CHAPITRE III

LE CADRE DE L'EXERCICE DES COMPÉTENCES LOCALES :
DES BLOCS DE COMPÉTENCES À LA COGESTION

La clarification des compétences apparaît depuis plusieurs années comme l'une des priorités pour conférer à la décentralisation sa pleine efficacité.

La mission sénatoriale sur l'aménagement du territoire en avait fait l'un des grands axes de ses propositions 155( * ) . Plus récemment, le groupe de travail de votre commission des Lois avait souligné que la confusion actuelle des compétences constituait l'un des obstacles à l'approfondissement de la décentralisation 156( * ) .

L'article 65 de la loi n° 95-115 du 4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire avait expressément prévu une telle clarification dans le cadre d'une loi portant révision des lois des 7 janvier et 22 juillet 1983. Cette loi devait répartir " les compétences de manière à ce que chaque catégorie de collectivités territoriales dispose de compétences homogènes " et prévoir que " tout transfert de compétence est accompagné d'un transfert des personnels et des ressources correspondant ". La même loi devait également définir " les conditions dans lesquelles une collectivité pourra assumer le rôle de chef de file pour l'exercice d'une compétence ou d'un groupe de compétences relevant de plusieurs collectivités territoriales ". Elle devait, enfin, déterminer les conditions dans lesquelles une " collectivité territoriale pourra, à sa demande, se voir confier une compétence susceptible d'être exercée pour le compte d'une autre collectivité territoriale. "

Ces orientations n'ont à ce jour pas eu de traduction législative. Pourtant la situation actuelle contribue à l'image brouillée de la décentralisation. Dans un contexte national où le poids excessif des prélèvements obligatoires pèse sur les contribuables, ces derniers sont en droit d'être de plus en plus exigeants sur l'utilisation des deniers publics. Ils sont également en droit d'identifier clairement " qui fait quoi " dans le paysage institutionnel local.

En transférant des blocs de compétences aux collectivités locales, les lois des 7 janvier et 22 juillet 1983 avaient poursuivi un double objectif d'efficacité et de simplification. Or, cette logique initiale a été progressivement dévoyée , très largement du fait de l'Etat qui a utilisé des politiques partenariales pour faire financer ses propres compétences par les collectivités locales.

Le contrat a constitué un instrument privilégié pour développer des actions communes entre l'Etat et les collectivités locales. La technique contractuelle est loin d'être inconciliable avec les principes de la décentralisation. Elle peut même être très efficace pour favoriser les synergies entre les actions menées dans un même domaine par des collectivités libres et responsables. Malheureusement, c'est une logique contractuelle inégalitaire qui a prévalu, l'Etat utilisant le contrat pour associer les collectivités locales à des politiques relevant de sa propre responsabilité sans pour autant partager la compétence.

I. UNE LOGIQUE INITIALE DÉVOYÉE

A. LA LOGIQUE INITIALE

1. Une nouvelle conception du rôle de l'Etat dans un cadre défini par la loi

a) Une nouvelle conception du rôle de l'Etat

La décentralisation est d'abord une réflexion sur l'Etat lui-même. La question du transfert des compétences en est une illustration particulièrement frappante.

Cette question soulève, en effet, d'abord le problème de la place des collectivités locales dans l'Etat.

Votre rapporteur a déjà eu l'occasion d'observer que l'idée même de décentralisation n'a émergé que difficilement dans notre pays. L'existence des collectivités territoriales n'a été consacré que tardivement par les textes constitutionnels, puisque la notion de " collectivités territoriales " n'apparaît pour la première fois que dans le titre VIII du projet de Constitution du 19 avril 1946. Si elle consacre elle aussi l'existence des collectivités territoriales, la Constitution du 4 octobre 1958 le fait de manière assez elliptique, ce qui peut expliquer que la portée exacte des dispositions du titre XII, relatif aux collectivités territoriales, et plus particulièrement l'article 72 qui affirme le principe de libre administration par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi, fassent l'objet d'interprétations divergentes .

Ce contexte constitutionnel peut expliquer que la place des collectivités territoriales par rapport à l'Etat n'ait pas reçu de réponses claires avant les lois de décentralisation et qu'elle demeure, depuis cette date, insuffisamment précisée.

Or l'idée même d'une répartition des compétences suppose, non pas une opposition, mais un partage ou plus précisément une division des rôles entre l'Etat et les collectivités locales.

Dans cette répartition des rôles, l'Etat a une position privilégié puisqu'il dispose de la " compétence de la compétence ". A travers le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, il exerce à titre exclusif la responsabilité de répartir les compétences. Il définit également les moyens d'exercice de ces compétences.

Certes, les collectivités locales ne sont pas totalement exclues de l'élaboration des principales règles qui les concernent mais leur participation n'est que partielle . Constitutionnellement, elles y participent à travers le Sénat qui les représente . Cependant le Gouvernement peut passer outre à l'opposition du Sénat en demandant à l'Assemblée nationale de se prononcer en lecture définitive, quand bien même les matières concernées intéressent directement les compétences et les moyens de fonctionnement des collectivités locales. Les prérogatives importantes reconnues au pouvoir exécutif dans la procédure législative lui permet en outre de faire prévaloir la position de l'Etat sur les demandes des collectivités locales. Il peut enfin imposer à ces dernières de nouvelles contraintes en usant de son pouvoir réglementaire autonome.

Cette situation met en évidence la position ambiguë de l'Etat , tout à la fois chargé de définir les règles de la répartition des compétences et acteur public directement intéressé à cette répartition.

Comme l'avait parfaitement souligné notre collègue Paul Girod dans le rapport qu'il établit au nom de votre commission des Lois sur la loi du 7 janvier 1983, le mot Etat peut en effet recevoir deux acceptions différentes, qu'il importe de distinguer au regard de la répartition des compétences.

Dans une première acception, l'Etat est synonyme des pouvoirs publics donc de l'ensemble des organes par lesquels s'exprime constitutionnellement la volonté nationale . A ce titre, il est fondé à définir les règles qui régissent les collectivités territoriales. Cette première acception est exprimée dans le deuxième alinéa de l'article 72 de la Constitution qui dispose que les collectivités territoriales " s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi ".

Mais dans une seconde acception qui paraît prévaloir - même si elle n'est pas exclusive de la première - dans l'idée d'une répartition des compétences entre l'Etat et les collectivités locales , le mot Etat désigne l'ensemble des administrations qui dépendent de l'autorité centrale, à quelque niveau que s'exerce la compétence qui leur a été consentie. Il vise donc un ensemble d'administrations qui le cas échéant peuvent se trouver en concurrence avec les administrations locales pour l'attribution d'une compétence. Notre collègue Paul Girod avait résumé cette double acception, en distinguant l'Etat-République et l'Etat-collectivité.

Tout l'enjeu est de veiller à ce que le partage des compétences selon les règles de l'Etat, producteur de normes, ne soit pas faussé par l'Etat acteur public local.

Or la période antérieure à la décentralisation avait précisément été marquée par une forme de concurrence entre l'Etat et les collectivités locales. Reconnues comme personnes morales de droit public, ces dernières ont participé, comme partenaires à part entière, à l'administration du territoire. Elles ont fait face de manière efficace aux besoins exprimés par la population, jouant un rôle d'innovation que l'Etat ne pouvait plus assumer. Elles ont à cette fin pleinement utilisé la " clause générale " de compétences qui leur avait été reconnue.

L'Etat parvint néanmoins pendant toute cette période à avoir une emprise croissante sur l'action publique locale. Concurrencé dans son rôle d'acteur public local par les collectivités locales qui, à travers la " clause générale " de compétences, pouvaient agir dans la plupart de ses domaines d'intervention, il eut recours à son pouvoir de tutelle qui lui permit d'" ajuster ", selon ses propres vues , les compétences des collectivités locales. Il s'appuya, pour ce faire, sur le caractère assez imprécis des textes " fondateurs " de 1871 et 1884, qui autorisaient toutes les adaptations sans conférer aux collectivités de moyens de défense.

L'esprit de la décentralisation est précisément de rompre avec ces pratiques, à partir d'une nouvelle vision du rôle de l'Etat et de la place des collectivités locales.

Le rapport " Vivre ensemble " avait parfaitement résumé cette nouvelle vision, en soulignant que " la décentralisation est un parti pris sur l'Etat " et qu'" une démocratie locale authentique a besoin d'un Etat qui en soit un, c'est à dire qui ne soit pas tout ". 157( * )

Cherchant à déterminer une liste des fonctions de l'Etat, le même rapport soulignait que " vouloir limiter le champ d'action directe de l'Etat, c'est opter pour une conception qui met l'accent sur l'adaptation des décisions aux cas particuliers , sur la vigilance des citoyens et la responsabilité politique des élus ; c'est accepter une certaine marge d'erreur, d'irrationalité et laisser aux citoyens le soin de redresser par le jeu de la responsabilité des élus ; c'est opter en faveur du contrôle politique des citoyens contre le contrôle technique tutélaire des fonctionnaires. "

Pour définir les fonctions de l'Etat, le rapport proposait plusieurs critères. En premier lieu, un principe de subsidiarité devait conduire à rechercher toujours le niveau adéquat d'exercice des compétences. Le niveau supérieur ne devrait être appelé à intervenir que dans les cas où les niveaux inférieurs ne pourraient pas exercer eux-mêmes les compétences correspondantes. En vertu de ce principe, l'Etat devrait donc déléguer aux collectivités locales tous les pouvoirs qu'elles sont en mesure d'exercer.

En deuxième lieu, un critère de simplicité devait, selon le rapport, conduire à confier à l'Etat ou aux collectivités des fonctions complètes . Si un partage des rôles était maintenu à l'intérieur d'une même fonction, l'attribution de compétence devrait porter sur des chaînes de décision cohérentes.

A compter de ce rapport, la question de la répartition des compétences est devenu un thème prioritaire des débats intéressant les collectivités locales. Il fit l'objet de plusieurs débats au Sénat, notamment dans le cadre du projet de loi relatif au développement des responsabilités locales qui faisait une priorité de la recherche de plus de simplicité et de clarté.

La nouvelle répartition des compétences
initiées par les lois de 1983 a par la suite poursuivi trois objectifs principaux, qui recoupent très largement les axes retenus par les réflexions et travaux antérieurs :


• une simplification, afin que la décision soit rapprochée du citoyen et que sa mise en oeuvre soit opérée au moindre coût ;


une meilleure organisation des services publics , par une suppression de l'imbrication des réglementations, des autorités et des financements croisés considérés, à l'époque, comme générateurs d'irresponsabilité ;


• une plus grande liberté , la dévolution de compétence devant permettre une définition du service mieux adaptée aux réalités locales, la suppression de nombreux contrôles et avis préalables devant autoriser une économie de temps et donc une plus grande disponibilité des élus pour l'action.

Le soubassement philosophique de cette démarche est bien l'idée de subsidiarité qui tend à laisser le maximum de responsabilité aux communautés les plus proches de l'homme et à ne transférer au niveau supérieur que les tâches qui ne peuvent être utilement accomplies aux niveaux inférieurs.

b) Un cadre fixé par la loi

La décentralisation ne peut avoir de portée véritable que si les collectivités locales bénéficient de garanties suffisantes sur la procédure selon laquelle le contenu de leur " libre administration " sera défini.

Les règles relatives à la libre administration doivent être fixées à un niveau suffisant pour qu'il ne puisse y être porté atteinte par quiconque, en particulier par l'Etat acteur public local.

Cette définition des règles applicables s'opère dans un cadre constitutionnel qui doit lui-même concilier deux principes. D'un côté, la Constitution affirme que la souveraineté appartient au peuple dans son ensemble. L'Etat en est l'expression et le garant. Il dispose, en conséquence, d'un droit d'évocation illimité qui pourrait s'opposer à toute limitation de ses pouvoirs.

La France demeure un Etat unitaire. L'indivisibilité de la République est consacrée par l'article 1er de la Constitution. Nos institutions restent, en outre, fondées sur l'article 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui dispose que " le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer l'autorité qui n'en émane expressément. " Le Conseil constitutionnel a tiré toutes les conséquences de ce principe, également affirmé à l'article 3 de la Constitution, en déclarant non conforme la notion de " peuple corse " ( décision n° 91-290 DC du 9 mai 1991 ).

Mais d'un autre côté, la Constitution reconnaît l' existence des collectivités territoriales qui - à l'instar des personnes et des associations qui existent indépendamment de l'Etat - doivent pouvoir s'administrer librement.

La Constitution concilie ces deux principes, non sans une certaine ambiguïté. Son article 72 dispose, en effet, que " les collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi. "

Ces conditions sont précisées à l'article 34 qui disposent que " la loi détermine les principes fondamentaux des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources. "

Or, jusqu'aux lois de 1983, très peu de compétences avaient été à proprement parler définies par la loi. La répartition des compétences reposait sur la combinaison de la " clause générale " de compétences, reconnue aux communes et aux départements, et de la pratique de la tutelle qui permettait à l'Etat d'ajuster au coup par coup les compétences locales.

La notion d'affaires locales auxquelles renvoyaient en fait les lois " fondatrices " de 1871 pour le département et 1884 pour la commune n'avait en pratique pas prémuni les collectivités locales contre les transferts de charges .

Clarifier les ressources et les charges entre les collectivités locales et l'Etat avait donc constitué une demande pressante et légitime des élus locaux. Le rapport " Vivre ensemble " avait ainsi clairement affirmé que " seule la loi peut intervenir pour déplacer entre l'Etat et les collectivités locales les responsabilités et les moyens de les exercer. "

Cette orientation était conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, lequel avait progressivement renforcé la compétence du législateur. Il avait ainsi affirmé cette compétence pour créer ou supprimer des ressources locales ( décision n° 68-35 DC du 30 janvier 1968 ) ou encore pour transférer à l'Etat des compétences jusque là exercées par une collectivité locale ( décisions n° 70-63 L du 9 juillet 1970 et n° 71-70 L du 23 avril 1971 ).

Après avoir consacré la valeur constitutionnelle du principe de libre administration, sans se référer d'ailleurs à une disposition constitutionnelle précise ( décision n° 79-104 DC du 23 mai 1979 ), le Conseil constitutionnel a par la suite veillé au respect de ce principe par le législateur au cas par cas. Il a en particulier précisé qu'il impliquait que chaque collectivité territoriale " dispose d'un conseil élu doté d'attributions effectives . " ( décisions n° 85-196 DC du 8 août 1985 et n° 87-241 du 19 janvier 1988 ).

Le Conseil constitutionnel a également considéré que le législateur ne peut " méconnaître la compétence propre des collectivités territoriales " en mettant à leur charge des obligations financières qui ne seraient pas " définies avec précision quant à leur objet et à leur portée " ( décision n° 90-274 DC du 29 mai 1990 ). Il ne peut imposer aux collectivités territoriales des contraintes excessives ( décisions n° 83-168 DC du 20 janvier 1984 et n° 98-407 DC du 15 janvier 1998 ). Il ne peut rester en-deçà de sa compétence en renvoyant à une convention conclue entre collectivités territoriales le soin de fixer les conditions d'exercice des compétences ( décision n° 95-358 DC du 26 janvier 1995 ).

En outre, les règles posées par la loi ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources fiscales des collectivités territoriales au point d'entraver la libre administration ( décisions n° 90-277 DC du 25 juillet 1990 et n° 98-405 DC du 29 décembre 1998 ). Dans le même esprit, si une péréquation peut être mise en oeuvre par prélèvement sur les ressources des collectivités, ce prélèvement ne saurait avoir pour conséquence " d'entraver la libre administration des collectivités territoriales concernées et doit être défini avec précision quant à son objet et à sa portée " ( décision n° 91-291 DC du 6 mai 1991 ).

Les lois de compétence de 1983 ont donc logiquement tiré les conséquences du principe constitutionnel de libre administration.

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