Mardi 20 mai 2014

- Présidence de M. Jean-Pierre Godefroy, président -

La réunion est ouverte à 15 heures.

Audition de Mmes Franceline Lepany, présidente et France Arnould, directrice de l'association les Amis du bus des femmes

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Nous accueillons Mmes Franceline Lepany et France Arnould, de l'association les Amis du bus des femmes. Notre commission spéciale tient, en premier lieu, à vous remercier pour l'accueil que vous avez réservé aux sénatrices et sénateurs qui ont participé à vos maraudes auprès des personnes prostituées.

Je vous adresse également les excuses de notre collègue Michèle Meunier, rapporteure de notre commission spéciale, qui est momentanément retenue en séance et qui ne manquera pas de nous rejoindre dès que possible.

Mesdames, notre commission spéciale attend votre réaction sur la proposition de loi qui nous a été transmise par l'Assemblée nationale.

Mme Franceline Lepany, présidente de l'association Les Amis du bus des femmes. - Notre association combat la proposition de loi au sujet de laquelle nous avons l'honneur de nous exprimer devant votre commission spéciale. Ce texte nous paraît aborder les problèmes de la prostitution de manière périphérique en s'inscrivant dans une perspective ouvertement prohibitionniste.

Permettez-moi tout d'abord de présenter notre association et ses objectifs. Nous sommes une association communautaire qui propose aux personnes prostituées qui le sollicitent un accompagnement global, que ce soit dans le domaine social, professionnel ou de la santé. Notre démarche s'adresse à trois grandes catégories de personnes prostituées : les prostituées traditionnelles, celles qui sont victimes de la traite des êtres humains et celles qui sont dans une situation intermédiaire et représentent l'essentiel des personnes que nous rencontrons.

Le dispositif proposé par la proposition de loi, qui vise à pénaliser le client, nous parait d'emblée contestable, puisqu'il remet en cause la jurisprudence communautaire et celle de la Cour européenne des droits de l'homme, qui autorisent les relations sexuelles librement consenties et rémunérées comme relevant de la libre prestation de services.

Une fois encore, il s'agit, dans cette proposition de loi, non pas d'interdire directement la prostitution en elle-même mais d'entraver l'exercice d'une activité qui n'est pas considérée, en soi, comme illégale. La démarche suivie est la même que celle de la loi de 2003 sur la sécurité intérieure, qui a interdit le racolage. La proposition de loi nous semble dangereuse en ce qu'elle remet en cause la capacité des personnes prostituées à consentir à un rapport sexuel contre rémunération et, d'un point de vue également juridique, qu'elle s'inscrit en faux contre un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 17 février 2005 qui rappelle la liberté de faire usage de son propre corps, fût-ce de manière violente. Le dispositif proposé va ainsi induire des effets contraires à ceux projetés, en entraînant les personnes prostituées vers plus de clandestinité.

Notre association accompagne les femmes qui le demandent. A ce titre, elle oriente notamment les femmes d'origine étrangère, qui sont parfois victimes de la traite, vers des formations en langue française qui sont la condition liminaire de leur réinsertion. Nous sommes pleinement d'accord avec l'idée qu'il faut combattre la traite.

Mais le plan d'action proposé par le Gouvernement pour la période 2014-2016 pour combattre la traite des êtres humains, d'ailleurs récemment définie dans le code pénal, nous inquiète. Les moyens d'action et d'accompagnement, en particulier sur le plan financier, ne nous semblent pas adaptés. Le plan paraît également entériner l'adoption de cette proposition de loi qui fait, pourtant, encore débat. Son dispositif nous semble encore problématique en ce qu'il conditionne l'obtention d'un titre de séjour renouvelable à l'acceptation d'un parcours de sortie de la prostitution qu'il est difficile de débuter lorsqu'on est victime d'un réseau sans disposer, au préalable, de moyens financiers nécessaires pour s'en extirper.

Certes, notre association reconnaît que cette possibilité, impartie par le plan d'action, d'obtenir un titre de séjour sans pour autant s'engager dans une procédure judiciaire, constitue une avancée. Mais des dispositifs existent déjà, qu'il s'agisse de la reconnaissance du droit d'asile ou de la délivrance de carte de séjour à titre humanitaire par le préfet.

Davantage, la mise en oeuvre d'un parcours de sortie de la prostitution nourrit les inquiétudes de notre association qui, du fait de son opposition à la pénalisation du client, risque de ne pas se voir délivrer l'agrément qui lui permettrait de participer aux instances chargées de veiller à son bon déroulement. Je ne vois d'ailleurs pas comment nous pourrions apprécier la sortie de la prostitution autrement que sur une base purement déclarative. Mais il ne faudrait pas que le fait de ne pas être associée à l'évaluation de ce parcours conduise notre association, dont le travail auprès des personnes prostituées est durable et reconnu, à la perte des subventions nécessaires à son fonctionnement !

La conditionnalité de la délivrance du titre de séjour à l'engagement dans ce parcours de sortie de la prostitution représente ainsi un double carcan : pour les personnes qui doivent obtenir un titre de séjour et pour notre association qui risque, à terme, de ne plus percevoir de subventions. Le parcours de sortie sera inapplicable si aucune mesure financière n'est prévue. Or, il est nécessaire que les personnes prostituées disposent des ressources suffisantes pour changer d'activité. Les Amis du bus des femmes les aide bien souvent, sur ses fonds propres. Car lorsque des moyens ne sont pas mis en place immédiatement, les personnes qui parviennent à échapper aux réseaux sont souvent condamnées à devenir proxénètes à leur tour !

Il faudrait avant tout faire en sorte que les dispositifs qui existent déjà en matière de droit d'asile ou au titre de l'article L. 316-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, soient appliqués. Mais la volonté politique n'existe pas.

En somme, notre association vous demande de ne pas voter la proposition de loi !

Mme France Arnould, directrice des Amis du bus des femmes. - Je rappellerai, à titre liminaire, que notre association résulte d'un projet de santé communautaire, rassemblant des personnes prostituées dites traditionnelles, c'est-à-dire exerçant librement leur activité, et s'est progressivement adressée aux autres catégories de personnes prostituées dont vous a parlé Franceline Lepany. Il s'agit davantage de « visages de la prostitution » puisqu'il importe, selon nous, de reconnaître la grande diversité des situations personnelles et de faire, par conséquent, la différence entre une activité librement choisie et l'aliénation dans un réseau prostitutionnel.

Notre association n'a pas vocation à émettre un quelconque jugement de valeurs ; elle s'insurge cependant contre la violence faite aux femmes, la traite des êtres humains et le proxénétisme.

Si la pénalisation des clients était instituée, les femmes ne pourraient plus choisir ni prendre de précautions, fussent-elles sanitaires. Une telle disposition conduirait à davantage de clandestinité et induirait d'énormes conséquences en matière de santé publique. Et pour notre association, qui va au-devant des personnes lors de ses huit maraudes hebdomadaires à Paris intramuros, dans les bois de Boulogne et de Vincennes, en forêt de Fontainebleau, ainsi que sur les boulevards des Maréchaux, la pénalisation entraînerait un accroissement des distances à parcourir et des difficultés pour approcher des prostituées dont la mobilité est l'une des caractéristiques. Nous n'avons pas non plus de certitudes quant à la pérennité des financements qui nous seront alloués. J'en profite, d'ailleurs, pour vous adresser les remerciements des personnes prostituées que les membres de votre commission ont pu approcher lors de leur participation aux maraudes : celles-ci ont été touchées par la qualité de l'écoute des commissaires qui y étaient présents.

Pour certaines personnes, qui ont dépassé l'âge de quarante-cinq ans, la prostitution relève d'un choix d'exercer une activité rémunératrice afin de subvenir aux besoins de leur famille. D'ailleurs, la proposition de loi est très hypocrite : pourquoi le politique doit-il s'immiscer dans une relation conduite entre deux adultes consentants ? N'a-t-il pas d'autres choses à faire ? Pourquoi ne pas renforcer plutôt la police pour améliorer la lutte contre la traite et le trafic des êtres humains ? Certes, la prostitution subie et violente est atroce, et notre association ne peut que s'élever contre.

Mais oublier l'humain, à l'instar de l'actuelle proposition de loi, qui est celui du visage de chaque prostituée, nous semble condamnable. Vous avez auditionné deux représentantes du mouvement du Nid qui ont connu des moments terribles et ont vécu leur prostitution de manière affreuse. Ces personnes ne doivent pas être oubliées, mais d'autres assument cette activité et l'exercent volontairement. Légiférer sur cette prostitution aux multiples visages est bel et bien difficile !

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Il est vrai que notre commission a recueilli des témoignages opposés sur la prostitution. Votre argument me paraît sans doute exprimer une position d'équilibre.

Mme Muguette Dini. - Je relève, mesdames, votre inquiétude quant aux incidences de la pénalisation du client. Nous sommes préoccupés par l'existence de réseaux de prostitution : êtes-vous en contact avec des personnes qui sont dans de tels réseaux et quel est leur regard sur la pénalisation du client ?

M. Michel Bécot. - Pourriez-vous nous décrire plus précisément le déroulement des maraudes ? Comment les personnes que vous recevez et qui sont victimes d'un réseau vous en parlent-elles ?

Mme France Arnould. - Nous disposons d'un camping-car et nous organisons des permanences d'accueil mobiles sur le même itinéraire, depuis près de vingt-quatre ans. Notre équipe va au-devant des personnes et leur distribue des matériels de prévention, dont des préservatifs. Notre véhicule accueille indistinctement les femmes, les hommes et les personnes travesties et peut, le cas échéant, les rediriger vers nos bureaux. Cette possibilité concerne notamment les personnes victimes de la traite qui peuvent prendre rendez-vous en journée.

M. Michel Bécot. - Lors de ces maraudes, ces personnes vous livrent-elles des informations personnelles ?

Mme France Arnould. - Pas toujours, puisque la confidentialité n'est pas possible dans notre véhicule. En revanche, il arrive que certaines, mises en confiance, arrivent à verbaliser leur expérience et émettent un souhait d'accéder à une formation pour sortir de la prostitution. Ainsi, les personnes prostituées d'origine nigériane sont désireuses d'apprendre le français et de franchir ainsi la première étape de leur réinsertion dans la société française qui implique de suivre des formations plus professionnalisantes. Mais le principe est de ne jamais parler, de notre côté, de la prostitution.

Mme Franceline Lepany. - La pénalisation du client n'est pas un sujet parmi les personnes prostituées victimes de la traite. Pour extraire les personnes des réseaux, il importe, d'une part, de les placer dans un système de protection et, d'autre part, de leur conférer des droits sociaux et, enfin, de leur proposer une reconversion professionnelle afin qu'elles ne sombrent pas, à leur tour, dans le proxénétisme.

Nous n'avons pas d'accès, en dehors des femmes qui en sont victimes, aux réseaux de prostitution.

Il importe de dénoncer une forme d'hypocrisie nationale qui consiste à occulter la situation des personnes prostituées traditionnelles, dont la retraite et l'accès au minimum vieillesse demeurent problématiques, et qui sont stigmatisées, quand bien même leurs activités sont imposées fiscalement. Alors que les poursuites contre le racolage ont pratiquement disparu, il semble que la pénalisation du client soit désormais privilégiée comme entrave directe au mode de subsistance de personnes qui ont choisi de se prostituer. Comme l'indique l'exposé des motifs de la proposition de loi, d'autres outils tels que l'exhibitionnisme ou l'attentat à la pudeur vont être utilisés et conduiront à criminaliser la prostitution librement consentie. Et d'ailleurs, les prostituées traditionnelles qui se trouvent dans le bois de Vincennes, malgré les bonnes relations qu'elles entretiennent avec le commissariat de police du XIIe arrondissement et la charte qu'elles ont mise en place, sont confrontées à des problèmes journaliers et parfois assimilées à des victimes de la traite. Pour nous, la pénalisation du client s'inscrit dans la logique de ces répressions auxquelles sont confrontées les personnes prostituées.

Mme Laurence Cohen. - Je ne partage pas vos postulats quant à la liberté et au choix des personnes prostituées. La France est un pays abolitionniste et elle se doit d'adapter sa législation pour traduire dans les faits cette position. Si je reconnais que la prostitution est un phénomène à plusieurs visages, la notion de choix me laisse en revanche dubitative : loin d'être l'expression d'une quelconque forme de liberté, la prostitution est davantage une obligation imposée par la violence et la contrainte économique. Comment assurer la liberté de ces femmes ?

Je reconnais comme vous une certaine forme d'hypocrisie dans le système puisque même les proxénètes sont imposés sur leurs activités. Mais il me semble que la loi a pour vocation de poser les interdictions et, en pénalisant l'acte tarifé, de lutter contre l'exploitation et la domination des personnes. La prostitution n'est nullement une activité comme une autre : elle n'est pas un métier donnant sens à une formation. Comme législateurs, je pense que nous avons plutôt le devoir d'améliorer la condition des personnes.

Mme France Arnould. - Parmi les visages de la prostitution se trouvent des personnes qui en ont fait le choix. Certes, on ne peut en l'occurrence parler de métier mais plutôt d'activités qui sont maîtrisées par celles et ceux qui l'exercent. Mais il est vrai que d'autres femmes n'ont pas cette latitude d'action et vivent mal leur activité prostitutionnelle.

Mme Franceline Lepany. - Il faut reconnaître que l'objectif de la proposition de loi, qui concerne également les personnes prostituées qui assument librement leur activité et qui sont considérées fiscalement comme des auto-entrepreneurs, est répressive. Une fois votée, cette loi devrait ainsi renforcer la clandestinité et entraver notre accès aux personnes prostituées qui constitue, pourtant, la première étape d'une lutte contre l'ensemble des réseaux. D'ailleurs, comme l'ont rappelé les policiers auditionnés par l'Assemblée nationale, il est impossible d'accéder aux réseaux mis en place par la cybercriminalité sans passer par les personnes prostituées elles-mêmes.

Mme Marie-Françoise Gaouyer. - Je trouve que votre refus de pénaliser le client est difficilement recevable car celui-ci n'est tout de même pas angélique ! Par ailleurs, il me paraît possible de remonter les filières de la cybercriminalité car avec les dispositifs de surveillance de l'internet, la traçabilité des internautes et des sociétés est assurée ! En tant que politique, il me paraît au contraire essentiel de légiférer sur la prostitution qui peut être vécue comme un calvaire, comme nous l'ont rappelé les personnes du mouvement du Nid que nous avons auditionnées.

S'agissant de l'agrément délivré aux associations qui s'engagent dans l'organisation du parcours de sortie de la prostitution, votre association est-elle prête à engager les démarches pour l'obtenir ?

Mme France Arnould. - Toute définition univoque de la prostitution est un leurre. L'objectif de lutter contre les réseaux fait l'unanimité, mais ceux-ci devraient être, en définitive, renforcés par la pénalisation du client.

Mme Maryvonne Blondin. - S'agissant de la distinction que vous opériez entre les prostituées traditionnelles et les autres catégories de personnes prostituées rencontrées lors de vos maraudes, la grande majorité d'entre elles n'est-elle pas issue des réseaux ? Celles-ci ne sont-elles pas, plus que les autres, soumises à l'impératif de rapporter de l'argent et ainsi conduites à consentir à des actes violents les mettant en péril?

Mme France Arnould. - Les prostituées traditionnelles ne connaissent que peu de violences perpétrées par leurs clients. En revanche, elles sont souvent victimes de la petite délinquance, à l'instar des autres catégories de prostituées. Et cette violence vise plus particulièrement les prostituées d'origine chinoise, dont la majorité appartient à des réseaux.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Je pense en effet que la délivrance de l'agrément, dont nous avons précédemment parlé, doit être avant tout conditionnée à l'action sur le terrain de l'association qui la demande.

Mme Franceline Lepany. - Notre association n'a bien évidemment pas pour vocation de conforter les femmes dans la prostitution, mais elle veille à ce que les femmes qui vivent de la prostitution ne tombent pas sous le joug de la répression.

Audition de M. Simon Häggström, chef de la brigade antiprostitution de Stockholm

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Nous auditionnons à présent M. Simon Häggström, chef de la brigade antiprostitution de Stockholm : merci d'avoir accepté notre invitation à venir nous présenter les outils et les résultats de la lutte contre la prostitution en Suède.

M. Simon Häggström, chef de la brigade antiprostitution de Stockholm. - Je vous présenterai l'action concrète de mon unité qui, dans la lutte contre la prostitution et la traite, s'est spécialisée dans l'arrestation des clients de personnes prostituées, tandis que la seconde unité de la brigade s'est, elle, spécialisée contre les réseaux de traite et contre les proxénètes.

Le Parlement suédois, en 1999, a criminalisé l'achat de services sexuels : cette loi est le principal outil à notre service pour arrêter des clients de personnes prostituées et contrer des réseaux de proxénétisme. Elle s'insère dans un dispositif pénal plus large, qui concerne la traite des êtres humains et le proxénétisme. L'achat de services sexuels, mais aussi la tentative d'achat de tels services sont pénalisés : il suffit que le client offre de l'argent ou toute autre compensation, même verbalement, pour que le délit soit constitué ; de même, l'aide d'un tiers à obtenir un tel service - le fait, par exemple, d'offrir un tel service en cadeau d'anniversaire - est passible de prison. La loi s'applique aussi bien aux hommes qu'aux femmes, même si, dans l'écrasante majorité des cas, le client est un homme. Le client encourt une peine d'un an de prison, ce qui n'a jamais été prononcé à ma connaissance, et une amende proportionnelle à ses revenus : le minimum est de 250 euros et le code pénal n'indique pas de plafond. Quant à la poursuite des proxénètes, la Suède dispose d'une législation très sévère, qui comprend notamment la déportation pendant cinq ans, et le Gouvernement pratique une tolérance zéro.

Pourquoi la Suède a-t-elle choisi de criminaliser le client, plutôt que la personne prostituée ? Je crois que, au terme d'un débat intense depuis les années 1970, le législateur suédois a choisi de punir le client en se plaçant de trois points de vue.

Il y a d'abord celui de l'égalité, qui me semble le plus important. Il est apparu inacceptable que, dans une société égalitaire, un homme puisse acheter une femme et, qu'en échange d'argent ou de tout autre avantage, un individu puisse disposer du corps d'un autre individu. L'achat, même temporaire, d'un corps humain a été considéré comme portant atteinte au principe d'égalité et, en pratique, comme un comportement criminel des hommes envers les femmes.

Deuxième point de vue, celui de la victime : il est apparu plus juste de punir le client plutôt que la personne prostituée, parce que celle-ci a été considérée comme étant le plus souvent victime d'une exploitation par le client. Cela ne veut pas dire que toutes les personnes prostituées sont des victimes, mais qu'il y a exploitation dans la plupart des cas. Dans le débat, des personnes prostituées ont fait valoir qu'elles avaient choisi leur « métier », que c'était leur liberté, voire leur sexualité, ce qui est tout à fait respectable ; la loi ne les vise pas, elle ne concerne pas cette petite minorité de personnes qui se prostituent « librement » et dont la voix se fait entendre fortement dans le débat ; la loi vise l'écrasante majorité, les 95 % de personnes prostituées qui ne sont pas libres mais victimes de réseaux de traite, venues par exemple de Roumanie, de Bulgarie ou encore du Nigeria. La loi a aussi, ici, voulu empêcher que ces réseaux ne s'implantent en Suède.

Enfin, troisième point de vue, celui de la demande, qui est la principale cause de la prostitution. S'il n'y avait pas d'hommes pour acheter des services sexuels, il n'y aurait pas de prostitution, encore moins de prostitution organisée en réseau ni de proxénètes qui, très loin des débats moraux sur la légitimité de la prostitution, sur son rapport à la liberté, font surtout, par leur crime, marcher des affaires très rentables. En s'en prenant aux clients, le législateur a donc aussi voulu tarir la source de ces réseaux criminels.

Comment travaille-t-on, en pratique, au sein de notre unité spécialisée dans la lutte contre l'achat de services sexuels, aux côtés de l'unité spécialisée dans la lutte contre la traite et le proxénétisme ?

Les opposants à la loi craignaient, et c'était peut-être leur argument le plus fort, que la pénalisation des clients ne rende la prostitution plus clandestine, moins visible. En fait, l'achat de services sexuels passe le plus généralement par des annonces sur des sites spécialisés qui proposent de tels services. Nous enquêtons sur ces sites, en recherchant d'abord les indices attestant qu'il s'agit de prostitution organisée : l'âge apparent des jeunes femmes qui s'y exposent ; le contenu de leur annonce - la rédaction en bon anglais est un indice, sachant que les jeunes femmes en question n'écrivent généralement pas l'anglais, voire leur langue maternelle - enfin, les horaires annoncés de leur activité - une disponibilité sept jours sur sept, 24 heures sur 24, est un indice sérieux que l'on est bien en présence de victimes d'un réseau de traite. Deuxième étape, nous jouons le jeu du client, en téléphonant pour prendre rendez-vous. Une fois l'adresse obtenue, nous prétextons une excuse pour ne pas venir, puis nous surveillons l'adresse, en général un appartement ; nous avons alors le droit d'arrêter toute personne qui se rend dans ce logement, sur le fondement du soupçon d'achat de services sexuels. Nous procédons à l'arrestation et nous saisissons le téléphone portable, qui contient généralement des preuves du rendez-vous aux fins de prostitution.

Le client peut reconnaitre les faits, ce qui arrive dans la plupart des cas parce que cela lui évite une procédure publique devant un tribunal. Le procureur fixe alors le montant de l'amende due. Si le client nie son implication, une procédure s'ouvre devant un tribunal, avec audience publique. Dans tous les cas, nous prélevons un échantillon d'ADN, pour un contrôle sur les crimes non résolus.

Dans le même temps, nous proposons au client une aide pour rompre avec l'achat de services sexuels : c'est la fonction des deux travailleurs sociaux qui sont intégrés dans notre unité. Les clients connaissent souvent des difficultés sociales ou psychologiques, des dépendances. Les travailleurs sociaux leur proposent des voies pour s'en sortir, par exemple une thérapie ; ils peuvent les suivre dans leur parcours : un travailleur social de notre équipe suit ainsi une cinquantaine de clients que nous avons arrêtés.

Ensuite, nous nous rendons dans l'appartement de la personne prostituée, pour recueillir son témoignage et pour l'informer de ses droits. Nous lui expliquons la loi, en lui disant bien que nous sommes là non pour la punir, mais pour l'assister et la protéger ; dans la plupart des cas, la personne accepte de témoigner. Il nous arrive également, en surveillant l'appartement ou en y entrant, d'arrêter le proxénète lui-même.

Grâce à la pénalisation du client et aux outils de lutte contre la traite humaine, ce dispositif mobilise assez peu de ressources policières et il s'avère efficace, y compris pour l'arrestation de proxénètes, qui ne sont certes pas à la tête des réseaux mais qui sont indispensables au fonctionnement de ceux-ci.

Quelles sont les critiques de la pénalisation du client et qu'en est-il en pratique ?

Il y a d'abord l'idée que la pénalisation rendrait la prostitution moins visible, plus clandestine. J'en ai parlé : dès lors qu'il y a une annonce, une publicité, il est tout à fait possible, et même relativement aisé de localiser le lieu de prostitution, puis d'intervenir.

La pénalisation du client augmenterait la violence faite aux personnes prostituées ? Rien ne l'a démontré, aussi bien dans l'évaluation gouvernementale de cette loi que dans mon expérience personnelle. Les femmes victimes des réseaux subissent de très nombreuses violences, je crois que la pénalisation du client n'y a rien changé.

Les personnes prostituées refuseraient toute coopération avec les autorités ? C'est l'inverse qui s'est produit : cette loi a donné la possibilité aux victimes de parler aux autorités. Parce que la société a pris position, non pas contre les personnes prostituées, mais contre les clients, elle a donné du pouvoir aux personnes prostituées. En témoignent les appels plus nombreux de celles-ci qui nous font part des violences qu'elles subissent, qui osent désormais en parler.

Un autre argument très présent dans de nombreux pays : la pénalisation du client priverait de vie sexuelle les personnes handicapées. J'avoue ne pas le comprendre : est-ce, sur le fond, qu'il y aurait un droit à avoir une vie sexuelle ? Ensuite, en pratique, sur les quelque 700 clients que j'ai arrêtés, aucun n'était handicapé physique, la plupart des clients sont des gens tout à fait ordinaires, des hommes entre trente et cinquante ans qui achètent des services sexuels en rentrant du travail, avant de retrouver leur famille.

La pénalisation du client, encore, repousserait les problèmes au-delà de nos frontières, dans les pays voisins ? Il est vrai que dans les enquêtes que nous avons menées, les clients déclarent à 70 % que leur précédent achat de services sexuels avait eu lieu à l'étranger, mais cela ne doit pas dissuader un pays d'agir comme il lui semble juste.

La pénalisation du client, enfin, ne ferait pas diminuer la prostitution ? C'est l'inverse que nous constatons. Stockholm, pour 2 millions d'habitants, comptait en moyenne 80 personnes prostituées en activité simultanée avant la loi. Il y en aurait une quinzaine aujourd'hui. On estime que la Suède comptait 3 000 personnes prostituées dans les années 1970, 2 500 en 1995 et un millier aujourd'hui.

Politiquement, la pénalisation du client fait l'objet d'un consensus de la part des huit partis de gouvernement. Il s'agit même de l'un des seuls sujets à rencontrer une telle adhésion ! L'opinion publique va dans le même sens : quelques années avant la loi, les deux tiers des sondés s'opposaient à la pénalisation du client ; une fois la loi adoptée, la proportion s'est inversée, en particulier chez les plus jeunes, ce qui est un gage d'adhésion durable.

La pénalisation a eu un impact sur les clients : en 1996, 13,6 % des hommes déclaraient avoir acheté des services sexuels ; dans une enquête récente, leur proportion est de 7,9 % et la crainte d'être dans l'illégalité apparaît comme un critère dissuasif important. Autre résultat : la Suède passe désormais pour un « mauvais marché » auprès des proxénètes, nous le savons à travers des enregistrements téléphoniques qui montrent clairement la difficulté de s'implanter et la préférence des proxénètes pour d'autres pays ; inversement, la Suède passe pour un pays plus sûr pour les femmes prostituées, notamment parce qu'elles savent qu'elles peuvent se plaindre à la police et que les clients le savent aussi.

Tous ces résultats, notamment la baisse de la prostitution dans la rue, je suis convaincu que nous les devons aux outils législatifs et à notre façon de travailler, qui articule des méthodes répressives et un travail social important.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - L'amende encourue par le client, proportionnelle à ses revenus, est au minimum de 250 euros mais elle n'a pas de plafond : comment est-elle déterminée en pratique ?

Vous nous dites, ensuite, que la loi ne réprime pas la prostitution « libre » et qu'elle vise seulement celle qui est organisée par des proxénètes : cette distinction est-elle toujours bien claire ?

M. Simon Häggström. - L'amende est fixée par le procureur ou par le juge, selon que le client accepte ou non de reconnaître les faits. Ensuite, s'il est effectivement difficile de prouver le libre consentement à la prostitution, il est bien plus facile de démontrer qu'un réseau est organisé ; dans les exemples dont je vous ai parlé, les jeunes femmes ne savent souvent rien des sites où elles figurent.

Mme Michelle Meunier, rapporteure. - De quels outils les travailleurs sociaux disposent-ils pour aider à sortir de la prostitution ?

M. Simon Häggström. - Les services sociaux disposent de leurs propres unités, qui proposent une aide aux personnes prostituées, avec des outils qui relèvent des politiques sociales en général ; de notre côté, nous avons deux travailleurs sociaux intégrés à notre unité, qui informent les personnes prostituées de leurs droits, tous domaines confondus, de la santé au logement, et qui orientent éventuellement ces personnes vers les services sociaux.

Mme Hélène Masson-Maret. - Dans la description que vous nous faites, il apparaît que vous mobilisez des moyens importants pour traquer les clients, mais très peu pour piéger les proxénètes, alors que ce sont pourtant eux qu'il faudrait arrêter en premier. Vous nous dites que la loi punit le proxénétisme de peines pouvant aller jusqu'à cinq ans de déportation, est-ce parce que les proxénètes sont toujours des étrangers ?

La pénalisation du client pourrait être efficace si tous les pays l'adoptaient, mais comme ce n'est pas le cas et que les réseaux sont internationaux, vos règles ne font peut-être que repousser les problèmes en dehors de votre territoire, sans conséquence pour les proxénètes : combien en arrêtez-vous dans les faits ? En quoi la pénalisation des clients vous facilite-t-elle cette tâche ?

Comment, ensuite, votre législation se concilie-t-elle avec le droit de disposer librement de son corps, reconnu par la Convention européenne des droits de l'homme ?

Enfin, êtes-vous vraiment satisfait des résultats quantitatifs que vous avancez ? Le pourcentage d'hommes disant avoir fréquenté des personnes prostituées n'aurait pas baissé de moitié en quinze ans, est-ce vraiment efficace ?

M. Simon Häggström. - Dans le délai imparti, je me suis concentré sur l'action de mon unité, sans vous présenter celle de l'autre unité de notre brigade qui s'est spécialisée dans la traque des proxénètes et des réseaux de traite humaine. Mais vous avez tout à fait raison : la criminalisation des clients ne suffit pas, elle n'est qu'un outil au service de la lutte contre les réseaux de prostitution.

Je crois, ensuite, que la liberté de disposer de son corps, qui est fondamentale et reconnue à ce titre par la Convention européenne des droits de l'homme, n'a guère à faire dans le sujet dont nous parlons, au moins pour l'écrasante majorité des personnes prostituées : dans 95 % des cas, les femmes ne vendent pas leur corps librement, elles le font par nécessité de survie et elles y sont souvent contraintes, par leur entourage ou par leurs conditions de vie ; allez dire aux victimes de ces réseaux qu'elles sont libres, vous verrez ce qu'elles vous répondront... Si 95 % des femmes vivaient dans des conditions qui leur permettent d'exercer cette liberté de disposer de leur corps, alors oui, je serais d'accord avec vous, contre toute limitation à la prostitution ; mais là où vous voyez l'expression d'une liberté, je vois plutôt un esclavage moderne. Nos perspectives sont différentes et je crains que nous ne restions en désaccord...

Mme Maryvonne Blondin. - Vous reconnaissez que les têtes de réseaux vous échappent : quelles sont vos relations de travail avec les services de police des autres pays européens ? Comment serait-il possible de faire mieux ? Appliquez-vous, en particulier, les recommandations du Conseil de l'Europe en la matière ? Enfin, quels sont vos liens avec les associations qui prennent en charge les personnes prostituées ?

M. Simon Häggström. - Je ne suis probablement pas le mieux placé pour vous parler de la coopération policière internationale, étant principalement sur le terrain, à Stockholm, mais j'ai le sentiment que la coopération policière est étroite contre les réseaux internationaux. Les têtes de réseaux nous échappent. La règle est même que, plus une personne est haut placée, mieux elle nous échappe, et la cause en est bien connue : c'est la corruption, qui est un défi pour les politiques eux-mêmes, au Parlement comme au Gouvernement.

Ensuite, nous coopérons avec les associations en tant que de besoin mais, une fois encore, nous sommes des policiers, notre intervention est circonscrite et ce sont plutôt les services sociaux en général qui gèrent la prise en charge des personnes prostituées.

Mme Laurence Cohen. - Dans un monde idéal, tous les pays auraient une législation cohérente contre les réseaux, mais la disparité constatée ne doit pas dissuader les pays qui veulent aller plus loin et cette expérience suédoise nous montre qu'il y a des résultats locaux, à défaut d'être internationaux. Je crois, ensuite, que l'enjeu est bien la lutte contre un esclavage moderne, contre la marchandisation des corps, beaucoup plus que pour le respect du droit à disposer librement de son corps.

En Suède, considérez-vous la prostitution dans un continuum des violences faites aux femmes, comme nous y invitent des associations qui réclament une grande loi contre ces violences, un texte qui inclurait la prostitution ?

M. Simon Häggström. - La violence sexuelle relève d'un chapitre du code pénal, nous la considérons en Suède comme une forme de criminalité de l'homme contre la femme.

Mme Catherine Génisson. - Vous intervenez dans les appartements et vous nous dites qu'il reste de la prostitution dans la rue : en connaissez-vous la proportion ? Comment pouvez-vous être certain que la pénalisation du client n'a pas rendu la prostitution plus clandestine ?

M. Simon Häggström. - La prostitution dans la rue est la partie émergée de l'iceberg : la plus petite, mais la plus visible. L'essentiel se passe dans des hôtels et des appartements ; on craignait il y a quinze ans que la pénalisation rende la prostitution plus clandestine, c'est l'inverse qui s'est produit, parce que l'offre de services sexuels procède par annonces et qu'il est relativement facile de les traquer.

Mme Catherine Génisson. - Je m'interrogeais sur une forme de prostitution que nous connaissons en France, qui se déroule en extérieur, dans les bois, dans des camions...

M. Simon Häggström. - C'est extrêmement rare en Suède : en dix ans, j'en ai rencontré un cas seulement.

Mme Catherine Deroche. - La prostitution est-elle illégale en Suède ? Si le client est pénalisé alors que la prostitution n'est pas interdite, où est la cohérence ? N'est-ce pas insatisfaisant, sur le plan intellectuel ?

M. Simon Häggström. - En Suède, nous avons choisi de ne pas pénaliser le « vendeur » de services sexuels, parce que nous l'avons regardé comme une victime dans la plupart des cas et que le pénaliser, cela reviendrait à fragiliser encore plus une personne qui est déjà en difficulté. En pénalisant le client, le législateur, la société dans son ensemble, envoient un message plus positif aux individus qui se prostituent, en leur proposant de l'aide plutôt que de les sanctionner. La vente de services sexuels n'est pas punie, ni encouragée, le message c'est que la prostitution endommage l'individu et la société tout entière, c'est que la solution n'est pas de criminaliser, de punir les personnes prostituées, mais de les aider à s'en sortir.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - La Suède punit-elle le racolage ?

M. Simon Häggström. - Non. Le moyen d'action est alors le trouble à l'ordre public.

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Combien de condamnations sont-elles prononcées chaque année ? Que se passe-t-il en cas de récidive ? Comment faites-vous, ensuite, pour arrêter des gens pour le simple fait qu'ils se rendent dans un appartement ?

M. Simon Häggström. - La récidive n'aggrave par la peine encourue, c'est une limite que nous avons signalée dans l'évaluation gouvernementale, même si, en pratique, la plupart des clients que nous arrêtons le sont pour la première fois.

Ensuite, nous arrêtons des gens sur la base de soupçons bien précis, parce qu'ils fréquentent des lieux dont nous avons identifiés qu'ils servent à des services sexuels payants et qu'ils ne servent quasiment qu'à cela ; si la personne arrêtée démontre qu'elle s'y rendait pour une autre raison, elle est relâchée, mais cela n'arrive quasiment pas. Il n'y a que les proxénètes pour se rendre dans ces lieux pour autre chose qu'y acheter des services sexuels...

M. Jean-Pierre Godefroy, président. - Nous vous remercions pour votre témoignage.

La réunion est levée à 17 h 20.