B. LA PLACE DE LA POSTE AU SEIN D'UN SERVICE UNIVERSEL BANCAIRE DESTINÉ AUX PLUS MODESTES

1. L'importance de l'enjeu

Le lien financier occupe une place déterminante dans le processus d'intégration sociale. Nul ne saurait le nier.

Or, dans le rapport « Exclusions et liens financiers » qu'il vient de publier 83 ( * ) , le Directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations, M. Daniel Lebègue estime que 5 millions de personnes sont exclues de fait du système bancaire . Il précise d'ailleurs, dans un entretien accordé à la revue « Actualité bancaire » 84 ( * ) , que dans le cadre de la loi bancaire de 1984, « au cours des dernières années, certains réseaux ont mis en place des politiques de sélection de leur clientèle qui ont parfois abouti à écarter les personnes privées d'emploi ainsi que les associations et entreprises très récentes » 85 ( * ) .

Dans le même entretien, il déclare également que, dans les quartiers urbains réputés difficiles et dans les territoires ruraux, « le seul acteur financier qui opère encore est le service public de La Poste qui ne peut offrir toute la gamme des produits bancaires ».

Quelques-uns des chiffres avancés peuvent sans doute apparaître excessifs à certains 86 ( * ) . Ils mériteraient vraisemblablement d'être étayés par des études complémentaires.

Il n'en demeure pas moins que les éléments ainsi apportés confortent les analyses dressées, en 1997, par votre groupe d'études et votre commission sur le rôle social crucial des services financiers de La Poste. Ils recoupent, sur bien des points, des informations alors recueillies auprès des postiers de terrain.

Ces éléments soulignent la nécessité, déjà exprimée il y a vingt mois, de mener une véritable réflexion sur la situation et les moyens financiers de La Poste.

2. Faut-il appliquer le principe « pay or play » ?

a) Les limites opérationnelles des nouvelles règles applicables

En droit, la loi sur l'exclusion refuse de spécialiser La Poste dans le rôle d'une « banque des pauvres » , telle qu'il en existe en Europe 87 ( * ) ou au ... Bangladesh. L'obligation d'assurer l'intégration financière des ménages les plus modestes est juridiquement imposée à tous les acteurs du secteur : banques, Trésor, Poste.

Mais, dans les faits, la situation actuelle va-t-elle s'en trouver changée ? La charge assumée -sans aucun état d'âme- par La Poste va-t-elle en être allégée ? Les efforts vont-ils être plus équitablement partagés ?

Il est permis d'en douter pour deux raisons. La première est que -cela a déjà été signalé 88 ( * ) -  l'article 137 de la loi relative à l'exclusion ne prévoit aucune obligation d'information sur leurs droits des personnes auxquelles l'ouverture d'un compte de dépôt est refusée. La seconde raison est d'ordre pratique : ceux accueillis à La Poste alors qu'ils étaient rejetés ailleurs et qui, en grand nombre, utilisent leur maigre Livret A comme un compte courant n'ont, pas plus qu'hier, de motif sérieux de quitter un établissement qui répond à leur attente. D'autant plus qu'il est souvent l'un des seuls à leur proposer un guichet proche de leur domicile.

En bref, dans l'immédiat, il est fort probable que la loi ne change rien à la situation de La Poste. Et il n'est pas du tout sûr qu'elle l'infléchisse à l'avenir.

Peut-on raisonnablement penser que les personnes qui se seront vues fermer la porte d'une banque se tourneront en grand nombre vers la Banque de France pour voir désigner un établissement financier ? Il leur sera tellement plus simple, tout comme aujourd'hui, de frapper à l'huis jaune du service public toujours ouvert aux faibles ! La loi risque donc d'être relativement inopérante.

Cependant, dès lors qu'elle s'inscrirait dans le cadre des propositions déjà esquissées par la mission « Jolivet », elle pourrait ouvrir des perspectives plus porteuses.

b) La proposition faite : dépasser les contradictions en ouvrant une alternative

Le dispositif préconisé

Dans l'hypothèse de l'instauration d'un service universel bancaire pour les ménages les plus modestes, déjà suggérée par le rapport d'étape de la mission présidée par M. Jolivet, la solution assurant la répartition équitable de la bancarisation des populations défavorisées pourrait reposer sur le principe « pay or play » .

Ce principe est déjà institué au niveau européen pour la gestion d'autres services universels, celui des télécommunications notamment. Il signifie que les acteurs d'un secteur économique où est institué un service universel ont le choix soit d'assurer ce type de service, soit de financer le coût de son exécution par d'autres, à due proportion de la part de leur activité dans le secteur considéré.

Pour le service universel bancaire minimum réservé aux ménages les plus modestes, la règle à appliquer pourrait prendre la forme suivante :

les opérateurs financiers chargés de mission d'intérêt général (La Poste, le Trésor, les Caisses d'épargne...) auraient l'obligation de l'assurer ;

les autres opérateurs pourraient ou y participer ou s'en exonérer, restant alors libres de mener la politique commerciale de leur choix ;

comme prévu par l'article 137 de la loi relative à l'exclusion, la Banque de France répartirait les usagers entre les opérateurs participant au service ;

les coûts imputables aux obligations de ce service universel minimum seraient évalués sur la base d'une comptabilité appropriée tenue par les opérateurs et auditée par un organisme indépendant désigné par la Banque de France ;

le financement des coûts nets de ce service serait assuré par un fonds géré par la Banque de France ;

la part des coûts nets supportée par chaque opérateur serait calculée au prorata de son activité 89 ( * ) ;

pour les opérateurs participant au service, le coût net de cette participation serait déduit de leur contribution au fonds ;

ceux de ces opérateurs participant au service au-delà de ce que représente leur part des coûts nets recevraient une compensation proportionnelle du fonds ;

le montant des contributions versées ou des compensations perçues serait arrêté, sur proposition de la Banque de France, par le ministre de l'Economie et des Finances.

Deux objections devant être écartées

Bien entendu, deux objections risquent fort d'être opposées à cette proposition :

- la difficulté de recenser dans chaque réseau les populations relevant du service universel minimum ;

- la disparité juridique des différents acteurs de notre système financier.

Aucune des deux n'apparaît dirimante.

Dans le premier cas, il suffit de fixer -éventuellement sous l'autorité de la Banque de France- des critères simples permettant une sélection informatique par chaque réseau des personnes concernées ; ceux appliqués par certains établissements commerciaux pour écarter ces personnes pourraient constituer une bonne base de travail. On pourrait aussi convenir, sous réserve d'un examen approfondi, que tous les adultes titulaires d'un compte de dépôt ou d'épargne sans chéquiers entreraient de plein droit dans la catégorie.

En revanche, la seconde objection n'est pas sans soulever une véritable interrogation. Les opérateurs chargés de mission d'intérêt général disposent le plus souvent de régimes et de droits spécifiques qui ne facilitent pas la comparaison avec les banques.

Celles-ci reprochent en particulier aux services financiers de La Poste de bénéficier d'avantages concurrentiels (partage du réseau avec le service du courrier, moindres contraintes d'ouverture des guichets et de rentabilité des fonds propres, duopole du Livret A partagé avec les Caisses d'épargne).

D'aucuns pourraient donc plaider que les coûts nets réels supportés par chaque type de réseau pour assurer le service universel bancaire minimum ne sont pas identiques et que, dans ces conditions, un système de péréquation généralisée n'est pas viable 90 ( * ) .

Cependant, il convient de se rappeler aussi que les banques disposent en matière de crédit de droits qui sont refusés à La Poste. Ainsi, celle-ci ne peut consentir de prêts à la consommation, ni de prêts immobiliers sans épargne préalable.

Aussi, sur la base du système comptable souhaité précédemment pour La Poste, apparaît-il raisonnable de supposer que le Conseil de la Concurrence serait à même de rendre un arbitrage garantissant un traitement équitable de tous, évitant toute distorsion de concurrence et levant donc définitivement la difficulté évoquée.

Un avantage pour tous

Reste que la relative fragilité du secteur bancaire français peut amener à considérer que sa contribution, réelle et non plus formelle, à un service universel bancaire pourrait être source de déstabilisation dangereuse pour notre économie.

Si cet argument était fondé, il serait de nature à instiller le doute, tant la vigueur de son secteur bancaire est indispensable à la réussite d'un pays.

Pourtant, là encore, il n'emporte pas la conviction. Tout d'abord, l'innovation proposée est de nature à gager l'acceptation par les consommateurs et l'opinion publique des réformes concernant la rémunération des dépôts et de la facturation des services bancaires, notamment des chèques, qui forment l'objet premier des réflexions conduites de M. Jolivet.

Ensuite, son coût pour les établissements de crédit n'apparaît pas disproportionné au regard de celui assumé actuellement par La Poste (1,3 milliard de francs) pour assurer une très large part de ce qui pourrait être demain le service universel bancaire minimum.

Enfin, est-il certain que les réseaux commerciaux les plus sélectifs aient objectivement intérêt à favoriser le développement d'un système financier à deux vitesses dont une branche serait réservée aux profits et l'autre à l'aide sociale, sans réelle solidarité entre les deux ?

Rien n'est moins sûr ! Les informations recueillies par votre rapporteur laissent même supposer qu'aux Etats-Unis, l'implication sociale est un facteur de succès commercial pour les banques.

C'est pourquoi, sur la proposition de votre rapporteur et après en avoir largement débattu, votre commission et votre groupe d'études demandent que soit examinée la création d'un service universel bancaire minimum assis sur le principe « pay or play » et financé par tous les acteurs du secteur.

* 83 Rapport du Centre Walras 1999-2000.

* 84 N° 415 en date du 9 juin 1999.

* 85 Il fait d'ailleurs remarquer que « dès lors qu'une partie significative de la population et des très petites entreprises ne trouve pas d'appui financier, c'est un potentiel de production et de consommation qui se trouve stérilisé ».

* 86 Selon une étude du Credoc effectuée à partir du fichier central des chèques, 2,4 millions de personnes étaient frappées d'interdiction bancaire à la fin de 1997.

* 87 En Italie : la banca etica universale

* 88 Supra IV A.2.b.

* 89 Un tel dispositif apparaît plus incitatif à une action collective de la profession que l'approvisionnement d'un fonds de ce type par une taxe d'un centime sur chaque transaction par carte bancaire, telle qu'elle est suggérée par M. Daniel Lebègue (Le Monde, 1 er juin 1999, « Pour en finir avec l'exclusion bancaire »). Néanmoins, cette proposition mériterait d'être débattue lors de l'établissement d'un service universel bancaire si elle se révélait administrativement plus aisée à mettre en oeuvre sans pour autant introduire ou conforter une spécialisation de certains établissements.

* 90 Car si la compensation était supérieure au coût réel du service, elle entraînerait une distorsion de concurrence

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