B. LE CHIAPAS, ILLUSTRATION DES FOYERS DE TENSION DE LA SOCIÉTÉ MEXICAINE ?

1. Le conflit du Chiapas

Au premier rang des foyers de tension auxquels doivent faire face les autorités mexicaines figure l'insurrection armée déclenchée le ler janvier 1994 dans l'Etat du Chiapas par l'armée zapatiste de libération nationale (EZLN) dirigée par le médiatique " sous-commandant " Marcos, de son vrai nom Rafael Guillen.

a) Les faits : de l'insurrection armée à l'enlisement politique

C'est le jour même de l'entrée en vigueur de l'ALENA, décrié par les zapatistes, qu'a débuté le soulèvement mené par quelques centaines de guerilleros qui investissent notamment San Cristobal de Las Casas. La phase militaire du conflit a fait environ 200 victimes -dont 150 parmi les rebelles- mais, malgré un rapport de forces qui lui est favorable, le président Salinas décide d'ordonner un cessez-le-feu unilatéral. Ce cessez-le-feu est en place depuis le 12 janvier 1994 et il convient de souligner que l'Etat du Chiapas ne connaît depuis lors aucun véritable combat entre les forces armées mexicaines et la guerilla zapatiste.

Après un premier accord, signé le 11 septembre 1995, instituant des tables rondes chargées d'étudier les divers aspects du problème indigène, les négociations entreprises ont abouti le 17 février 1996 aux " accords de San Andres " portant sur la culture et les droits des indigènes , suivis en octobre 1996 par la tenue d'un Congrès national indigène.

Mais le dialogue politique avec les autorités fédérales s'est ensuite interrompu , en janvier 1997, après le rejet du projet de révision constitutionnelle visant à intégrer certaines dispositions des accords de San Andres. Pour sortir de cette impasse, le président Zedillo a ensuite proposé au Congrès un nouveau projet de modification constitutionnelle reprenant les objectifs d'autodétermination des municipalités, de reconnaissance du droit indigène, et d'apprentissage dans la langue locale ; mais, une fois encore, l'absence de consensus n'a pas permis de parvenir à son adoption.

Le 22 décembre 1997, le massacre à Acteal de 45 sympathisants de la guerilla zapatiste par des groupes paramilitaires a illustré l'exacerbation persistante des tensions résultant de l'absence de dialogue et de l'activité des groupes paramilitaires dans l'Etat du Chiapas. Les autorités mexicaines ont alors procédé à près de 200 arrestations (dont celle du maire d'Acteal) tandis que le ministre de l'intérieur et le gouverneur du Chiapas devaient quitter leurs fonctions.

L' impasse politique a ainsi été illustrée par la dissolution de la " commission nationale d'intermédiation " (CONAI) , en juin 1998, après le retrait de son président, Mgr Ruiz, évêque de San Cristobal (cf. encadré ci-dessous). Une reprise du dialogue ne pourrait plus dès lors être favorisée que par la " commission parlementaire de concorde et de pacification " , dite COCOPA . Mais une nouvelle réunion de la COCOPA, du 20 au 23 novembre 1998, n'a pas permis de véritable reprise du dialogue politique interrompu depuis deux ans, illustrant -semble-t-il- un manque de volonté politique de négocier et l'absence d'influence réelle de la COCOPA sur les rebelles zapatistes.

Alors que les élections locales d'octobre 1998 ont confirmé le poids traditionnel du PRI dans le Chiapas, et malgré la visite du pape en janvier 1999 incitant les autorités à trouver une solution pacifique, il semble aujourd'hui qu' aucune solution durable ne peut être attendue, à tout le moins avant les élections présidentielles de l'an 2000 : du côté zapatiste, en effet, on peut imaginer que le sous-commandant Marcos compte sur une défaite du PRI pour espérer obtenir d'une opposition victorieuse la satisfaction de certaines de ses revendications, à commencer par l'autonomie des populations indiennes du Chiapas ; du côté des autorités fédérales, d'autre part, le gouvernement mexicain mise à l'évidence, non sans succès, sur l'isolement et l'enlisement du mouvement zapatiste qui pourrait ainsi perdre progressivement l'appui de sa base.

Les entretiens de la délégation dans le Chiapas

Avec le souci de mieux comprendre une situation particulièrement complexe, la délégation sénatoriale a eu dans le Chiapas des entretiens multiples, tant avec les autorités fédérales et locales qu'avec les représentants de la société civile.

- Le gouverneur de l'Etat du Chiapas, M. Albores Guillen (PRI), a souligné que, malgré ses ressources naturelles, le Chiapas avait longtemps été délaissé par le gouvernement central, mais qu'il était désormais lancé sur la voie du développement. Les conditions de sous-développement dans lesquelles vivaient les communautés indigènes justifiaient un vaste programme de justice sociale qui favoriserait les changements structurels nécessaires.

- Les représentants des différents groupes parlementaires du Congrès de l'Etat du Chiapas , avec lesquels la délégation a eu une instructive réunion de travail, ont rappelé que les dernières élections locales -qui s'étaient déroulées en toute légalité, sans violences ni réclamations- avaient donné les résultats suivants : 48 % pour le PRI, 17 % pour le PRD, 12 % pour le PAN, 4 % pour le parti des travailleurs et 1,8 % pour le " front civique chiapanèque ".

Les membres du Congrès du Chiapas ont présenté deux projets de loi qui venaient d'être adoptés : le premier pour " la prévention, le combat et le contrôle des incendies au Chiapas " qui visait à lutter contre la culture du brulis ; et le second -qui doit être prochainement présenté au Congrès fédéral- portant " loi d'amnistie pour le désarmement des groupes civils au Chiapas " : ce texte, même s'il n'est pas applicable à l'EZLN pour lequel un autre cadre légal existe déjà, prévoit le versement d'aides en échange de la remise des armes et vise à permettre l'application de la loi sur le port des armes à feu.

Répondant aux questions des sénateurs sur les origines du conflit avec l'EZLN, le président du Congrès du Chiapas a particulièrement souligné : l'isolement géographique du Chiapas accentué par une forte tradition centralisatrice, source d'inégalités de développement ; la marginalisation des communautés indigènes, qui représentent 30 % de la population chiapanèque, entraînant un profond retard économique ; et les difficultés propres à l'Etat du Chiapas : une croissance démographique forte et non contrôlée, et la difficulté d'assurer des débouchés à ses productions tropicales.

- Au cours d'une réunion de travail avec des représentants des administrations fédérales et locales , ont été soulignées les possibilités de développement et d'investissements dans un Etat qui dispose de richesses incontestables : premier producteur national de café, de mangue et de banane, fournisseur de 52,5 % de l'énergie hydroélectrique du Mexique, importance de l'élevage, très fortes possibilités dans le domaine du tourisme ; le Chiapas bénéficie en outre d'une aide fiscale substantielle au développement industriel. Les interlocuteurs de la délégation ont enfin souhaité que la France développe sa coopération avec le Chiapas et oeuvre auprès de ses partenaires européens pour l'ouverture des frontières agricoles de l'Europe.

- A l'occasion d'une rencontre avec le commandement de la 7 e région militaire mexicaine , dont la compétence géographique englobe le Chiapas et le Tabasco, l'ensemble des missions dévolues aux forces armées ont été présentées, y compris : la lutte contre le narcotrafic, la lutte contre les catastrophes naturelles, la sécurité des installations sensibles, la construction de routes ou les travaux de reforestation ; l'accent a été particulièrement mis sur la politique sociale conduite par les forces armées auprès des communautés chiapanèques les plus pauvres (aide médicale, alimentation, aide aux personnes déplacées...).

Selon les informations communiquées à votre délégation, les forces armées mexicaines comptent 12 500 hommes dans la 7 e région militaire -auxquels peuvent s'ajouter 7 000 hommes en renfort- ; elles évaluent par ailleurs les combattants armés de l'EZLN à environ 500 hommes, ses " miliciens " à 2 500 hommes et ses sympathisants entre 20 et 25 000 personnes.

- Un entretien avec des représentants des organisations civiles a permis d'aborder la question sensible des droits de l'homme au Chiapas. Face aux critiques dénonçant une augmentation des cas de violations de ces droits, le représentant de la commission nationale des droits de l'homme a estimé que, si les dénonciations d'atteinte aux droits de l'homme " de première génération " (liberté, sécurité juridique, égalité) étaient plus fréquentes, tous les cas étaient traités par les autorités ; et si celles-ci souffraient d'un manque de moyens, les avancées étaient néanmoins incontestables et devaient permettre de corriger une image qui avait été très préjudiciable au Chiapas.

- La délégation s'est rendue dans des communautés indigènes où elle a été chaleureusement accueillie. Ces visites lui ont donné l'impression que, si le développement du Chiapas avait pris beaucoup de retard et souffrait de lourdes contraintes (notamment la très grande dispersion des populations dans de petites communautés et un grave niveau de déforestation), un afflux massif de fonds publics visait à rattraper le retard pris en termes d'infrastructures. Cet effort incontestable soulignait l'engagement du gouvernement dans la région, même si certaines communautés en bénéficiaient nécessairement plus que d'autres.

- La rencontre de la délégation avec les " églises évangéliques " lui a permis de mesurer le rôle joué par les églises protestantes -qui exercent une influence antizapatiste et adoptent souvent des positions différentes de celles de l'Eglise catholique. Ce travail social important les conduit à tenter de répondre aux besoins matériels des communautés indigènes, auprès desquelles elles remplissent un rôle croissant d'assistance sociale. Les églises évangéliques revendiquent aujourd'hui environ 40 % de croyants -même si ce chiffre est contesté par l'Eglise catholique compte tenu en particulier de la difficulté d'atteindre les communautés les plus reculées.

- La réunion de travail de la délégation au diocèse de San Cristobal de las Casas a naturellement constitué l'un des temps forts de la visite sénatoriale dans le Chiapas. Elle y a été reçue notamment par Monseigneur Samuel Ruiz, évêque du Chiapas depuis 38 ans, par le prêtre dominicain Raul Vera , par le vicaire général du diocèse et par le représentant du Centre " Fray Bartolome de las Casas ", organisation pour les droits de l'homme proche de l'Eglise catholique.

Au cours de cette rencontre, Mgr Ruiz -sous l'égide duquel le diocèse de San Cristobal concentre son action pastorale sur les communautés indigènes en difficulté- a réaffirmé combien les aspirations des Indiens à plus d'autonomie étaient légitimes : ils revendiquaient leur dignité et leur place dans la société mexicaine. Malgré l'incompréhension des gouvernements mexicains et les mauvaises interprétations qui étaient données de l'action du diocèse de San Cristobal, une solution au problème du Chiapas supposait, à ses yeux, la reconnaissance de l'autonomie des peuples indigènes et le dialogue interculturel et interreligieux.

Mgr Ruiz a également estimé que la question posée était étroitement liée à la structure économique internationale et à ses répercussions en termes d'identité culturelle. Il a ainsi relevé que les municipalités en armes avaient été les plus touchées par la chute des cours du café.

Le père Raul Vera a, de son côté, opposé la pauvreté de l'Etat de Guerrero -dont il venait-, pauvreté qui pouvait expliquer les difficultés qu'il rencontrait, et la richesse du Chiapas en ressources naturelles qui rendait inacceptable la pauvreté des communautés indigènes. C'est pourquoi le diocèse de San Cristobal cherchait à aider les communautés à gérer et à exploiter ces richesses. Il déplorait enfin l'enlisement du dialogue politique, les droits reconnus dans les accords de San Andres n'ayant pas été traduits dans une révision constitutionnelle.

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