Jeudi 9 juin 2011

- Présidence de M. Joël Bourdin, président -

« Villes du futur, futur des villes. Quel avenir pour les villes du monde ? » - Rapport de M. Jean-Pierre Sueur

La délégation procède à l'examen du rapport de M. Jean-Pierre Sueur sur les villes du futur.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous avons pu innover dans notre travail sur ce rapport des villes du futur. Nous avons eu en effet la chance d'obtenir la collaboration de trois jeunes universitaires. Il y a dans notre pays de nombreux universitaires qui font des doctorats et dont les travaux restent méconnus. Ces trois universitaires sont des spécialistes, pour l'un, des villes de l'Asie, pour le second, des villes du Proche et du Moyen-Orient et pour le troisième, des villes de l'Amérique et de l'Europe. Nous avons aussi bénéficié de l'assistance d'autres collaborateurs volontaires, dont deux stagiaires.

Le rapport comprend trois tomes. Le premier s'intitule « Enjeux ». Il fournit un avant-propos qui fait le lien entre cette étude et le rapport que j'avais rédigé en 1998 intitulé « Demain, la ville ». Nous y avons également inséré en ouverture trois textes majeurs. D'abord, une interview exclusive de la sociologue américaine la plus réputée sur les problèmes des villes, Mme Saskia Sassen, qui a pour titre : « Les défis des villes du futur ». Saskia Sassen est la théoricienne de la notion des « Villes monde ». Ensuite, une interview de Christian de Portzamparc, mondialement connu dans les milieux de l'architecture. Enfin, une contribution de Julien Damon qui contient de nombreuses données chiffrées particulièrement utiles à la compréhension du sujet.

Ce tome comprend ensuite quinze défis que nous avons identifiés comme déterminants pour l'écriture des scenarii d'évolution des villes du monde. Ils portent sur le défi des mégapoles, le défi des limites, le défi de la pluralité des espaces dans la ville, le défi social, le défi écologique, le défi économique, le défi des urbanismes et des architectures, le défi des « villes monde », le défi démocratique, le défi de la citoyenneté, le défi des réseaux de villes, le défi de l'activité, le défi numérique, le défi de la sécurité et le défi culturel. Chacun de ces défis est traité dans une vision prospective avec des encadrés qui renvoient aux exemples de villes fournis dans le tome 2. A l'issue de ce travail d'analyse, le rapport propose 25 pistes pour l'avenir des villes du monde.

Le tome 2 contient 26 fiches d'analyses thématiques par villes des différents continents. D'une quinzaine de pages chacune, elles fournissent la situation actuelle et les évolutions prévisibles.

Ces fiches sont, pour l'Asie : d'abord une petite histoire de l'urbanisation en Chine depuis les années 1950 ; une description de la « standard'city » sous la forme de figures de la ville chinoise générique ; Wuxi et ses banlieues résidentielles : logiques, paradoxes et contradictions d'un urbanisme non durable ; Kachgar, le labyrinthe et le damier : un exemple de modernisation urbaine à la chinoise dans une cité-oasis aux marges de la Chine ; Thames town : une ville nouvelle anglaise aux portes de Shanghai ; le delta du fleuve rouge (Vietnam) : où s'arrête l'urbain ; Jakarta : corruption et gestion urbaine ; Delhi et l'émergence de nouvelles formes urbaines.

Pour l'Afrique, le Golfe, le Proche et le Moyen-Orient : Dubaï : de la ville portuaire à la ville portuaire, retour aux origines d'une cité entrepôt ? Téhéran : l'étalement urbain et l'émergence des banlieues ; Bagdad : l'urbanisme en situation de conflit ; Istanbul : de la ville diasporique à la capitale européenne de la culture ; Alep-Damas : la mise en place d'un réseau métropolitain en Syrie et le rôle des quartiers informels ; Dakar : les enjeux d'une ville africaine ; Le Caire : quand la ville s'étend dans le désert ; Beyrouth : reconstruction et métropolisation dans un système complexe d'acteurs, le cas du centre-ville ; Tel Aviv : un projet politique, utopie réalisée, à l'origine d'une métropole « isolée » ?

Pour les Amériques : Buenos Aires : de la ville fragmentée à la ville privatisée ? Le rôle des quartiers enclos ; Piracicaba : the city as a growth machine ?  une ville moyenne brésilienne devenue la capitale mondiale de l'éthanol ; Mexico : archétype de la monstruopole ? Los Angeles : vers la ville posturbaine ? Las Vegas : de l'allégorie à la fantasmagorie ; Le grand Toronto : allier l'impératif de démocratie locale et l'attractivité économique, quelle gouvernance pour quels acteurs ?

Pour l'Europe : Manchester : « shrinking city » et renouveau urbain ; Helsinki : comment concilier nature et développement ? La Randstad : le rapport à l'eau pour les villes post-carbones ? Barcelone : ville de projet(s) ?

Nous n'avons pas eu la prétention de traiter toutes les grandes villes du monde. Mais les exemples que nous avons retenus sont représentatifs d'une des évolutions possibles.

Le tome 3 contient plusieurs débats. D'abord, un premier débat d'ouverture intitulé « Quel avenir pour les villes du monde » qui a été réalisé avec l'ensemble des rédacteurs des fiches du tome 2. Ensuite, deux tables-rondes sur les villes d'Afrique et sur les villes d'Amérique latine. Enfin des interviews sur les villes du Moyen-Orient, sur la ville de Shanghaï et une quinzaine d'auditions comme Nadine Saradji, qui est directrice de l'école d'architecture de la ville de Paris, Jean-Marie Dutilleul, qui est président de l'AREP, Laurent Théry, qui est le grand prix de l'Urbanisme 2010 ou de Paul Chemetov, David Mangin, Paul Dubois-Maury, Mireille Appel-Muller, Frédéric Gilly, Dominique Lorrain.

Les principaux apports de l'atelier de prospective de la délégation ont également été réinsérés dans ce dernier tome se terminant par un texte de Rémy Prud'homme qui traite de l'amour des villes comme le fait mon avant-propos.

Sur le fond, le rapport part du constat que, dans la littérature, on associe en général la ville à tous les malheurs du monde. La ville, c'est la pollution, c'est l'insécurité. Lorsqu'un crime a lieu dans une ville ou dans une banlieue, on dit que la ville est criminogène. Quand un crime a lieu à la campagne, on dit qu'on a affaire à un criminel.

Il y a aussi une singularité française : celle d'un ministère de la ville qui ne s'occupe pas de toute la ville, mais seulement de la ville qui va mal.

La réalité est qu'il y a en France trois ministères de la ville : un ministère de la culture et de la ville patrimoniale, un ministère de l'équipement qui s'occupe de la ville émergente et un ministère de la ville qui s'occupe de la ville qui se dégrade.

Mais pour l'agriculture, il n'y a pas deux ministères : un ministère pour l'agriculture qui va bien et un ministère pour l'agriculture en difficulté.

Il faut en fait combattre cette idée que la ville c'est le mal, parce que la ville, c'est aussi une chance. C'est d'ailleurs sur les places des villes que se font les évolutions ou les révolutions des sociétés, comme on l'a vu récemment à Tunis ou au Caire.

Face à cette situation, quelles sont les 25 pistes proposées dans le rapport ?

1. Dès lors que certaines conditions sont remplies, la ville dense présente un « bilan carbone » plus positif que la ville étalée. Je cite un exemple : la ville de Barcelone comprend une population supérieure à celle de la ville d'Atlanta en occupant une surface 26 fois plus faible et en utilisant 10 fois moins d'énergie pour les transports. Plus les villes se diluent, et plus il y a de « rurbanisation », plus la ville coûte cher en énergie et en écologie ;

2. Le développement des métropoles, mégapoles, gigapoles et nappes urbaines rend très difficile la réponse aux enjeux humains, urbains et écologiques. D'autres aménagements du territoire, d'autres organisations sont, à l'évidence, préférables et nécessaires. Aujourd'hui, Tokyo est la plus grande ville du monde avec 36 millions d'habitants, suivie par Delhi (22 millions), Sao Paulo (20 millions), Bombay (20 millions). En 2025, Tokyo aura 37 millions d'habitants, Delhi 28 millions, Bombay 25 millions, Sao Paulo 21 millions ;

3. La maîtrise du développement urbain est nécessaire eu égard à l'importance de maintenir - dans un certain nombre de pays - des terres affectées à d'autres usages, et d'abord à l'agriculture ;

4. Les mégapoles et grandes villes resteront, à l'évidence, très prégnantes dans l'univers urbain du XXIe siècle. Plusieurs conséquences doivent en être citées. D'abord la polycentralité ou le concept de ville multipolaire ;

5. Avant même que de parler de mixité sociale ou urbaine, se pose la question de la gestion des quartiers d'habitat précaire ou bidonvilles. Aujourd'hui, il y a un milliard d'êtres humains qui vivent dans ces habitats précaires ; en 2025, ils seront 1,5 milliard. Face à cette situation, sur la base des analyses du tome 2, il nous semble que l'éradication des bidonvilles n'est pas la bonne solution. La politique du bulldozer ne marche pas. Il faut en réalité d'abord construire des réseaux, faire de l'assainissement, apporter l'eau courante avant de pouvoir s'occuper des milliers de personnes à reloger ;

6. Dans les nappes urbaines plus encore qu'ailleurs s'impose la nécessité d'une démarche écologique intrinsèque : transports, matériaux de construction, récupération, recyclage ;

7. Les techniques de la construction et la conception de l'habitat sont décisives en matière d'économie d'énergie. Le problème principal tient à l'ingénierie financière permettant d'injecter à long et à moyen terme des crédits très importants pour financer les considérables économies à long terme que ces transformations induiront ;

8. La mixité sociale est partout souhaitable. C'est elle qui constitue la ville comme partage, brassage - la ville comme lieu de l'urbanité ;

9. La mixité sociale doit aller de pair avec la mixité fonctionnelle et inversement ;

10. Partout, la qualité de l'habitat - et de tous les habitats - est un facteur essentiel pour le bien-être des habitants et la mixité sociale. L'habitat social doit être un habitat durable et de qualité ;

11. Partout, les modes de transports collectifs modernes (tramways, métros) sont la seule alternative humaine, écologique et urbaine aux embolies engendrées par le tout-automobile dans les centres villes ;

12. Il en va de même en termes de logistique. L'approvisionnement des grandes villes implique désormais des « chaînes » articulant plusieurs modalités complémentaires et coordonnées d'apport et d'accès des différents secteurs de l'aire urbaine et du centre ville ;

13. La mondialisation des formes urbaines est un phénomène de grande ampleur ;

14. Il est donc essentiel de promouvoir au-delà de cette mondialisation la diversité urbaine, architecturale, et donc culturelle, des villes du monde ;

15. La question des transitions entre ville et non ville est un enjeu considérable. Seules des logiques de mixités structurelles peuvent permettre de reconquérir les espaces voués à une seule fonction (habitat, commerce, activité) ;

16. Même s'ils sont inspirés par de louables intentions, les zonages produisent toujours des effets ségrégatifs ;

17. La maîtrise du foncier est une question clé dans l'avenir des villes et présuppose une puissance publique forte, dotée d'une vision d'aménagement ;

18. Des instances de gouvernance démocratique des ensembles urbains agglomérés ayant en charge la totalité de l'agglomération sont partout indispensables ;

19. La question de la gouvernance démocratique peut même aller au-delà des limites du tissu urbain aggloméré en termes de bassin de vie, de travail, d'activités : les habitants des petites et moyennes villes situées dans le même bassin de vie (la « zone d'attraction ») de l'agglomération constituent en fait une entité cohérente du « vivre ensemble » ;

20. Dans les mégapoles, métropoles et agglomérations, la gouvernance doit être à la fois globale et sectorielle ;

21. Les politiques urbaines pertinentes pour les métropoles et mégapoles sont le fruit de la coordination des acteurs publics locaux, responsabilisés et investis de réelles prérogatives, et des acteurs publics nationaux ;

22. La ville est à la fois le fruit de décisions relevant des pouvoirs publics et des initiatives prises par d'innombrables acteurs privés. Il est vain d'opposer la ville dirigiste à la ville de la prolifération ;

23. La question financière est essentielle. Le devenir des villes du monde tel qu'ici dessiné requiert des moyens financiers considérables ;

24. Le financement des évolutions urbaines relevant à la fois de la puissance publique et des acteurs privés, la coopération, la complémentarité entre les uns et les autres est une nécessité. Encore faut-il veiller à ce que le recours par la puissance publique aux financements privés ne se retourne pas contre l'intérêt général ;

25. La question des moyens est évidemment fondamentale. Autant que l'alimentation, la santé ou l'écologie - les sujets sont d'ailleurs liés -, les politiques urbaines doivent devenir un enjeu mondial. Il faut donc que l'ONU se dote, au-delà de ce qu'est aujourd'hui UN-Habitat, d'une agence opérationnelle dotée de moyens conséquents.

M. Joël Bourdin, président. - Il me semble qu'il serait intéressant qu'un colloque soit organisé dans quelques mois pour faire vivre ce rapport passionnant. La présentation du rapport n'est pas le moment final de nos travaux de prospective.

Mme Fabienne Keller. - Ce rapport offre une matière abondante, rarement rassemblée de manière aussi synthétique sur ce sujet de l'évolution des villes. Nous connaissons tous ces thématiques de la mixité sociale, des entrées de villes, de l'aménagement urbain, mais leur mise en relation n'est pas toujours analysée. Par exemple, nous sommes tous partisans de la mixité, mais toutes nos procédures - comme les schémas de cohérence territoriale (SCOT) - visent à attribuer une seule fonction par zone, ce qui conduit à faire l'inverse de l'objectif que nous affichons.

Je me réjouis des relations qui ont été établies dans le cadre de cette étude avec l'Université. Il est en effet important que la matière et l'intelligence qui sont disponibles dans les universités françaises viennent enrichir nos travaux parlementaires qui sont plus marqués par l'action politique et médiatique. Il est également judicieux d'organiser nos travaux avec des jeunes universitaires, car il s'agit pour nous de construire l'avenir avec des jeunes de 25 ou 30 ans.

Je suis ensuite parfaitement en accord avec la partie du rapport qui insiste sur certains aspects positifs de la mondialisation. La dimension historique ne doit pas être négligée comme le montrent les formes des villes antiques. Les villes se sont façonnées dans le temps. Rome est plus harmonieuse que les villes champignons actuelles de la Chine. Il faut quelques siècles ou millénaires pour que la ville ait une âme. Sur la gouvernance mondiale, je rejoins le rapporteur sur la nécessité de donner des moyens opérationnels aux organisations existantes qui travaillent sur les villes.

Je félicite enfin le rapporteur et son équipe qui n'ont effectué aucun déplacement malgré la dimension géographique du sujet. Ils ont visité le monde à l'économie, démontrant d'ailleurs ainsi la force des outils qu'offre internet, et la richesse des partages d'expériences.

Je souscris naturellement aux 25 recommandations que propose le rapporteur.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Dans notre délégation, nous avons engagé de manière pragmatique des relations avec les universitaires. Il me semble que c'est un aspect de la méthode retenue par la délégation sénatoriale à la prospective qui mérite d'être approfondie. En effet, par exemple aux États-Unis, on recourt beaucoup dans le champ politique aux contributions des chercheurs ou des professeurs d'université : on trouve ce mode de travail parfaitement normal. Il y a même des institutions universitaires qui sont financées par des organisations politiques ou par des entreprises.

La délégation sénatoriale à la prospective pourrait être le lieu de cette rencontre entre le monde de l'enseignement universitaire et le monde de la politique. Je peux témoigner du fait que les universitaires - professeurs, maîtres de conférence, chercheurs, doctorants - que nous avons rencontrés sur les villes d'Afrique, d'Amérique latine ou du Moyen-Orient, nous ont apporté avec la plus extrême bonne volonté leur savoir et leur compétence, car ils étaient manifestement très heureux que nous nous intéressions à leurs travaux et qu'ils avaient plaisir à pouvoir s'exprimer en-dehors de leur communauté scientifique.

Je crois que la mondialisation a des aspects positifs et qu'il faut aussi tenir compte de la dimension historique quand on réfléchit aux évolutions futures. Les formes urbaines ont un passé et elles témoignent de l'intelligence de ceux qui les ont réalisées. A titre d'exemple, Carcassonne a, en son temps, été construite sans plan d'occupation des sols, sans direction de l'équipement, sans architecte des bâtiments de France. Il y a un génie des peuples à construire de très belles villes grâce à la transmission d'un savoir qui passait de générations en générations. Nous n'avons pas pu traiter cette dimension historique dans ce rapport, à la fois faute de temps, mais aussi parce qu'il s'agit d'une autre dimension du sujet. Pour autant, il est vrai qu'on pourrait faire une histoire des portes des villes, qui, dans le passé, avait une dimension défensive, mais aussi esthétique, ce qui est loin d'être le cas maintenant. A notre époque où tout va très vite, on ne réfléchit pas toujours assez aux évolutions de long terme. Par exemple en matière climatique, nous sommes loin des précautions que pouvaient prendre les Romains pour faire face aux sécheresses avec la maîtrise de l'eau et des réservoirs. Je suis convaincu que, en se tournant vers l'histoire, on prépare l'avenir.

Quant aux organisations internationales des villes, elles ne disposent pas des moyens financiers leur permettant d'agir à la hauteur des enjeux que nous avons décrits compte tenu du basculement de l'humanité dans le monde urbain. Il ne faut pas croire que les évolutions que nous avons décrites vont se dérouler sans difficultés et dans la sérénité absolue.

Nous n'avons pas sollicité de moyens financiers pour effectuer des déplacements, car il nous a semblé que des missions de quelques jours ne permettaient pas de s'immerger dans les problèmes des villes. J'ai vécu personnellement pendant deux ans à Carthage en Tunisie. Quand on arrive dans une ville nouvelle, on pense au bout de quelques jours ou d'un mois avoir tout compris de son fonctionnement. Mais, au bout d'un an ou deux, on n'est plus tellement certain d'avoir parfaitement compris la ville et son évolution. C'est pourquoi, nous avons pensé que, plutôt que de faire de petits sauts de puces de ville en ville, il serait plus efficace d'utiliser le savoir de quelques personnes - six en tout - qui ont passé de très longues périodes dans différentes villes du monde pour les étudier et les comprendre, notamment dans le cadre de leurs travaux universitaires.

M. Joël Bourdin, président. - Ce rapport se situe bien au niveau de qualité que nous attendons d'un travail de la délégation sénatoriale à la prospective. J'en mesure l'intérêt si je prends comme exemple la ville de Dakar. C'est une ville que je connais bien avec son phénomène d'entropie et ses problèmes d'alimentation en eau ou en électricité. Un parti politique vient d'ailleurs de se créer dans cette ville avec comme slogan : « Il y en a marre » ; c'est la revendication principale des gens des quartiers face au manque d'équipements collectifs de base : eau, électricité, assainissement, transports. Si, en France, comme le souligne le rapporteur, la question de l'évolution des villes n'est pas au coeur des réflexions des candidats à l'élection présidentielle, en revanche en Afrique, cette question est au centre des préoccupations politiques des électeurs. Mais comment peut-on organiser ces villes gigantesques qui se développent de manière anarchique poussées par la pression démographique, la désertification rurale, les guerres civiles et l'attrait du monde urbain ?

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Il n'y a pas de réponse unique à cette question. Sommes-nous par exemple dans l'entropie à Paris et en région parisienne ? Je ne sais pas. Il y a des villes, comme Mexico, Bombay, Lagos ou Dakar, où on a depuis déjà longtemps largement dépassé l'entropie. Ces nappes urbaines sont devenues totalement ingérables. Si le choix avait été possible, il est probable que la création de plus petites villes eût été préférable. Mais l'attirance de la ville pour les gens des campagnes est un phénomène qu'on ne peut pas arrêter. Car il y a un mythe de la ville salvatrice quitte à vivre dans un bidonville. C'est totalement irrationnel d'autant qu'il serait plus efficace de créer dix villes à taille humaine plutôt que de laisser proliférer d'immenses mégalopoles.

Mme Fabienne Keller. - Ces gens sont certains que les villes vont leur offrir - et à juste titre d'ailleurs - des opportunités qu'ils n'auraient jamais dans leurs campagnes, pour trouver du travail, pour améliorer leur sort et celui de leur famille, pour se créer un avenir différent de celui de leurs parents. Même si ce n'est pas la meilleure situation statistique globale, c'est sûrement pour les individus la meilleure solution et ils font donc un choix qui est un choix rationnel pour eux. Rejoindre la ville est donc cohérent avec l'idée que la ville crée de la valeur par le croisement des destins, par le mélange des populations et par la dynamique des échanges et du commerce. La ville, c'est l'espoir d'un autre avenir. La ville d'Afrique - comme j'ai pu le constater récemment -, c'est aussi l'endroit où on peut être soigné : les taux de mortalité y sont beaucoup plus faibles que dans les campagnes.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Il y a effectivement un moment dans le temps des villes où l'entropie fait basculer l'urbain dans l'ingérable. C'est pourquoi ce sujet est très politique. C'est aussi pourquoi il est très difficile car le taux d'inertie de l'urbain est immense. Les villes sont comme des paquebots ; pire que des paquebots. Elles bougent lentement. A titre d'exemple, les villes actuelles en France sont le produit de décisions prises dans les années 1970 et de décisions qui n'ont pas été toutes totalement assumées. On a ainsi transformé à l'époque les boulevards de la plupart de nos villes en voies rapides ou en autoroutes urbaines. Le président de la République Georges Pompidou avait d'ailleurs déclaré qu'il fallait adapter les villes à l'automobile, programme qui a alors été parfaitement rempli. Dans la presse du temps, on ne trouve aucune protestation alors que, maintenant, la destruction de quelques maisons ou de quelques jardins pour faire passer une route crée une véritable émotion avec la création de plusieurs associations de défense et que l'on crie au scandale ! Mais, il y a cinquante ans, tout le monde adhérait à l'idée selon laquelle il fallait adapter la ville à l'automobile et que c'était le progrès.

En 1998, dans mon précédent rapport « Demain, la ville », j'avais fait une proposition en faveur d'une loi de programmation qui aurait permis d'affecter aux villes 50 milliards de francs sur 10 ans, soulignant en outre que le fait de ne pas engager des travaux d'aménagement, notamment dans les quartiers difficiles, conduirait à des dépenses supérieures dans la durée. Au prétexte de l'annualité budgétaire, le ministère du budget s'était alors opposé à cette proposition. Finalement la nécessaire rénovation urbaine aura coûté bien plus cher. Car les phénomènes urbains ne se traitent pas dans l'annualité. Leur dimension temporelle est à 10, 20, 30 ou 40 ans. Il est vrai que le fait de ne pas se préoccuper de ces questions n'a aucune influence sur la prochaine élection politique. Le problème de l'entropie urbaine, c'est en fait celui du rapport entre la politique et la longue période.

Mme Fabienne Keller. - Il y a un décalage entre le pilotage de la ville et les décisions individuelles. La responsabilité du politique est aussi de tenir compte des choix personnels tenant à la localisation du logement, de l'école, du travail, du commerce. C'est pourquoi il est souvent nécessaire d'aller très loin dans la qualité des logements à l'occasion d'une rénovation urbaine pour créer les conditions de l'attractivité de certains quartiers.

Je serais peut-être un peu moins sévère années sur les années 1960 ou 1970 si j'en juge par la ville de Strasbourg, où nous avons rénové toutes les écoles construites à cette époque. En vingt ans, Strasbourg avait augmenté d'un tiers sa superficie construite pour accueillir l'exode rural, les immigrés économiques, les rapatriés d'Algérie et pour résorber les bidonvilles. Les nouveaux logements qui avaient été construits pendant cette période avaient été plus spacieux et plus confortables que les logements construits antérieurement.

Il y a eu sans doute quelques excès et des erreurs en matière d'urbanisme. Mais de mon point de vue, c'est plutôt entre 1980 et 2000 que sont nés les problèmes faute d'un bon pilotage de ce développement urbain. Le meilleur exemple est celui des transports publics pour lesquels les décisions n'ont plus été assumées. Une ville doit bouger sans cesse, se renouveler et se moderniser. C'est pourquoi j'ai été très sensible à votre analyse très équilibrée sur le rôle de la voiture dans la ville ; la voiture est souvent indispensable dans un certain nombre de situations. Il faut trouver un équilibre entre le recours à l'automobile et certains usages dispendieux en espace et en énergie et qui pourront être facilement critiqués à l'avenir.

Le camion a permis de s'affranchir des lieux traditionnels de stockage et d'éclatement des marchandises comme l'avaient été pendant des siècles les ports maritimes et fluviaux. Mais cette liberté a aussi un prix en énergie et en pollution de l'air. Il faut se hâter de faire bouger ce modèle pour éviter qu'il ne se répande partout sur la planète ainsi que je l'ai vu encore récemment à Tunis où on continue à construire des ponts et des viaducs autoroutiers comme on le faisait en France il y a 20 ans. Le rapport, de ce point de vue, fournit beaucoup de repères positifs pour faire évoluer le modèle urbain dans la bonne direction. Ressaisissons-nous pendant qu'il en est encore temps et interrogeons-nous maintenant : quelles sont les orientations fortes à donner aujourd'hui à l'urbanisme ?

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Un élu local est en permanence placé entre le rêve et le réel. Or une ville est aussi un lieu de décisions individuelles, un lieu de marché, un centre d'échanges. C'est pourquoi il faut y créer le désir d'y vivre. Les logements sociaux doivent y être de qualité, en particulier pour éviter d'avoir à refaire une nouvelle rénovation tous les vingt ans. Je critique certaines décisions prises dans les années 1970, comme celles sur les entrées de ville ou sur les voies rapides urbaines. Mais je reconnais bien volontiers que ce fut aussi une période d'expansion économique remarquable pendant laquelle on a résorbé de nombreux habitats insalubres à la suite des prises de position de l'abbé Pierre. On a construit énormément.

Il faut aussi relativiser les prises de positions des uns et des autres. Combien de participants à une manifestation cyclistes viennent, non pas à vélo, mais en automobile ? Combien de partisans de la densité urbaine vivent dans un pavillon entouré de thuyas ? Dans les quartiers des villes nouvelles, on trouve aussi beaucoup de richesse culturelle et de diversité sociale. Mais il est certain que, à partir des années 1980, la politique de la ville a surtout été réparatrice ; c'est le moment maintenant d'adopter une politique plus audacieuse en matière urbanistique, d'autant que l'automobile elle-même va certainement beaucoup évoluer dans les prochaines décennies.

M. Joël Bourdin, président. - Je constate que le commerce électronique va aussi avoir des conséquences sur les villes du fait de la multiplication des points de livraison, de l'évolution des hypermarchés et du retour du commerce dans les centres. Internet aura sans nul doute un impact important sur la forme et le fonctionnement des villes à l'avenir.

M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. - Nous fournissons à cet égard dans le rapport une analyse sur l'évolution des hypermarchés de périphéries. Les comportements des nouvelles générations auront aussi des effets importants sur les centres commerciaux, par exemple avec la multiplication des «drive in ». La fiscalité locale offre de son côté des leviers d'aménagement efficaces, en particulier pour l'orientation de l'urbanisme des agglomérations.