Travaux de la délégation aux droits des femmes



DÉLÉGATION DU SÉNAT AUX DROITS DES FEMMES ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

Mardi 27 janvier 2004

- Présidence de Mme Gisèle Gautier, présidente.

Application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics - Echange de vues sur une éventuelle demande de saisine de la délégation

La délégation a tout d'abord procédé à un échange de vues sur une éventuelle demande de saisine de la délégation sur le projet de loi relatif à l'application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics (sous réserve de son dépôt).

Mme Gisèle Gautier, présidente, a rappelé le calendrier prévisionnel d'examen de ce texte. Puis, à l'issue d'un débat auquel ont participé, outre la présidente, M. Serge Lagauche, Mme Françoise Henneron et Mme Hélène Luc, la délégation, eu égard à l'objet du projet de loi, a décidé de ne pas demander à en être saisie.

La mixité dans la France d'aujourd'hui - Audition de M. Antoine Prost, historien, spécialiste de l'éducation

La délégation a ensuite procédé à l'audition de M. Antoine Prost, historien, spécialiste de l'éducation, sur le thème de la mixité dans la France d'aujourd'hui.

M. Antoine Prost
a indiqué que le sujet de la mixité était d'actualité et que différents documents relativement récents lui étaient consacrés, par exemple un numéro du Monde de l'Education, intitulé « Sauvez les garçons », ainsi qu'un ouvrage de Mme Nicole Mosconi, intitulé « La mixité dans l'enseignement secondaire, un faux semblant ? ». Il a rappelé que la question de la mixité dans les écoles pouvait être traitée selon deux volets : un volet égalitaire et sociologique d'une part, et un volet anthropologique, psychologique, voire analytique d'autre part, soulignant que ces deux volets ne coïncidaient pas nécessairement très bien.

M. Antoine Prost a d'abord abordé le volet sociologique de la mixité à l'école. Cet aspect a notamment été traité par un livre de Mme Marie Duru-Bellat, intitulé « Ecole des filles » et par un ouvrage de MM. Christian Baudelot et Roger Establet qui a pour titre « Allez les filles ! ». Les conclusions de ces deux livres sont désormais bien connues : les filles ont de meilleurs résultats scolaires que les garçons dès l'école primaire, tant en français qu'en mathématiques, ce qui est confirmé par leurs résultats aux évaluations réalisées en classe de sixième. En revanche, les filles et les garçons sont orientés de manière différente, ce qui soulève un problème d'égalité. Il a rappelé que cette différence existait au niveau familial, illustrant son propos par le fait qu'un enfant d'une famille aisée qui se verrait refuser l'accès à une classe scientifique avait beaucoup plus de chances qu'un enfant issu d'une famille populaire de poursuivre malgré tout des études scientifiques, grâce à l'appel formé par sa famille. Il a également indiqué qu'il fallait aux filles une moyenne supérieure d'un point pour avoir la même orientation en première S qu'un garçon dans un milieu aisé, et de 1,8 point dans une famille populaire. Il a fourni un autre exemple fondé sur le nombre d'élèves ayant obtenu un baccalauréat à l'âge normal ou en avance. Parmi ces élèves, 50,8 % des enfants de cadres entrent en classes préparatoires aux grandes écoles s'il s'agit de garçons, 30,5 % s'il s'agit de filles, mais 20,8 % des enfants d'ouvriers accèdent aux mêmes classes s'il s'agit de garçons, et 9,3 % si ce sont des filles. Il a ainsi insisté sur le cumul des inégalités sociales et de sexe. Rappelant que ces inégalités ne concernaient pas la réussite scolaire mais l'orientation à l'école, il a estimé qu'il était possible d'y remédier par des interventions volontaristes comme cela s'était pratiqué sous la IIIe République. Ainsi, a-t-il indiqué, Mme Marie Duru-Bellat préconise que la procédure d'orientation soit prise en charge, dès le départ, par l'école et non par les familles, qui sont actuellement appelées à formuler des voeux sans toujours disposer d'une information complète. Pour sa part, il a suggéré que les membres des conseils d'orientation des établissements mettent en garde les familles contre les pièges de l'orientation. Enfin, il a rappelé qu'il existait une « causalité circulaire » entre l'école et le marché du travail, les femmes voyant souvent leur carrière professionnelle limitée par la situation sur le marché du travail en raison du faible développement de certaines filières scolaires, et réciproquement.

M. Antoine Prost s'est ensuite interrogé sur les changements induits par la mixité dans les écoles. A cet égard, il a rappelé que la mixité avait constitué une grande nouveauté, les apprentissages scolaires ayant été dispensés de façon séparée pendant des siècles. En effet, si le mélange des âges dans les classes, notamment dans les classes uniques dans les campagnes, a paru aller de soi, les élèves demeuraient séparés selon leur sexe. Il a rappelé que des débats passionnés avaient eu lieu dans les années 1930 sur l'école unique, assimilée à une école mixte, perçue à l'époque comme une porte ouverte à la débauche. Dans les années 1950, la co-éducation a donné lieu à quelques débats mais qui sont restés généralement sans échos. Il a cité un article sur ce sujet écrit en 1961 par une inspectrice générale de l'éducation nationale dans la revue hebdomadaire intitulée « Education nationale », qui était la revue officieuse du ministère permettant au ministre de diffuser des messages sans prendre d'engagements officiels. Ainsi la mixité s'est-elle introduite sans laisser de traces, la co-éducation étant entrée dans les moeurs avec la force de l'évidence à partir du début des années 1960. S'il est exact qu'à partir de 1959 on n'a plus construit que des lycées mixtes, il a contesté la thèse de certains auteurs, selon laquelle la mixité s'est imposée dans le souci de rationaliser la construction des établissements scolaires. Il a estimé que la mixité était bien davantage liée à l'évolution de l'état des moeurs à cette époque et a donné l'exemple des conceptions nouvelles, souvent inspirées des Etats-Unis, en matière de puériculture. C'est ainsi que l'école « unisexe » a disparu dans les années 1960.

M. Antoine Prost a expliqué que cette évolution avait introduit des changements considérables dans les classes. Aujourd'hui, tout le monde est favorable à la mixité, les enseignants comme les élèves et leurs parents. Toutefois, les raisons de ce consensus n'apparaissent pas toujours clairement. Différents types d'arguments sont mis en avant, par exemple une meilleure ambiance dans les classes pour les élèves, le caractère plus intéressant et plus vivant de l'enseignement pour les professeurs, ou « les bienfaits civilisateurs » des filles sur les garçons pour les parents. Ainsi, à n'en pas douter, une remise en cause de la mixité serait très mal perçue et considérée comme un retour en arrière. Il a rappelé les travaux sur le « masculin neutre » de Mme Nicole Mosconi, pour qui la mixité dans les classes s'est traduite par une évacuation de la sexualité comme désir et attrait réciproque. Cet aspect a d'ailleurs été renforcé par le caractère individualiste de l'enseignement, les élèves devenant simplement pour le professeur des « présences intellectuelles » asexuées. Dans le même temps, il est possible de constater que les élèves sont souvent perçus en fonction de stéréotypes persistants : un professeur considère comme normal que les problèmes de discipline proviennent des garçons, mais se sent débordé s'il a affaire à un chahut provenant des filles. Certaines études effectuées dans les classes montrent que les garçons occupent généralement le fond de la classe et le milieu de la cour de récréation, tandis que les filles se trouvent sur le devant de la classe mais à la périphérie de la cour de récréation. De même, deux filles qui se disputeraient dans la cour seraient immédiatement séparées par les enseignants, alors que les garçons ne le seraient que dans les cas les plus graves. Il a également rappelé que, selon Mme Nicole Mosconi, les enseignants ne parvenaient pas toujours à faire abstraction des stéréotypes sexuels. Ainsi, ils n'interrogeraient pas de la même manière les garçons et les filles : si les filles incarnent la remémoration des acquis, les garçons sont perçus comme plus créatifs. De même, elle a pu observer que les professeurs mettaient en difficulté davantage les filles que les garçons.

M. Antoine Prost a noté que ce « masculin neutre » aboutissait à un clivage, qu'il a qualifié de « grand écart », entre les valeurs de l'école et les valeurs véhiculées par la société. De ce point de vue, il a regretté l'absence d'études significatives d'anthropologie et de psychologie sociale sur la façon dont se construit l'identité de genre, c'est-à-dire sur la façon dont un individu se perçoit comme étant sexué. Il a rappelé qu'avant que l'école ne soit mixte, les écoles de garçons étaient confrontées à des problèmes souvent graves d'agressivité. Le décalage de maturité observé entre les garçons et les filles pose un problème aux garçons qui sont socialement dominants, mais scolairement dominés. Ces problèmes peuvent être à l'origine d'agressions, voire de violences sexistes, même si les violences féminines apparaissent depuis quelque temps. Ces violences présentent souvent une forte connotation sexuelle, mais il reste difficile d'en apprécier l'évolution quantitative, les victimes ayant davantage tendance à porter plainte aujourd'hui que par le passé, dans le cas de viols collectifs par exemple.

M. Antoine Prost a souligné la contradiction entre le discours officiel, notamment à l'école, qui tend à nier les différences sexuées et les réalités objectives de ces différences dont chaque adolescent prend conscience par lui-même. Ainsi, les seules explications de la violence sont formulées en termes de domination, ce qui peut contribuer à perpétuer les stéréotypes sexués.

Un large débat s'est alors engagé.

Mme Gisèle Gautier, présidente, a rappelé que la mixité s'était imposée de façon naturelle mais n'avait pas été pensée.

Mme Monique Cerisier-ben Guiga s'est demandé si l'élimination du caractère sexué des élèves et des enseignants n'était pas moins vraie aujourd'hui qu'il y a vingt ans, prenant comme exemple l'apparition chez les enfants, dès l'école maternelle, de la notion « d'amoureux ». Elle a également voulu connaître l'avis de l'historien sur les mesures qui pouvaient être prises pour réduire les inégalités entre hommes et femmes en matière d'efforts à fournir pour réussir.

A propos du travail supplémentaire devant être effectué par les filles pour obtenir les mêmes résultats et récompenses scolaires que les garçons, Mme Hélène Luc s'est demandé si ce phénomène n'avait pas tendance à perdurer tout au long de la vie professionnelle.

M. Antoine Prost a fait observer que les bons résultats scolaires des filles étaient avant tout explicables par leur meilleure aptitude à l'assimilation des connaissances et à leur attitude plus volontiers positive que celle des garçons à l'égard de l'enseignement.

A propos des violences scolaires, Mme Hélène Luc a évoqué son expérience de terrain qui montre l'importance et l'influence du cadre familial, puis elle s'est interrogée sur les mesures souhaitables pour améliorer l'orientation des filles et des garçons.

Se référant aux travaux statistiques sur la variabilité de la notation observée lors de la correction des copies d'examens, M. Antoine Prost a fait ressortir l'influence des stéréotypes sur les appréciations portées sur les élèves.

Mme Hélène Luc a ensuite rappelé que le phénomène de l'inégalité des sexes dans le cadre éducatif devait également être resitué dans une dimension sociale plus globale. Puis elle s'est interrogée sur la manière de dispenser les cours d'éducation physique en introduisant une différenciation selon les sexes, ainsi que sur les conséquences de la féminisation du corps enseignant.

Sur ce dernier point, M. Antoine Prost a distingué le cas de l'école primaire, où les élèves sont en relation avec un seul maître, le plus souvent de sexe féminin, du cas de l'enseignement secondaire, où c'est une équipe pédagogique composée d'hommes et de femmes qui intervient. Il a diagnostiqué de manière générale une réduction des inégalités scolaires entre filles et garçons plus rapide que la réduction des différences sociales.

Partant de l'observation sociologique selon laquelle un élève se comporte comme un individu à part entière et constatant - à regret - l'augmentation des violences scolaires, Mme Gisèle Gautier, présidente, s'est demandé dans quelle mesure la pédagogie devait être différenciée et quels moyens pouvaient être mis en oeuvre en vue d'une plus grande mixité du corps enseignant.

M. Antoine Prost a indiqué que la violence scolaire n'était pas seulement imputable à la mixité, mais qu'il fallait également tenir compte du sentiment de mépris ressenti par certains élèves dans leur relation avec les enseignants. Il a également estimé que l'on avait trop insisté sur le discours utilitariste de l'école, et précisé que ce slogan avait perdu de sa crédibilité, particulièrement dans certaines zones qui connaissent de forts taux de chômage. Il a ensuite évoqué le déclin général de l'autorité dans sa forme traditionnelle qui se traduit, notamment, par une autorité politique parfois plus soucieuse d'être « proche du terrain » que de promouvoir des projets novateurs. S'agissant des violences à caractère sexuel, dont il a montré les difficultés de mesure, il a notamment estimé souhaitable d'en revenir à des lectures d'ouvrages de littérature classique qui apprennent à transformer les pulsions en sentiments.

M. Antoine Prost a enfin évoqué l'idée qui consiste à lancer des expériences limitées de cours différenciés pour les filles et les garçons, notamment pour favoriser l'enseignement littéraire pour les garçons et l'enseignement scientifique pour les filles.

La mixité dans la France d'aujourd'hui - Audition de M. Guy Malandain, maire de Trappes

La délégation a ensuite procédé à l'audition de M. Guy Malandain, maire de Trappes.

Mme Gisèle Gautier, présidente, a accueilli le maire de Trappes et rappelé les principales étapes de son action publique.

Après avoir rappelé l'actualité et la complexité du thème de la mixité, M. Guy Malandain a tout d'abord fait observer que l'égalité entre hommes et femmes était un phénomène historiquement récent, les femmes n'ayant, par exemple, obtenu le droit de vote que depuis quelques décennies. Il a ensuite considéré que des progrès extraordinaires avaient été accomplis au cours des quarante dernières années au plan de la mixité et de l'égalité entre hommes et femmes.

Il a noté, chez un certain nombre de jeunes gens qui se rattachent à la religion musulmane, la résurgence de comportements qui ont été abandonnés par leurs parents avec, en particulier, une extension du port du voile par les jeunes filles. Il a formulé quelques hypothèses explicatives de ces comportements et donné des exemples concrets qui témoignent de cette évolution.

M. Guy Malandain a ensuite relaté les circonstances dans lesquelles il avait été conduit à refuser une demande d'aménagement des horaires permettant la séparation des sexes dans une piscine. Précisant les motifs de son refus, il a rappelé les principes de laïcité et d'universalité du service public qui empêchent, sauf exception - par exemple pour les handicapés - d'organiser un « service à la carte ».

Il a également fait référence aux fondements historiques et philosophiques de sa position en insistant sur la dissociation entre l'histoire des peuples et l'histoire des religions. Il a fait observer que le service public ne devait pas, au nom d'une religion, cautionner la soumission de la femme à une autorité masculine ou religieuse. Mme Gisèle Gautier, présidente, a relevé la pertinence de ce propos.

M. Guy Malandain a également signalé qu'il avait pu constater une séparation entre les femmes et les hommes au cours des cérémonies accompagnant la création d'une mosquée dans sa ville.

Mme Gisèle Gautier, présidente, s'est interrogée sur les motifs - apparents et plus profonds - de ces comportements.

M. Guy Malandain a rappelé l'importance des données socio-économiques et la pression masculine qui s'exerce sur certaines jeunes filles musulmanes. Il a ensuite présenté un certain nombre d'exemples qui traduisent le cheminement des comportements vestimentaires depuis trente ans. Parmi les explications de la recrudescence du port des signes religieux, il a fait valoir que si, pour certains, les motifs purement religieux paraissaient déterminants, on ne pouvait pas faire abstraction de la pression masculine qui s'exerce sur une grande majorité de femmes.

Mme Françoise Henneron a partagé ce diagnostic en l'illustrant d'exemples constatés notamment dans les départements du Nord de la France.

M. Guy Malandain a évoqué un certain retour en arrière par rapport aux conquêtes insuffisantes, mais bien réelles, de la mixité et de l'égalité entre hommes et femmes. Il s'est interrogé sur les causes de ce phénomène et, en particulier, sur la quête d'une identité et d'un refuge religieux face aux difficultés d'intégration et d'emploi. A ce propos, Mme Gisèle Gautier, présidente, a noté que l'intégration et la recherche d'un emploi n'étaient pas facilitées par le port de signes religieux.

Mme Françoise Henneron s'est associée à ce diagnostic, puis s'est demandé comment les services municipaux devaient réagir lorsque les femmes présentaient des photos d'identité où elles sont voilées à l'appui d'une demande de document d'état-civil.

M. Guy Malandain a rappelé la règle de la photo d'identité tête nue et a, par ailleurs, indiqué que le personnel municipal devait se conformer à l'obligation de porter une tenue vestimentaire compatible avec la laïcité et la neutralité du service public.

Il a enfin estimé nécessaire de bien clarifier la distinction entre l'observation des règles qui se rattachent au socle républicain des droits de l'homme et le respect des pratiques religieuses.

Mme Gisèle Gautier, présidente, a conclu le débat en saluant l'action de M. Guy Malandain, qui donne l'exemple d'un comportement à la fois républicain et humaniste.