analyse multicritères débouchant bien souvent sur un processus cumulatif de réglementation.

L'autorité des arguments techniques souffre des déconvenues du passé, on pense à la télévision à haute définition et au câblage en fibre optique. En ce qui concerne les démonstrations économiques, la contradiction règne le plus souvent. Les piliers naturels du pragmatisme sont ainsi généralement peu déterminants en tant que critères de choix.

Pour convaincre l'autorité politique de la justesse de ses positions, chacun prend alors de la hauteur en appuyant ses arguments techniques et économiques sur les objectifs d'intérêt général qui inspirent traditionnellement le législateur : le primat d'une information pluraliste et de qualité, l'animation de la vie locale, la nécessité d'appuyer l'industrie française des programmes, celle de favoriser face aux opérateurs étrangers la constitution de groupes puissants, l'égalité des conditions de concurrence, l'opportunité de favoriser la diversité des courants culturels, les besoins du service public...

En outre, une vive conscience de la difficulté de remettre brusquement en cause des situations acquises et une réflexion plutôt orientée vers le court terme amènent les acteurs de la communication audiovisuelle à formuler leurs objectifs sous la forme de prescriptions destinées à se surajouter au corpus juridique existant ou sous la forme de mesures destinées à y déroger.

Il est possible d'illustrer cette situation, qui n'est sans doute pas propre au droit de l'audiovisuel mais dont les effets y sont d'autant plus sensibles que les intérêts en cause sont nombreux et sensibles, avec l'exemple assez éclairant du régime juridique des décrochages locaux de services nationaux de télévision, qui suscité un débat lors de l'examen, au cours de l'année 1997, d'un projet de loi modifiant la loi de 1986 (rappelons que la dissolution de l'Assemblée nationale a interrompu la discussion de ce texte).

LE DIRIGISME COMME PROCESSUS CUMULATIF

L'EXEMPLE DU REGIME JURIDIQUE DES DECROCHAGES LOCAUX
DE SERVICES NATIONAUX DE TELEVISION

Ce dossier, parfois trop schématiquement présenté comme l'affrontement de deux grands distributeurs d'eau impliqués dans la communication audiovisuelle, mettait aussi en cause d'autres intérêts : l'avenir de la presse quotidienne régionale, d'abord, dans la mesure où le développement des décrochages implique un financement par la publicité locale, actuellement réservée dans une large mesure à la presse ; l'avenir du secteur public ensuite, dans la mesure où les succès d'audience de France 3 et, par voie de conséquence, le niveau de ses recettes publicitaires s'appuient sur le succès des programmes locaux d'information.

Les intérêt public sous-jacents à ces différents points de vue ne pouvaient que susciter l'intérêt du politique pour ce débat. Animation de la vie locale, information de proximité, pluralisme de l'information locale : tous ces thèmes inséparables de l'idée d'une démocratie locale vivante étaient en effet au coeur du débat.

Les argumentaires des intéressés ont bien entendu fait largement appel à ces notions : les télévisions locales de plein exercice sont le véritable moyen d'animer la vie locale grâce à l'emploi de rédactions locales substantielles ; les décrochages des services nationaux sont une façon souple, attractive et peu consommatrice de recettes publicitaires, de renforcer le pluralisme de l'information locale ; les transferts de recettes publicitaires auraient, en cas de déréglementation de la publicité locale, des conséquences destructrices pour une presse régionale et locale dont le lectorat stagne et qui dépend assez largement de ce mode de financement pour sa modernisation ; la télévision locale ne répond pas véritablement à l'objectif d'animation de la vie locale, dans la mesure où elle ne toucherait que les principales agglomérations ; la presse locale et régionale, qui entretient un réseau de correspondants couvrant l'ensemble d'un terroir, est le seul véritable média de proximité...

La question de la répartition de la manne publicitaire entre les acteurs potentiels de la communication locale était au centre du débat, sans qu'il soit possible d'évaluer de façon précise l'ampleur des transferts qu'aurait provoqué un changement de législation.

Ajoutons que cette équation à multiples inconnues ayant surgi au cours du débat parlementaire sans que le Gouvernement ait mobilisé ses moyens d'expertise et fait valoir un point de vue étayé, le dossier soumis au Parlement était surtout charpenté par les arguments des intéressés.

En dépit de ces complexités, la question posée, parfaitement pertinente, méritait une réponse : il n'y a bien entendu pas de déni de législation comme il existe un déni de justice, mais quand l'autorité politique prend aussi largement en charge les équilibres d'un secteur que c'est le cas dans la communication audiovisuelle, il est logique qu'elle se tienne à l'écoute des intéressés. En l'occurrence, un arbitrage raisonnable entre les intérêts légitimes en présence ne pouvait que prendre la forme d'une exception à l'interdiction qui assortissait l'autorisation introduite en la matière par la loi du 1er février 1994. Rappelons que l'article 7 de ce texte, modifiant l'article 28 de la loi du 30 septembre 1986, avait donné un cadre juridique aux décrochages locaux des services nationaux de télévision, diffusés jusqu'alors à titre expérimental par M6 avec l'accord du CSA. Il était prévu que ces décrochages ne comporteraient pas de messages publicitaires. Cette prohibition avait été introduite par l'Assemblée nationale afin de ne pas déstabiliser les télévisions locales existantes et la presse régionale. Les arguments plaidant désormais en faveur de l'élargissement des possibilités de décrochement des services nationaux ne retiraient pas leur justification à ces objectifs. Ainsi ne pouvait-il être envisagé d'autoriser de façon pure et simple la diffusion de messages publicitaires dans les décrochages. Des dispositions prévenant l'apparition de graves perturbations sur les marchés publicitaires locaux devaient être imaginées, ce qui impliquait l'adoption d'un texte complexe introduisant un degré supplémentaire de dirigisme étatique dans une matière déjà surabondamment réglementée. De fait, plusieurs solutions de ce type ont été évoquées lors de la première lecture du projet de loi.

On comprend pourquoi le droit de l'audiovisuel n'évoque que de très loin les élégances à la Portalis ! André Suarès écrivait dans Voyage du Condottiere 43( * ) : " mais d'abord, la langue du droit est belle, quand elle est pure ", faisant apparemment dépendre, par analogie avec Stendhal, cette qualité de style de l'art de tailler dans le vif : " son style est d'acier, de la pointe la plus acérée et la plus fine ". Il y a une évidente corrélation entre la dégradation souvent constatée de la langue juridique et la difficulté de trancher entre les intérêts et les arguments. Le législateur, constatant les limites du pragmatisme, peut-il s'en remettre alors à une démarche plus théorique ?

(2) Les synthèses théoriques

Un aperçu rapide des principaux points de vue théoriques sur la communication audiovisuelle permettra de constater que ces axes d'approche, plus complémentaires qu'exclusifs, ne fournissent pas au politique le " critère de synthèse " qui lui permettrait de trancher aisément les dilemmes de la communication audiovisuelle.

- L'efficacité économique et l'autonomie des acteurs

Nous avons vu que de 1974 à 1994 le législateur avait parcouru de façon assez linéaire le chemin qui va du monopole étatique à la reconnaissance de l'initiative privée. Cette démarche, cependant, ne se présente pas véritablement comme une rupture avec le modèle français de dirigisme étatique dont un livre récent 44( * ) décrit la mise en place en 1945 et le déclin progressif dans un contexte marqué par la mondialisation, l'usure des formules traditionnelles d'administration étatique, les incidences du vieillissement de la population sur le fonctionnement de l'Etat-providence. L'auteur estime que " la France est malade dans ce qu'elle a de plus précieux, l'Etat et le système de régulation dont il est le centre ", et note que " plutôt que de repenser l'édifice, nous préférons mettre les cuvettes sous les gouttières de toits ", afin de préserver l'exception française au prix d'adaptations marginales.

Cette critique globale du modèle français peut être appliquée à la communication audiovisuelle, dont l'Etat n'a abandonné le monopole que pour la soumettre à une régulation très étroite, comme nous l'avons vu. Elle débouche sur une revendication de liberté économique que de nombreux acteurs expriment à travers une critique active du fonctionnement du système français de régulation.

Cette revendication met particulièrement en avant le rôle croissant de la communication audiovisuelle dans la production et les échanges, la nécessité économique et sociale de l'efficacité dans cette perspective, la distorsion croissante entre des contraintes étatiques d'un autre âge et la mondialisation. Elle est relayée par la Commission européenne et constitue le coeur idéologique du discours des Etats-Unis au sein des négociations du GATT et de l'Organisation mondiale du commerce.

Dans l'ouvrage cité plus haut, Pierre Manent note que Montesquieu distingue deux grands régimes de la politique, de l'action, de la vie humaine : " jusqu'au XVIII° siècle, les Européens ont vécu pour l'essentiel sous le régime de la vertu, civique ou chrétienne, sous le régime de la loi qui enjoint de risquer sa vie ou de mortifier sa nature. Ils tendent de plus en plus à vivre sous le régime du commerce et de la liberté, mis et maintenu en action par le désir - la nécessité - d'échapper à la mort et à la misère " 45( * ) . En suggérant d'accélérer dans leur domaine le passage du régime de la loi à celui du commerce, les tenants du libéralisme audiovisuel ne font pas seulement appel aux nécessités du temps mais se rattachent aussi à un courant profond de la culture moderne.

- L'efficacité sociale et la mission culturelle

Cet axe d'approche de la communication audiovisuelle a aussi de profondes racines en France. Il y a un lien étroit entre la conception qui fait de l'efficacité sociale et culturelle un critère majeur de la politique audiovisuelle et la démarche qui, à partir de 1945, a vu dans le développement d'un vaste secteur public et dans la réglementation du secteur privé non seulement des moyens d'accélérer la reconstruction, mais aussi une éthique de l'intérêt général appliquée au fonctionnement de l'économie. Il existe en effet en France une forte culture de l'intérêt général. Elle reconnaît à l'Etat la mission de définir les contours de la notion et d'assurer sa prééminence sur les intérêts particuliers. La communication audiovisuelle, dont on a évoqué plus haut l'impact social et culturel, est l'un des points d'ancrage de cette tradition que l'ouverture croissante des économies paraît souvent malmener.

Un des principaux instruments conceptuels et juridiques de notre culture de l'intérêt général est la notion de service public, qui a longtemps couvert l'ensemble de la communication audiovisuelle et qui continue d'imprimer sa marque non seulement au secteur public, mais aussi au secteur privé, comme Jean-Louis Missika l'a relevé dans son rapport sur " les Entreprises de Télévision et les Missions de Service public ", on y a déjà fait allusion. L'une des manifestations de cette prégnance est l'usage conservé de l'expression " service public " pour désigner les organismes du secteur public, en dépit du silence de la loi du 30 septembre 1986 sur ce point, et malgré le fait que ces organismes ne répondent pas complètement à la définition du service public jadis élaborée par Duguit : une activité d'intérêt général qui ne peut être spontanément prise en charge par l'initiative privée et qui est, en conséquence, soit directement assurée par une personne publique, soit confiée à une personne privée sous le contrôle de la puissance publique.

- Le progrès technique comme moteur

Le progrès technique, un des principaux moteurs de l'évolution de la communication audiovisuelle, apparaît riche de promesses de tous ordres dans le domaine économique, social, culturel. De là l'intérêt du politique à l'égard de cette approche, et la requête inlassable de stratégies de développement susceptibles de permettre au pays de tirer le meilleur parti d'un potentiel qui semble à maints égards ouvrir la voie à une certaine redistribution des cartes au sein de sociétés en proie à la compétition économique et peu mobiles sur le plan social.

On notera toutefois que cette approche de la communication audiovisuelle peut prendre la forme d'un " millénarisme " technologique susceptible de servir de couverture à la promotion d'intérêts économiques parfois insuffisamment fondés par ailleurs : rationalité et rentabilité importent moins quand passe le grand vent des technologies de pointe et des subventions étatiques.

On notera aussi que certains bons auteurs adressent au point de vue technologique ce qui ressemble à une critique de principe. Dominique Wolton décrit ainsi ceux qu'il appelle les " thuriféraires " : " Ce courant, très optimiste sur la société comme sur les techniques, regroupe ceux qui voient dans les ruptures de la communication l'émergence d'une nouvelle société, plus démocratique, plus relationnelle et interactive. Il s'agit presque, ici, d'une " croyance ". Cette position est omniprésente dans les médias, les journaux, les travaux de prospective. Ici, tout, ou presque, est " positif ". Les " résistances " des sociétés sont identifiées à une " peur du changement " et à des archaïsmes. Et surtout il ne faut pas prendre de retard par rapport aux Etats-Unis, ni aux dragons du Sud-Est asiatique. Comme si le modèle de la société de demain allait venir de là et conquérir le monde entier. Le thème ? L'économie de l'immatériel met au coeur du système productif l'accumulation de l'information et de la communication, dont chacun est producteur, faisant ainsi de cette société la première où les individus se trouvent au coeur du système productif. Le marché, avec la déréglementation, est l'instrument de cette transformation, et le village planétaire, la perspective pour tous. " 46( * )

Cet éclairage critique doit être pris en compte. Mais si un " technicisme " débridé, résurgence du scientisme du siècle dernier, peut apparaître comme une fuite en avant porteuse de déconvenues, la mobilisation lucide du potentiel de modernisation économique et sociale des nouvelles technologies n'en demeure pas moins un axe majeur de toute politique de la communication audiovisuelle. Et le passage du progrès au projet est tout l'art du politique.

Examinons maintenant certaines conséquences possibles de la conjugaison du dirigisme et de l'incertitude qui pèse sur l'utilisation des critères de la décision politique.

b) Conséquences possibles
(1) Dirigisme et aboulie

Une gestion dirigiste confrontée à trop d'exigences contradictoires, trop de repères théoriques, trop d'incertitudes technologiques ou économiques tend parfois à l'aboulie.

Celle-ci peut prendre plusieurs aspects.

Il y a d'abord l'absence pure et simple de décision, dont le dossier de la réglementation des services diffusés par satellite offre un exemple éloquent sur lequel on reviendra par la suite.

Il y a aussi l'absence de priorité, qui incline à poursuivre simultanément plusieurs objectifs difficilement compatibles. C'est ainsi que notre politique de l'audiovisuel a poursuivi le développement simultané de la diffusion hertzienne (avec la création de La Cinq et d'Arte), du câble et du satellite alors que les pays voisins concentraient leurs efforts sur tel ou tel support : le câble pour l'Allemagne, la télévision hertzienne terrestre pour l'Italie.

Il y a enfin la pratique des choix implicites non exclusifs de la poursuite affirmée d'objectifs peu compatibles. C'est de cette façon que l'on impose à la télévision publique des objectifs ambitieux de recettes publicitaires tout en critiquant une programmation axée sur la recherche de l'audience et non conforme, en conséquence, à la conception volontariste de l'enrichissement culturel par la télévision.

(2) Le droit et le fait

Le second aspect des conséquences de la difficulté de légiférer est le risque de décalage entre le fait et le droit qui le régit. Très évolutive, la communication audiovisuelle se prête particulièrement à ce type de problème. Voyons en quelques exemples.

- Quand le fait distance le droit

L'exemple type du retard du droit par rapport aux évolutions, généralement techniques ou économiques, qui affectent l'environnement de la communication audiovisuelle, est l'absence de réglementation de la diffusion de programmes de radio et de télévision par satellites de télécommunication. Citons aussi le processus de reconnaissance des radios privées de la bande FM entre 1981 et 1984.

- Quand le droit distance le fait

Moins fréquent que le précédent, ce risque n'est pas inexistant, il prend généralement corps sous l'influence de l'enthousiasme technologique ou d'un volontarisme économique détaché des réalités. On peut citer comme exemples de cette situation la création prévue par la loi du 29 juillet 1982 d'un réseau de télévisions publiques régionales, l'attribution de la vente à l'étranger des droits de diffusion des programmes à un organisme spécialisé, France Média international, ainsi que l'attribution, prévue par la loi de 1986, de la régulation des télécommunications à la CNCL.

- Quand le fait résiste au droit

L'exemple des quotas de diffusion d'oeuvres françaises et communautaires aux heures de grande écoute, institués en 1989 et que les petites chaînes n'étaient pas en mesure d'appliquer, peut être cité ici. La loi du 18 janvier 1992 a assoupli cette obligation.

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