Mardi 28 janvier 2014

- Présidence de M. Gaëtan Gorce -

Audition de M. David Fayon, administrateur des postes et des télécoms, auteur de Géopolitique d'Internet : qui gouverne le monde ? (2013)

M. Gaëtan Gorce, président. - J'excuse Mme Catherine Morin-Desailly, retenue en circonscription. Nous accueillons M. David Fayon, administrateur des postes et télécommunications et auteur, notamment, d'un livre récent qui nous intéresse déjà par son titre : Géopolitique d'internet - Qui gouverne le monde ? Quelle est votre analyse des enjeux et des modalités de la gouvernance d'internet ? Quelles pistes auriez-vous à nous suggérer ?

M. David Fayon. - Qui détient le pouvoir sur Internet ? Quelle place occupe l'Europe, et la France en particulier, dans sa gouvernance ?

Je commencerai par quelques jalons de l'histoire encore récente d'Internet. De 1945 à 1985, une première période de l'informatique est centrée sur le matériel, avec IBM pour leader et Apple comme principal challenger, qui travaille sur l'ergonomie de la machine et son interface avec l'utilisateur ; la France est présente, grâce au Plan Calcul, qui est à l'origine d'entreprises comme Bull et SSII. Une deuxième période court de 1985 à 2005, centrée sur le logiciel, avec Microsoft comme leader et Linux comme challenger, qui travaille sur le logiciel libre, l'open source ; la France est peu présente, à part sur l'industrie du jeu. Nous vivons depuis 2005 dans une troisième période, centrée sur les données et dominée par Google, avec Facebook comme principal challenger, qui travaille sur l'exploitation des données à des fins de ciblage marketing ; la France dispose d'atouts, en particulier dans l'algorithmique, mais aucune entreprise de taille suffisante, ce qui vaut pour l'Europe tout entière. Nous en restons à une logique de start up, engoncés dans une logique cartésienne plutôt que de suivre un comportement pragmatique qui commanderait d'incuber davantage de start up et de les encourager à croître, quitte à ce que beaucoup n'atteignent pas la taille critique - en escomptant que, parmi les start up d'aujourd'hui, il y a les pépites de demain. Amazon a ainsi mis cinq ans avant de dégager un bénéfice...

Car l'économie du numérique, d'après une étude du cabinet McKinsey de 2011, représente déjà un quart et représentera demain la moitié de la croissance mondiale ; le numérique fonde une quatrième révolution, après celles de l'agriculture, de l'industrie et des services ; l'affaire Snowden a révélé au grand public les risques d'exploitation liberticide des données - même si, personnellement, je craindrais moins un « Big Brother » qu'une multiplication de « Small Brothers » aux mains de mafias aussi diverses que malfaisantes. Les notions de brouillage et de cryptage sont cependant bien plus anciennes qu'Internet et ont joué un rôle concret pendant la Deuxième Guerre mondiale, ou encore pendant la guerre d'Irak, lors de l'opération Tempête du Désert. Ce que l'affaire Snowden a cependant montré, c'est l'omnipotence américaine sur Internet, avec les organismes comme l'ICANN - mais aussi l'émergence de nouveaux ensembles, comme la Chine et la Russie, peut-être bientôt le Brésil, qui disposent chacun d'un intranet régional, au risque d'une « balkanisation » d'Internet.

M. Gaëtan Gorce, président. - Les États-Unis, comme chacune des puissances régionales que vous citez, ne poursuivent-ils pas leur intérêt national ? Quelles conclusions en tirez-vous pour la notion de régulation d'Internet ? Vous paraît-elle possible ? Ou bien n'est-on pas d'abord et surtout en présence de stratégies d'États qui s'affrontent ? Que pensez-vous de la proposition de racines ouvertes ?

M. David Fayon. - Il y a l'aspect commercial et il y a celui des libertés individuelles. Internet est par excellence un lieu d'échange, d'expression des libertés publiques et individuelles, mais le réseau est aussi un outil d'expansion marchande sans précédent. L'Europe a la taille critique comme marché, mais le continent souffre de son hétérogénéité, c'est une Babel linguistique où les usages des technologies numériques sont très divers - le Nord est en avance, avec des pays comme l'Estonie, où le Conseil des ministres se déroule pour partie on line ; le Sud est moins avancé, y compris la France, avec des taux d'équipement à Internet qui n'atteignent que difficilement 80% des ménages.

Faudrait-il un intranet européen ? Je ne le crois pas, car ce serait très complexe à mettre en oeuvre dans l'Europe des Vingt-Huit. En revanche, nous pourrions faire pression pour partager la gouvernance d'Internet. Au lieu de quoi, nous sommes focalisés sur un débat qui oppose non pas la droite et la gauche, mais ceux qui acceptent l'innovation, la modernité, et les « conservateurs », ceux qui ne veulent pas changer leurs habitudes - l'article liberticide voté sur la loi de programmation militaire en porte témoignage.

Je crois qu'il faut vivre avec son temps et que l'Europe, dont le marché est de taille supérieure à celui des États-Unis, est en capacité de développer des usages d'Internet où elle aurait également des positions de leader. Du fait de son expérience totalitaire, l'Europe se distingue aussi par son souci des droits de l'homme, qu'illustre la prégnance en Europe du principe de l'opt-in (par opposition à l'opt-out pratiqué aux Etats-Unis), principe qui exige l'accord de l'internaute pour l'utilisation de ses données.

Quels sont les modes de gouvernance d'Internet ? La régulation par les États ou l'autorégulation par des organismes autoproclamés (comme l'ISOC) avec des courants libertaires et néolibéraux ? Rappelons que le réseau a été préfiguré pour servir à l'armée américaine, qui recherchait une architecture de communication à la fois robuste et qui ne comprenne pas de centre, en particulier pour résister à des attaques liées à la contestation même de conflits dans lesquels les États-Unis étaient engagés. Cette communication en réseau numérique a trouvé des formes dont l'histoire est encore récente et loin d'être stabilisée ; son architecture va nécessairement évoluer, sachant qu'en 2025, cinq milliards d'humains seront connectés, via leur mobile davantage que par connexion fixe. Cette masse d'équipement posera du reste des problèmes environnementaux, car les mobiles utilisent des ressources finies et que l'ensemble consomme de l'énergie. Surtout, comment conçoit-on la gouvernance dans cette perspective ? Les États-Unis vont-ils lâcher du lest ?

Il me semble qu'en France, nous manquons singulièrement d'ambition et de continuité dans l'action, notamment dans le lobbying. Le général de Gaulle a lancé le Plan Calcul et, depuis, il n'y a quasiment rien eu : on se souvient de Valéry Giscard d'Estaing disant que la France était coupée en deux, entre ceux qui avaient le téléphone et ceux qui attendaient la tonalité ; de François Mitterrand, affirmant qu'il n'avait pas besoin d'ordinateur, vu qu'il avait Jacques Attali ; de Jacques Chirac, plaisantant avec le mulot de son ordinateur... Les Français procrastinent au lieu de se donner les moyens de relever les enjeux. Nous n'avons pas de culture numérique : à l'école, l'anglais est enseigné dès la maternelle, mais le numérique est absent jusqu'en Terminale, et encore, c'est une option ! Nous abordons une nouvelle frontière numérique, sans se mobiliser du tout. Les citoyens doivent comprendre ce qu'est un algorithme, un référencement naturel, quels sont les impacts de la géolocalisation, pour avoir des choix éclairés.

La gouvernance d'Internet est donc un sujet transverse aux multiples enjeux.

Les racines ouvertes me paraissent une bonne chose, mais à la condition de les lier à une politique commerciale ambitieuse, ce qui n'est pas du tout le cas : il manque, ici encore, une impulsion véritable des pouvoirs publics.

M. Gaëtan Gorce, président. - N'emportent-elles pas un risque de « balkanisation » de l'Internet ?

M. David Fayon. - Non, elles organisent plutôt un itinéraire bis, des échanges de données qui ne dépendent pas des noms de domaines. On a vu les États-Unis « débrancher » l'Irak en fermant, au plus fort de la crise, la branche « .iq », il y a eu des actions également envers l'Égypte : ce pouvoir d'extinction d'internet sur une zone est disproportionné, on comprend la volonté de trouver d'autres modes d'organisation.

M. Gaëtan Gorce, président. - Vous qui avez écrit un livre sur la géopolitique de l'Internet, comment expliquez-vous qu'en Europe, et singulièrement en France, nous ayons manqué la dimension politique d'Internet, que nous y ayons si peu investi ?

M. David Fayon. - Je crois que nos élites ne sont pas du tout ouvertes au numérique : elles ne possèdent pas des notions aussi simples que le surf anonyme ou le peer to peer, elles ne savent pas même faire la différence entre le téléchargement et le streaming... Cette analphanétisation est préoccupante...

M. Gaëtan Gorce, président. - La première cause serait donc culturelle ?

M. David Fayon. - Je le crois. Il faut dire qu'aucune cyberguerre n'a encore fait de morts. Il y a aussi qu'à l'échelon européen, les grands projets comme Quaero et Galileo n'ont pas abouti, faute d'investissement. Comparez les autoroutes de l'information lancées par Al Gore, avec le Grand emprunt lancé en 2009 sous Nicolas Sarkozy : ce n'est pas du tout la même échelle... Du reste, les seules entreprises françaises qui réussissent ont des noms anglo-saxons, comme Dailymotion ou Exalead...

On peut imaginer que les tensions géopolitiques soient accentuées par le numérique : rappelons que Taiwan produit le tiers des microprocesseurs dans le monde, ce qui rend envisageable un jour un choc sur la fabrication de ces puces.

Parmi les recommandations pour une politique numérique française et européenne, je dirais qu'il faut aider les entreprises à croître rapidement et développer les technopoles comme à Saclay ; il nous faut, en France, passer d'une logique cartésienne à une logique empirique, fondée sur les essais et les erreurs ; nous devons également miser sur des projets où l'Europe puisse être leader : le big data, l'open data, le web sémantique, les serious games, le cloud computing et l'Internet des objets ; nous devons, enfin, défendre les valeurs auxquelles nous sommes attachés.

M. Bruno Retailleau. - Il est important de distinguer deux notions, davantage que vous ne le faites : la puissance, qui consiste en la capacité, à travers des entreprises de taille mondiale, à définir les orientations d'Internet et à en prendre les bénéfices ; la gouvernance, qui consiste en un ensemble de règles dans une architecture donnée, et qui commande aussi bien les problèmes de souveraineté des États face à des agressions numériques de tous ordres, que la défense des libertés individuelles, des valeurs auxquelles nous sommes attachés. L'enjeu de la puissance fait poser cette question : pourquoi en Europe, et singulièrement en France, nous n'avons aucune grande entreprise d'échelle mondiale dans le numérique, donc aucune capacité d'orienter le développement d'Internet, alors que nous avons les compétences et les talents, en particulier mathématiques et algorithmiques ? La réponse est, me semble-t-il, à regarder du côté du modèle général de notre développement : dans une économie vieillissante, l'engagement dans la nouvelle économie est toujours difficile. Pour la gouvernance, la question est de savoir comment nous pourrions être le plus efficace pour, en quelque sorte, compenser notre retard : faut-il chercher d'abord à changer la structure d'Internet ? Cela me paraît particulièrement difficile et moins efficace, en fait, que de s'attacher à des projets comme un règlement européen sur les données personnelles, des règles pour la neutralité du net, ou encore une taxation européenne de l'activité sur le net : ces projets sont précis, probablement accessibles à l'échelon européen et national, et ils changeraient déjà beaucoup les choses.

M. David Fayon. - Modifier l'architecture du net, ce serait effectivement comme vouloir changer les roues d'une voiture en pleine vitesse... La fiscalisation du net est nécessaire : Facebook n'a acquitté que 171 000 euros d'impôts en France pour 2012, soit 0,1% de son résultat... quand les PME implantées sur notre territoire sont taxées à 33%... Un quart des noms de domaines sont réservés depuis des paradis fiscaux : c'est bien le résultat d'une optimisation fiscale. Cependant, la France pourrait difficilement prendre une action isolée sans risquer de voir les entreprises délocaliser davantage ; il faut donc rechercher un consensus européen. Le rapport Colin et Collin a fait des propositions intéressantes en la matière.

M. Bruno Retailleau. - Quelle vous paraît l'action possible pour défendre notre souveraineté numérique ? Et pour défendre les libertés individuelles sur le net ?

M. David Fayon. - Les exemples d'harmonisation européenne ne poussent pas à l'optimisme, il faut concilier des droits de traditions différentes, entre le common law anglo-saxon et le droit romain, avec cette difficulté propre au net qu'il faut y équilibrer les objectifs commerciaux et les libertés publiques : tout ceci n'est pas simple.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam. - Est-il vrai que l'informatique n'est enseignée qu'à partir de la Terminale, en option ?

M. David Fayon. - Avant la Terminale, l'enseignement ne se soucie que de l'usage des machines, pas du tout de faire comprendre comment elles sont faites, sur quoi elles reposent. Pour aller plus loin, il faudrait plus de moyens à l'Éducation nationale, ou bien en prendre sur d'autres disciplines enseignées : un vrai casse-tête, d'autant que le recrutement et la formation continue des enseignants poseraient de vrais problèmes. En matière de formation, du reste, la France gagnerait à se « benchmarker » sur le modèle allemand et à encourager bien plus les moyennes entreprises.

M. Gaëtan Gorce, président. - Merci pour votre participation.

Audition de M. Bernard Stiegler, directeur de l'institut de recherche et d'innovation du Centre Pompidou

M. Gaëtan Gorce, président. - Nous recevons M. Bernard Stiegler, philosophe, directeur de l'Institut de recherche et d'innovation (IRI) - qu'il a créé au sein du centre Georges-Pompidou - et auteur de nombreux essais sur les enjeux sociaux du développement technologique, en particulier des technologies numériques. Quelle est votre analyse des bouleversements en cours, de leurs enjeux de gouvernance - et quelles sont les pistes qui, selon vous, sont les plus intéressantes à suivre pour notre pays ?

M. Bernard Stiegler. - Je commencerai par énoncer cette thèse que je défends depuis quelques années déjà : le web 2.0 est arrivé à sa limite, pour de nombreuses raisons - que je vous dirai, après quelques mots sur mon parcours et sur l'histoire d'Internet.

Je suis philosophe et mon activité professionnelle a toujours été liée au numérique ; j'ai ainsi, en 1987, organisé au Centre Pompidou la première grande exposition française sur le sujet, « Mémoires du futur », inaugurée alors par André Santini et qui a accueilli quelque 675 000 visiteurs, ce qui reste l'un des plus grands succès du Centre. J'ai ensuite poursuivi mes recherches sur la conception assistée par ordinateur, sur l'image numérique et sur l'innovation industrielle, notamment à l'Université de technologie de Compiègne.

Je me souviens qu'au séminaire que j'avais organisé, en 1989, à La Villette sur la télévision du futur - en particulier le D2 Mac Paquet, une norme mêlant analogique et numérique -, où les grandes marques qu'étaient alors Thomson, Grundig, Philips ou Panasonic étaient venues, aucun Américain n'avait cru utile de participer ; je m'en étais étonné et un ami américain, très au fait du numérique, m'avait alors expliqué que la télévision, c'était fini - et que les Américains abandonnaient ce marché, pour investir sur les microprocesseurs, où les perspectives étaient bien plus florissantes.

Le 30 avril 1993, l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN) versait dans le domaine public le premier réseau Internet, que Tim Berners-Lee, Robert Cailliau et de nombreux Français développaient depuis plusieurs années ; ces chercheurs ont donné leurs découvertes au public, parce qu'ils considéraient avoir déjà été rémunérés pour leurs recherches effectuées dans le cadre de cet établissement public - largement subventionné par l'Europe - qu'était le CERN.

1993 est aussi l'année du rapport commandité par Al Gore, alors vice-président américain, sur les autoroutes de l'information et du lancement d'une nouvelle politique de soutien massif au numérique outre-Atlantique. Dès 1989, comme sénateur du Tennessee, Al Gore avait déjà affirmé que l'informatique était l'avenir industriel des États-Unis. Lisez ce rapport de 1993 : vous y verrez clairement décrite la voie qu'ont suivie depuis les États-Unis pour faire du web une invention américaine au service du développement américain.

L'histoire des deux décennies suivantes a des points communs avec celle du début du XXème siècle qui a vu les États-Unis asseoir sur le cinéma leur hégémonie mondiale, grâce à Hollywood. Le premier studio ouvre à Hollywood en 1912, alors qu'il n'y avait quasiment rien dans ce quartier de Los Angeles ; ce studio n'était peut-être qu'une baraque en bois, mais le Congrès américain n'en débattait pas moins du cinéma et de son importance pour l'économie américaine : « Trade follows films », a déclaré un sénateur dans ce débat, Jean-Luc Godard fait cette citation dans son histoire du cinéma. En fait, l'économie américaine s'est organisée pour solvabiliser l'industrie du cinéma, pour asseoir sa puissance - et en retour, par ce soft power, conforter la puissance américaine elle-même.

Nous vivons depuis quelque temps une nouvelle inflexion, avec le passage du soft power au smart power, qui s'adresse d'abord aux jeunes générations et qui passe par le développement systématique du numérique : nombre d'innovations viennent d'Europe ou d'Asie, mais c'est aux États-Unis qu'elles trouvent leur développement, parce que le gouvernement américain met tout en oeuvre pour qu'elles s'y épanouissent. Le CERN est européen, la France est l'un de ses principaux soutiens, mais le web est devenu américain ; le mode de transfert asynchrone (ATM), qui permet de transférer simultanément sur une même ligne des données et de la voix, a été inventé à Issy-les-Moulineaux, au Centre national d'études des télécommunications (CNET), mais il a trouvé outre-Atlantique son application industrielle.

Le développement a pu se réaliser dans certains États européens, mais c'est rare : c'est l'exemple de la Finlande, avec Nokia. Quand l'URSS s'effondre, l'économie de la Finlande est à terre, mais la chance de ce pays, c'est que France Telecom n'a pas utilisé le brevet du GSM - ce qui a permis à Nokia de se développer et à la Finlande de devenir l'un des pays les plus avancés au monde, qui a misé sur l'enseignement et l'intelligence humaine.

L'hégémonie américaine est donc fondée sur l'intelligence européenne et asiatique, ce sont bien des inventions extérieures que les États-Unis développent à l'échelle industrielle ; et le smart power constitue le nouveau programme, théorisé par Mme Hilary Clinton et par M. Barack Obama - pour une maîtrise numérique complète du monde, y compris au moyen de drones qui sont des machines à tuer hors-la-loi, le tout étant fondé sur le big data. Le numérique a ainsi intégralement redéfini les axiomes de la politique américaine ; les entreprises du secteur ont été quasiment dispensées d'impôts, le but étant qu'en dominant le numérique, les entreprises américaines orienteraient l'économie mondiale dans le sens des intérêts américains : pari largement réussi. La conséquence, pour les autres États, ne s'est pas fait attendre longtemps : une perte fiscale colossale, qui, comme l'ont noté MM. Colin et Collin, ne va pas cesser d'augmenter à mesure que les grandes entreprises vont robotiser davantage le travail. Voyez ce que fait Amazon qui, après avoir exploité sans vergogne de la main d'oeuvre bon marché, après avoir poussé les limites jusqu'à frôler l'esclavagisme, remplace désormais cette main d'oeuvre par des robots et bientôt des drones - Amazon a demandé des couloirs de vol aux États-Unis, pour livrer à domicile non seulement des disques et des livres, mais aussi les courses alimentaires et ménagères ; à ce rythme, que restera-t-il de notre grande distribution, d'un Promodès, par exemple ? Que restera-t-il de l'édition française ? Les éditeurs que je connais ne se font guère d'illusions...

Or, avec un chercheur comme Frédéric Kaplan, de l'École polytechnique fédérale de Lausanne, nous sommes plusieurs à dire que ce modèle a atteint ses limites. Non seulement par désaffection vis-à-vis du « Big Brother » qu'Edward Snowden a révélé - précédé de longue date par les hackers, ces passionnés du développement numérique qui vivent et militent pour un autre modèle de société, ce qui n'empêche pas certains de travailler pour les services secrets... Mais ce modèle atteint ses limites parce que, dans le fond, le web a été conçu pour créer un espace de débat entre scientifiques et savants, pour débattre d'idées, parce que la science se nourrit de controverse, ce qui est vrai également pour le droit, qui se nourrit d'interprétation : la jurisprudence est créatrice de droit. Du reste, le peer to peer n'a pas été inventé à l'ère numérique, mais dans l'Antiquité grecque - avec Thalès, pour qui tous les géomètres sont égaux devant la géométrie, et qui a fondé la citoyenneté.

Le web a été inventé dans le but de dialoguer, de s'informer, mais il est devenu le principal vecteur du business mondial, au service des États-Unis : c'est le résultat des milliards de dollars qu'a investi l'armée américaine dans le numérique - avec pour conséquence une transformation de cet outil initialement conçu pour la controverse, pour le savoir. Le World Wide Web Consortium (W3C), fondé par Tim Berners-Lee lui-même en 1994 et dirigé depuis par lui, a d'abord très bien réussi à gérer les normes d'Internet - puis il a fait les frais du lobbying américain, pour se placer finalement au service du plan d'Al Gore.

Le web 2.0 atteint ses limites, car l'opinion publique se retourne, on le voit avec Facebook : ce qui était positif devient négatif ; le système atteint ses limites parce que, comme le montre Frédéric Kaplan, il est devenu entropique : dès lors que les annonceurs ont pris le dessus sur les contributeurs du réseau, la hiérarchie sémantique qui commande les moteurs de recherche devient toujours plus étroite, le langage lui-même s'appauvrit, et avec lui l'orthographe - et à mesure que la dysorthographie se répand, voyez comment on écrit aujourd'hui les mails, les moteurs de recherche eux-mêmes perdent en précision et pourraient devenir parfaitement inefficaces, saturés par leur propre entropie.

À mon échelle, comme enseignant, je cherche une réponse du côté des cours en ligne ouvert et massif (les MOOCs, de Massive open online courses), ou plutôt dans ce que les Canadiens appellent les POOCs, les cours en ligne participatifs ; au millier d'élèves qui suivent mon cours en ligne, je demande de prendre des notes puis de les reporter sur un logiciel d'analyse, en indexant des éléments de compréhension, de commentaires, de clés... autant d'outils pour un index et des catégorisations aux mains de la communauté des internautes, au service de cette aspiration au débat qui motivait les créateurs d'Internet.

À l'échelle de notre pays, et de l'Europe, nous devons mesurer combien pendant toutes ces années où les États-Unis déployaient leur nouvelle politique industrielle fondée sur le numérique, aucun politique ni aucun responsable économique ne s'est véritablement mobilisé. L'Etat américain engageait des milliards, mais en France, nous mettions à terre les outils d'investissement à long terme, comme le Commissariat général au Plan, installé par le général de Gaulle. Je crois qu'il est grand temps qu'entre Européens, qu'au moins entre Français, Allemands et Britanniques, on puisse se dire que l'Europe est très mal partie, que son industrie autant que ses revenus fiscaux vont connaître des jours de plus en plus sombres et que le chômage va continuer à croître à mesure de l'automatisation de tous les services qui emploient aujourd'hui encore beaucoup de main d'oeuvre - la manutention, le transport : demain, tous ces services seront automatisés ! Et je crois que sur ce sombre diagnostic, il est aussi grand temps - et possible - de jeter les bases d'une nouvelle économie, fondée sur un nouveau web, européen celui-ci et doté de nouvelles règles. Un chercheur du MIT me disait qu'il travaillait sur la notice « Palestine » de Wikipedia : un objet limité en apparence, mais qui en dit très long sur les enjeux de la production du savoir sur Internet, puisque les changements quotidiens de la notice ne sont pas traçables ; avec une traçabilité des contributions, c'est l'herméneutique qu'on réintroduit, donc le débat sur les sources et finalement la diversité des savoirs elle-même, avec des enjeux scientifiques aussi bien qu'éditoriaux. Au lieu de quoi, l'Europe ne produit que des grand-messes où l'on ne fait rien d'autre qu'accompagner le marché...

M. Gaëtan Gorce, président. - Le paradoxe, cependant, c'est que pour encourager le nouveau web, vous en appeliez à rétablir des outils anciens comme le Plan... L'État est pourtant en retrait un peu partout...

M. Bernard Stiegler. - Sauf aux États-Unis : l'initiative est venue du sommet, et le financement, de l'armée... Il y a bien 52 États, avec des différences très fortes, y compris dans le droit, mais l'État fédéral américain est là pour les grandes orientations, pour la prospective - alors que l'Union européenne en est parfaitement incapable, parce qu'elle ne résiste pas aux lobbies, j'ai vu de près ce qu'il en était...

M. Gaëtan Gorce, président. - Les Américains seraient-ils en avance ? Comment voyez-vous l'évolution des forces en présence ?

M. Bernard Stiegler. - Je ne crois pas que les Américains soient en avance. Je connais bien les dirigeants de Google, pour les avoir eu en formation, et je crois qu'ils se trompent en investissant comme ils le font dans la robotique - en particulier dans la Google car : je sais que Renault suit, mais cela ne change rien à l'erreur... et c'est même pire pour nous, car suivre l'exemple d'un étranger, c'est comme être colonisé... D'un autre côté, Mme Pellerin annonce un plan de 20 milliards pour faire des infrastructures de très haut débit : c'est une catastrophe, car nous allons créer, à grand renfort d'argent public, des infrastructures que Google va exploiter, sans politique cohérente pour développer nos entreprises du numérique ! Au États-Unis, c'est tout l'inverse qui se produit, avec une armée qui finance de grandes commandes, de la recherche aux applications, et un État qui facilite le développement des entreprises du secteur. L'Europe doit reconstruire ses capacités productives, c'est nécessaire, ou bien la crise de confiance qui s'annonce sera catastrophique.

M. Gaëtan Gorce, président. - A cette aune, les réformes visant la protection des données personnelles paraîtront de second ordre...

M. Bernard Stiegler. - Certes, mais ces mesures sont utiles.

M. Gaëtan Gorce, président. - Merci pour votre analyse.