Mercredi 12 novembre 2008

- Présidence de M. Claude Belot, président -

Audition de M. Jean-Robert Pitte, professeur à l'université Paris IV-Sorbonne

La commission a procédé à l'audition de M. Jean-Robert Pitte, professeur à l'université Paris IV-Sorbonne, membre de l'Institut.

M. Claude Belot, président, a donné la parole à M. Jean-Robert Pitte en soulignant la volonté de la mission temporaire de rendre plus lisibles les institutions françaises.

M. Jean-Robert Pitte, professeur à l'université Paris IV-Sorbonne, membre de l'Institut, a commencé son exposé en rappelant qu'il était géographe et qu'il avait participé à la fondation dans les années 1980 de l'Institut d'urbanisme et d'aménagement de l'université de Paris IV, dont il a également assuré la direction. Il a souligné la nécessité renouvelée d'une culture géographique, qui permet de mieux adapter l'action publique à la diversité du monde physique et des implantations humaines.

Il a considéré que l'opinion pouvait se mobiliser, au-delà des clivages politiques traditionnels, sur la réforme des collectivités territoriales. Il a réfuté l'idée selon laquelle la structure des collectivités françaises serait archaïque au seul motif qu'elle est différente de celle des pays voisins et n'a pas fait l'objet des mêmes réformes. La situation n'est en effet pas la même en France, pays qui compte seulement cent habitants par kilomètre carré, que dans les pays voisins où les densités de population sont deux à quatre fois supérieures. Dans ces pays, un tissu presque continu de banlieues relie les villes le long des grands axes de communication, tandis qu'en France des campagnes vastes et presque vides coexistent avec de fortes densités urbaines. Il convient dès lors de trouver des structures adaptées aux besoins des populations dans les territoires, sans opposer à la situation existante un discours a priori de réforme.

M. Jean-Robert Pitte a poursuivi son exposé en évoquant les différents niveaux de collectivités. Il a rappelé que les communes procèdent historiquement de châtellenies et, avant celles-ci, de paroisses dont la mise en place remonte pour beaucoup d'entre elles à un millier d'années, voire davantage. Ces structures, sources d'un attachement identitaire des Français, ne peuvent être supprimées d'un trait de plume. Il a souligné le rôle irremplaçable des 550 000 conseillers municipaux de France, qui par leur présence permanente apportent des solutions à des problèmes concrets d'une manière peu coûteuse pour les finances publiques. Donnant en exemple le rôle d'intermédiaire joué par les élus municipaux dans le cadre des remembrements, il a craint qu'une réduction importante du nombre des communes ne fasse disparaître ce dévouement à la chose publique qui constitue un rouage essentiel de l'art de vivre en société. Il a reconnu le succès du développement de l'intercommunalité, estimant qu'une évolution du système d'élection serait peut-être souhaitable.

S'agissant des cantons, M. Jean-Robert Pitte a considéré que leur vertu résidait dans leur proximité. Les conseillers généraux sont ainsi à l'écoute des populations, reçoivent leurs doléances et transmettent les informations alors que les conseillers régionaux, du fait de leur mode d'élection, ne bénéficient pas du même ancrage dans les territoires.

Rappelant que les départements ont été conçus sous la Révolution de manière à ce qu'on puisse se rendre au chef-lieu en une journée de cheval, M. Jean-Robert Pitte a ajouté que leurs frontières avaient des origines plus anciennes, puisqu'elles correspondent souvent à celles des cités gallo-romaines. Notant que les Français indiquent spontanément leur appartenance à un département plutôt qu'à une région, il a estimé qu'on ne pouvait, sans des arguments très forts, démolir de tels « lieux de mémoire », selon l'expression de l'historien Pierre Nora.

En ce qui concerne les régions, M. Jean-Robert Pitte a considéré d'une part qu'il n'était pas indispensable de les regrouper en entités plus vastes, d'autre part que le renforcement de leurs pouvoirs ne pourrait se faire que progressivement et en prenant en compte la question de la fiscalité, car l'État a parfois tendance à se décharger de ses responsabilités sans toujours transférer les moyens correspondants.

M. Jean-Robert Pitte a conclu son exposé en notant l'échec des tentatives de fusion des collectivités, notamment lorsqu'elles ont été imposées, ce qui tendrait à démontrer que la structure actuelle des collectivités a fait ses preuves. Il a toutefois approuvé une fusion éventuelle des conseils généraux et des conseils régionaux, à condition que le nouveau système préserve l'élection d'un élu identifié dans un cadre territorial proche des électeurs.

M. Yves Krattinger, rapporteur, a demandé à M. Jean-Robert Pitte quelles seraient, selon lui, les conséquences d'une élection des conseils intercommunaux au suffrage universel, dans la mesure où les structures intercommunales n'exercent aujourd'hui leurs fonctions que par délégation des communes. Il a également souhaité avoir son opinion, dans l'hypothèse où les conseillers généraux seraient également conseillers régionaux, sur les risques de conflits d'intérêt qui pourraient survenir. Il l'a également interrogé sur les risques de complexité causés par le maintien en l'état de nombreux syndicats intercommunaux, ainsi que sur les économies qui pourraient être réalisées dans le fonctionnement des collectivités territoriales.

M. Jean-Robert Pitte s'est déclaré réservé sur une élection au suffrage universel direct des conseillers des assemblées intercommunales, qui pourrait affecter la lisibilité des institutions. Il a également répondu, s'agissant d'une fusion éventuelle des conseils généraux et des conseils régionaux, que la difficulté principale venait du caractère souvent flou du partage des compétences entre les différentes collectivités. La fusion des conseils offrirait l'avantage de permettre au même conseiller de s'occuper à la fois, en tant que conseiller général, des questions relatives au ramassage scolaire et, dans le cadre du conseil régional, de la politique universitaire. En ce qui concerne les économies, il a évoqué une réduction possible des frais de fonctionnement, soulignant toutefois que c'est au niveau de l'État plutôt que dans les structures décentralisées qu'on peut trouver des marges importantes de diminution des coûts. Il a enfin considéré que l'existence des différents syndicats intercommunaux est justifiée lorsqu'il s'agit de structures utiles et non redondantes dans leurs attributions, l'objectif premier étant l'efficacité de l'action publique.

En réponse à Mme Jacqueline Gourault, co-rapporteur, qui lui demandait si la fusion des conseils généraux et régionaux qu'il envisageait s'accompagnait du maintien de deux collectivités distinctes, M. Jean-Robert Pitte a indiqué que c'était bien le point de vue qu'il soutenait. Mme Jacqueline Gourault, co-rapporteur, a estimé par ailleurs que les partis étaient eux aussi responsables du manque d'ancrage des conseillers régionaux et qu'il pouvait y avoir des élus de qualité dans tout type de structure. M. Jean-Robert Pitte, approuvant ces remarques, a ajouté que des structures non adaptées empêchaient les personnes de qualité de s'exprimer pleinement.

M. Yves Détraigne a noté que les habitants nouvellement arrivés dans les communes rurales demandaient des services publics que l'on trouve plutôt dans des communes plus importantes. Il a souligné que le maire d'un petit village a les mêmes obligations que celui d'une ville alors qu'il n'a pas les mêmes moyens et qu'il fallait en conséquence poser la question de la gouvernance, des responsabilités et des ressources des communes.

En réponse, M. Jean-Robert Pitte a fait valoir que les services publics ne sont pas toujours mieux gérés à un niveau plus élevé, quoi qu'en disent les théories relatives aux économies d'échelle. Il a estimé que l'aménagement du territoire n'avait pas pour objectif d'apporter nécessairement les mêmes services partout, mais de réaliser les actions nécessaires dans les territoires qui en ont besoin, prenant l'exemple des bureaux de Poste qui peuvent apporter des services complémentaires.

M. Pierre-Yves Collombat, vice-président, a rappelé que le professeur Yves Mény, à l'issue d'une étude comparative, avait conclu que l'organisation des collectivités territoriales françaises caractérisée par l'existence de 550 000 conseillers municipaux coûtait plutôt moins cher que les systèmes étrangers. Il a demandé s'il y avait d'autres études sur le sujet. M. Jean-Robert Pitte a indiqué qu'il n'en connaissait pas d'autres, mais que les économies d'échelle devaient surtout concerner l'État.

M. François Patriat s'est opposé à la vision « spatiale » de M. Jean-Robert Pitte en faisant valoir que le nombre des conseillers généraux n'est pas toujours en proportion avec la population, notamment dans les zones urbaines, de sorte que dans certains cas la volonté de représenter les territoires ne répond plus aux besoins des habitants. Les Français, a-t-il considéré, s'identifient aujourd'hui à leur région et pas seulement à leur département, sauf dans les cas où elles ont été construites de manière artificielle. S'interrogeant sur la possibilité de faire réellement avancer l'action publique lorsqu'on la mène à une échelle réduite, il a demandé à M. Jean-Robert Pitte s'il trouvait pertinent le « millefeuille » administratif qui caractérise la France dans le contexte européen.

M. Jean-Robert Pitte a indiqué en réponse qu'il se sentait ancré à toutes les échelles du territoire, depuis le quartier jusqu'au niveau mondial. S'agissant de la représentation de la population, il a estimé que celle-ci était satisfaite par l'attribution à l'Assemblée nationale du dernier mot en matière législative tandis que le Sénat, pour sa part, avait pour mission de représenter l'espace et les territoires, non pas vides mais habités. Il a ajouté que l'Europe enviait à la France ses vastes zones vertes et que les campagnes peu peuplées représentaient une richesse à mieux valoriser. Il a refusé l'opposition entre les villes et les campagnes, plaidant pour l'invention de nouveaux liens entre les unes et les autres.

Approuvée dans ses propos par M. Jean-Robert Pitte, Mme Josette Durrieu, a souligné que l'INSEE posait une limite de population trop basse dans sa définition des villes et a souligné, prenant l'exemple de Lourdes, qu'il fallait également prendre en compte la population touristique et ses conséquences sur les besoins de services locaux et d'infrastructures.

Répondant à Mme Anne-Marie Escoffier qui estimait nécessaire de réformer les relations entre collectivités en tirant un meilleur profit de l'usage des nouvelles technologies, M. Jean-Robert Pitte a fait valoir que celles-ci ne pouvaient et ne pourraient jamais remplacer le contact entre les individus.

S'opposant aux conclusions de M. Jean-Robert Pitte, M. Dominique Braye a décrit les 36 000 communes comme une richesse, mais aussi un handicap pour la France. S'interrogeant sur la manière pour l'administration de rendre le meilleur service aux habitants, il a considéré qu'il existait de nombreuses possibilités d'économies d'échelle, notamment en agissant plus souvent au niveau des bassins d'habitation. Il a évoqué le cas des communautés d'agglomération qui peuvent faire bénéficier les communes rurales d'une association avec les villes. M. Jean-Robert Pitte a alors craint que, dans ce cadre, les communes rurales ne soient soumises aux choix de la communauté d'agglomération, qui risquerait de ne pas toujours prendre en compte leurs besoins spécifiques.

M. Rémy Pointereau a évoqué, enfin, l'idée d'un scrutin mixte, permettant de conjuguer la représentation des territoires ruraux et celle des villes ou agglomérations. Il a estimé que la plupart des communes rurales pourraient difficilement faire davantage d'économies qu'elles ne le font déjà.

Audition de M. Jean-Bernard Auby, professeur titulaire de la chaire « Mutations de l'action publique et du droit public » de Sciences-Po

La mission a procédé, ensuite, à l'audition de M. Jean-Bernard Auby, professeur titulaire de la chaire « Mutations de l'action publique et du droit public » de Sciences-Po.

M. Jean-Bernard Auby a estimé, au préalable, que le débat sur l'organisation territoriale de notre pays n'est sans doute pas épuisé. Il a regretté, toutefois, que cette question soit abordée sous l'angle de l'uniformité, voire d'un certain monolithisme, alors que cette architecture doit pouvoir s'adapter à la diversité des territoires. Par ailleurs, il ne s'agit pas seulement de chercher à remédier à la complexité et au coût de notre organisation territoriale, mais également de s'interroger sur la capacité de celle-ci à créer une dynamique au niveau politique ou économique. A cet égard, il a jugé nécessaire de libérer les initiatives locales, afin de donner un nouveau souffle à notre appareil public et répondre au besoin de pluralisme. En outre, il a estimé nécessaire de traiter simultanément les aspects financiers.

Faisant observer qu'il existe de nombreux recoupements, sans doute inévitables, entre les missions des quatre niveaux de collectivités, M. Jean-Bernard Auby a jugé utile de tenter de simplifier l'architecture territoriale, de clarifier les compétences et de rechercher des articulations entre les collectivités publiques.

Sur le premier point, il a considéré qu'il est davantage question de préciser la répartition des rôles entre départements et régions, et de savoir quel est le niveau que l'on souhaite valoriser, que de s'interroger sur la suppression éventuelle de l'un de ces échelons. De même, un regroupement des régions ne serait à envisager que si l'on entend consolider leur puissance, à l'échelle européenne notamment. Il a exprimé des réserves sur l'idée consistant à élire dans le même temps les conseils généraux et régionaux. Puis, il a préconisé non pas une réduction du nombre des communes mais un développement de l'intercommunalité et des connexions entre les communes et leurs groupements.

Il a relevé, ensuite, la complexité inhérente à la répartition des compétences entre les différents niveaux de collectivités. En effet, celle-ci résulte de mesures qui se sont accumulées au fil du temps, et qui ont répondu à des visions parfois différentes de l'action publique. S'agissant de la clause de compétence générale, reconnue depuis longtemps aux communes, puis étendue aux départements et aux régions, il a indiqué que celle-ci est en général interprétée d'une façon relativement extensive, comme une liberté de prendre des initiatives dans tout domaine d'intérêt public communal. La jurisprudence, bien que reposant sur des arrêts peu nombreux, est effectivement allée dans ce sens. Il a considéré que les recoupements entre les interventions des différents niveaux de collectivités tiennent moins à l'existence de cette clause générale de compétences qu'au fait que les politiques publiques sont désormais étroitement liées les unes aux autres. Néanmoins, des clarifications restent possibles, dans certains domaines tels que l'action économique notamment.

M. Jean-Bernard Auby a insisté, enfin, sur la nécessité de rechercher des articulations entre les collectivités publiques. A cet égard, il a regretté que le cadre législatif actuel ne prévoie pas, sauf exception, des structures souples permettant d'organiser de telles coopérations, alors que de nombreux projets locaux requièrent le financement de plusieurs acteurs. Cette coopération permettrait d'identifier des « chefs de file », sans que cela soit perçu comme une forme de hiérarchie de l'un des niveaux de collectivités sur les autres. La question de l'articulation entre l'Etat et les collectivités territoriales doit également être abordée.

À l'issue de cet exposé, M. Claude Belot, président, a considéré que la clause générale de compétence permettait aux collectivités territoriales d'intervenir lorsque les attributaires de compétences réservées refusaient d'agir. Il a jugé qu'en conséquence, toute attribution exclusive de compétence à un territoire devait s'accompagner d'une obligation de l'exercer pleinement.

En réponse, M. Jean-Bernard Auby, a estimé que les recoupements de compétences entre les différents niveaux de collectivités étaient inévitables. Il a souligné à cet égard que la spécificité du modèle français d'organisation territoriale par rapport à ceux de ses voisins tenait notamment à ce que les niveaux d'administration étaient non hiérarchisés entre eux, contrairement à ce qui se pratique généralement dans les pays européens.

M. Yves Krattinger, co-rapporteur, a posé la question de l'opportunité d'un transfert plus poussé de pouvoir réglementaire aux collectivités territoriales pour leur permettre d'adapter la réglementation nationale à la diversité des situations locales. Il s'est par ailleurs interrogé sur la pertinence du maintien, à des fins de contrôle, de certains services de l'État déconcentrés lorsque les compétences correspondantes ont été transférées aux collectivités.

Sur le premier point M. Jean-Bernard Auby s'est prononcé en faveur du développement du pouvoir normatif propre des collectivités territoriales, tout en soulignant les atteintes au principe d'égalité que pourrait provoquer cette plus grande autonomie normative. Sur le second point, il a considéré que les services déconcentrés de l'État étaient sans doute encore trop nombreux. Mais, rappelant le rôle de conseil qu'ils tiennent auprès des petites collectivités, il a proposé que, si leur suppression était envisagée, les départements ou les régions prennent en charge cette mission d'assistance.

M. Jean Pierre Vial ayant souligné que, indépendamment de l'importante latitude d'action que confère la clause générale de compétence, il existait des blocs de compétences qui pouvaient être mieux définis afin d'apporter une plus grande lisibilité à l'action des collectivités territoriales, M. Jean-Bernard Auby a estimé que les véritables recoupements de compétences étaient peu nombreux ou peu gênants.

S'attachant à la réorganisation territoriale, M. Dominique Braye s'est interrogé sur la possibilité de créer des couples de collectivités territoriales, les communes étant associées aux intercommunalités et les départements aux régions. Les compétences seraient réparties au sein de chaque couple, l'intérêt régional étant alors défini sur le modèle de l'intérêt communautaire. Il a considéré qu'un tel système permettrait de tenir compte de la diversité des territoires, les compétences étant réparties différemment entre les deux niveaux selon leur taille ou leurs caractéristiques propres.

M. Jean-Bernard Auby a jugé que le système Paris-Lyon-Marseille pourrait servir de modèle à une telle organisation des collectivités territoriales par couple.

Mme Jacqueline Gourault, co-rapporteur, a estimé qu'en tout état de cause, toute réorganisation territoriale imposerait de revoir les modes de scrutin associés à chaque structure.

M. Edmond Hervé a considéré que, dans la tradition juridique française, la notion de collectivité territoriale et celle de clause générale de compétence étaient intimement liées. Il a rappelé que sans une telle clause, la contractualisation entre les différents niveaux de collectivité serait impossible et il s'est interrogé sur la possibilité qu'elle soit conservée, des compétences spéciales et impératives lui étant associées.

Tout en convenant de ce que le droit français établissait un lien étroit entre la clause générale de compétence et la notion de collectivité territoriale, M. Jean-Bernard Auby a rappelé que tel n'était pas le cas des systèmes juridiques des autres pays européens.

M. Pierre-Yves Collombat, vice-président, a évoqué un système de répartition des compétences entre les différents niveaux de collectivités qui prendrait comme critère le territoire pertinent de l'action considérée, aux départements revenant la solidarité sociale et la solidarité rurale et aux régions le développement économique et le développement des agglomérations.

Sur cette question de la répartition des compétences, M. Jean-Bernard Auby a jugé important de ne pas raisonner en termes généraux ou uniformes, afin de rendre au mieux compte de la diversité des situations locales.