Mercredi 4 juin 2014

- Présidence de M. Joël Bourdin, président -

Atelier de prospective « Quels emplois pour demain ? »

M. Joël Bourdin, président. - Mesdames, messieurs, chers collègues, je suis heureux de vous accueillir à cet atelier de prospective, que nous consacrons aujourd'hui à un sujet qui concerne tout particulièrement les jeunes générations, celles qui sont actuellement au collège, au lycée, à l'université ou en formation professionnelle et se préparent à entrer sur le marché du travail dans cinq, dix ou quinze ans. Je veux parler des emplois de demain et des secteurs porteurs, susceptibles de guider leurs choix d'orientation professionnelle.

En choisissant ce sujet d'étude, notre délégation à la prospective joue pleinement son rôle : celui de déceler les évolutions économiques et sociales afin d'en informer le Sénat, et plus largement ceux qui lisent nos rapports - ils sont nombreux et ont bien raison !

Puis, si les transformations à l'oeuvre ne nous paraissent pas aller dans le bon sens, nous espérons inspirer les textes de loi, les infléchissements de politique, les actions positives susceptibles d'en corriger, à moyen et à long terme, la trajectoire.

En l'occurrence, dans le contexte actuel de crise économique et de chômage élevé, notamment chez les jeunes, la réflexion conduite par notre rapporteur, Alain Fouché, me paraît tout à fait bienvenue.

Je sais qu'il a entrepris, depuis plusieurs mois, un travail très approfondi, organisé de nombreuses auditions, rencontré les responsables « emploi » et « éducation » de la Commission européenne, et qu'il s'est même rendu en Allemagne pour voir comment fonctionne le système d'apprentissage allemand, que l'on nous cite toujours en exemple.

J'en profite pour saluer la présence d'Isabelle Le Mouillour, qui est venue tout spécialement de Bonn pour nous révéler la recette de ce succès, mais également pour remercier tous nos intervenants de cet après-midi du temps qu'ils ont bien voulu nous consacrer en apportant leur expertise dans nos débats.

Julien Damon, professeur associé à Sciences Po, spécialiste reconnu des questions sociales, animera nos échanges, que je pressens très fructueux.

J'indique à mes collègues sénateurs qu'à l'issue de cet atelier, je les garderai quelques instants, avec leur permission, pour que notre rapporteur leur présente son rapport. Je dois, en effet, requérir formellement leur autorisation pour sa publication.

Monsieur le rapporteur, cher Alain Fouché, je vous laisse très volontiers la parole.

M. Alain Fouché, rapporteur. - En choisissant de s'intéresser aux emplois de l'avenir, notre délégation avait dans l'idée, peut-être un peu naïvement, de dresser une sorte de panorama des secteurs d'activités qui embaucheront demain les enfants qui sont actuellement en cours de formation.

Dans le contexte actuel d'un taux de chômage élevé, qui affecte tout particulièrement les jeunes, notre délégation espérait y trouver des signaux plus optimistes à l'intention des générations qui se présenteront d'ici dix ou quinze ans sur le marché du travail.

Notre objectif était d'essayer de dégager quelques grandes tendances et de nous assurer que le système de formation, initiale ou continue, se mettait déjà en phase avec les futurs besoins de recrutement.

La délégation m'ayant confié la lourde responsabilité d'établir ce rapport, j'ai conduit, depuis mars 2013, une soixantaine d'auditions, une visite en collectivité territoriale, ainsi que des déplacements à l'étranger, à Bruxelles et à Cologne. Nous y avons collecté un volume très impressionnant d'informations, de notes, de rapports, d'études en tous genres.

Ma première conclusion, à ce stade, est donc que nous ne souffrons pas d'un manque d'information. Ce serait même plutôt l'inverse : nous disposons d'une masse considérable de données provenant des innombrables intervenants, à des titres divers, dans le secteur de l'emploi et de la formation. Et encore, je suis bien conscient de ne pas avoir rencontré toutes les parties prenantes.

Nous avons à ce titre entendu les acteurs du court terme, Pôle emploi en premier lieu bien sûr, ainsi que les différents services des ministères concernés, de près ou de loin, par les questions d'emplois. J'ai également rencontré plusieurs instances représentatives du monde de l'entreprise ou de l'encadrement qui établissent, pour leur compte, des projections à court ou moyen terme. J'ai consulté les structures plus directement dédiées à la prospective de l'emploi sur longue période : le Conseil d'orientation pour l'emploi, la Dares, le Céreq. Enfin, j'ai interrogé les services de la Commission européenne et de l'OCDE pour essayer d'établir des comparaisons internationales et resituer la position de la France en Europe et dans le monde dans ces questions d'emploi et de formation.

Je dois dire que tous ces interlocuteurs, à l'aune de leurs sphères respectives de compétences, extrapolent le potentiel de tel ou tel secteur d'emploi. Leur raisonnement est parfois étayé de manière très scientifique, sur la base de statistiques par exemple, ou bien il procède de manière plus empirique, en fonction des activités qui sont dans « l'air du temps ». Or, ce ne sont jamais tout à fait les mêmes branches qui sont citées comme prometteuses.

Il se dégage toutefois deux grandes tendances présentes dans toutes les analyses : d'une part, en faveur des nouvelles technologies - l'informatique notamment. Nous savons qu'il manque déjà actuellement 30 000 à 40 000 professionnels dans ce domaine en France ; d'autre part, autour de tout ce qui relève au sens large de l'aide à la personne, y compris le secteur sanitaire et social, en raison du vieillissement attendu de la population française.

Nous savons également qu'il existe une pénurie d'ingénieurs dans des secteurs très technologiques de même que dans le domaine des professions intermédiaires, comme le métier de soudeur.

Pour le reste, qu'il s'agisse par exemple des emplois industriels, de certaines professions intermédiaires, des métiers verts liés au développement durable, les appréciations sont contrastées et parfois même divergentes. Cela ne nous simplifie pas la tâche, ni d'ailleurs celle des parents qui voudraient aider à la future orientation professionnelle de leurs enfants.

Ma deuxième observation nous a conduits à faire preuve d'humilité. En effet, en dépit de toutes ces analyses détaillées, nous ignorons en fait largement quels seront les métiers de demain. Avec l'évolution des techniques, des technologies, du numérique, de la robotique, et j'en oublie, entre un tiers et 70 % des métiers d'avenir - là encore, les chiffres divergent - sont encore inconnus aujourd'hui.

Évidemment, la question du candide que je suis qui en découle est la suivante : comment peut-on se former à des emplois dont on ignore à peu près tout ? Surtout si l'on ajoute que, avec l'accélération de notre société et de la mondialisation, ce que l'on apprend aujourd'hui sera souvent déjà obsolète deux ans plus tard.

La conclusion à en tirer est double à mon sens.

D'abord, il faut nous attendre, et ces tendances sont déjà à l'oeuvre, à une modification profonde des conditions selon lesquelles on travaillera demain. Horaires, environnement externe et interne à l'entreprise, localisation des emplois, déroulement des carrières : tout est en train de changer et nous devons impérativement intégrer cette dimension de mobilité à notre réflexion.

Ensuite, il nous faut remettre en question la nature des savoirs à enseigner à nos enfants, pour qu'ils acquièrent ce concept barbare d'« employabilité » qui leur permettra, demain, d'entrer sur le marché du travail. Par exemple, plutôt que de continuer à les former à des métiers très précis - qui peut-être n'existeront plus le moment venu - ne faudrait-il pas leur inculquer des compétences transversales, qu'ils sauront mobiliser quel que soit leur futur secteur d'exercice professionnel ? Je pense notamment à la maîtrise des langues étrangères et de l'informatique, à la compréhension des enjeux du développement durable, à la capacité de s'exprimer en public, à défendre un projet, à travailler en équipe.

Je m'interroge également sur la capacité de notre système éducatif à effectuer cette mutation, au moment où les enquêtes Pisa ou d'autres encore, mettent en lumière une dramatique dégradation du niveau scolaire des jeunes Français.

De la même manière, il m'est apparu que le dispositif de formation professionnelle initiale des jeunes, comme celui de formation des demandeurs d'emplois, restait trop ignorant des besoins réels des entreprises et pouvait encore orienter les uns et les autres dans des voies professionnelles sans débouchés ou non opérationnelles.

Ce qui est inquiétant par ailleurs, et j'en viens à ma quatrième conclusion, c'est que bon nombre des difficultés qui m'ont été signalées pendant que je préparais mon rapport ne sont pas nouvelles. Que l'on parle de l'image de marque des cursus professionnels dans l'opinion publique, l'apprentissage notamment qui reste trop souvent un choix par défaut, que l'on évoque les faiblesses nationales dans les secteurs scientifiques ou de l'ingénierie, que l'on déplore la place réduite des femmes dans certaines carrières, la fuite des cerveaux ou les inégalités devant la formation tout au long de la vie, que l'on mentionne le potentiel de développement du télétravail, tous ces sujets et bien d'autres sont discutés depuis longtemps sans qu'il en résulte d'améliorations spectaculaires. Que faut-il faire pour que les choses évoluent enfin ?

Tels sont, brièvement évoqués, les thèmes de réflexion que je souhaitais porter à votre attention, en remerciant nos intervenants du jour d'avoir accepté de nous aider à y voir plus clair.

Les débats sont animés par M. Julien Damon, professeur associé à Sciences Po.

Ont participé à ces débats Mme Sandrine Aboubadra, chef de projet prospective métiers et qualifications, Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP) ; Mme Sabine Bessière, chef du département métiers et qualifications, Direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques (Dares) ; M. Damien Brochier, chef du département travail-emploi-professionnalisation, Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) ; Mme Sandra Enlart et M. Olivier Charbonnier, cofondateurs de D-Sides, laboratoire d'innovation et de prospective, et co-auteurs de l'ouvrage À quoi ressemblera le travail demain ? ; Mme Isabelle Le Mouillour, responsable de l'internationalisation et du suivi des systèmes de formation professionnelle, Institut fédéral allemand de la formation professionnelle (BIBB) ; M. Pierre Lamblin, directeur du département études et recherches, Association pour l'emploi des cadres (Apec) ; Mme Sylvie Delattre, responsable de l'activité métiers au département études et recherches, Apec ; M. Matar Mbaye, directeur des formations et services, Centre national d'enseignement à distance (Cned) ; M. François Velu, directeur de l'unité d'affaires Langues et culture, Cned ; M. Fabrice Bergeron, responsable de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques, Conseil économique, social et environnemental (Cese).

M. Julien Damon, professeur associé à Sciences Po. - Bonjour à tous, nous sommes réunis aujourd'hui pour un atelier de prospective. Nous nous intéressons donc à l'avenir. Nous allons tenter d'identifier des points de convergence sur un certain nombre de questions. Si vous en êtes d'accord, je suggère de privilégier les échanges plutôt qu'une suite d'interventions longues.

Je vous propose de construire nos échanges en trois temps, autour des principales conclusions du rapporteur.

D'abord, vous soulignez que nous souffrons non pas d'un manque, mais plutôt d'un excès de documentation. Vous demandez par conséquent aux nombreuses structures publiques de produire des analyses plus simples. Ma première question s'adressera donc aux représentants de la sphère publique, qui sont ainsi directement mis en question.

Dans un deuxième temps, vous constatez que nous ignorons largement quels seront les métiers de demain. Nous verrons si tous les participants partagent ce constat, ou si certains ont identifié, pour ainsi dire, des zones de clarté.

Dans un troisième temps, vous attirez notre attention sur une modification profonde des conditions dans lesquelles nous travaillerons demain, en évoquant, par exemple, le télétravail.

Ma première question est donc la suivante : ne pouvons-nous pas faire mieux en matière de production statistique ? Par mieux, je me réfère non pas à la pertinence, mais à la clarté.

Mme Sandrine Aboubadra, chef de projet prospective métiers et qualifications, Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP). - Aujourd'hui, chaque branche professionnelle dispose d'un observatoire prospectif des métiers et qualifications. Il existe également des observatoires de l'emploi et de la formation au niveau des régions. En outre, chaque administration nationale produit ses propres statistiques sur les questions d'emplois et de compétences. Il existe donc une multitude d'acteurs qui produisent des données sur les emplois, les compétences et les qualifications de demain.

En conséquence, l'information est disparate. Elle s'appuie souvent sur des sources différentes. En outre, il est très difficile de croiser les différents travaux existants et de les capitaliser. Face à ce constat, il y a un an, l'État a confié au CGSP la mission de mettre en place un réseau d'observation et de prospective sur les emplois et les compétences.

Tout l'enjeu de ce réseau, en cours de constitution, consistera donc à partager les travaux, à croiser les méthodes existantes, mais aussi les enjeux auxquels nous cherchons à répondre. L'objectif de ce réseau est de fournir une information aux acteurs de l'éducation nationale et de l'enseignement, pour que ces derniers adaptent leurs formations. Il s'agit d'un enjeu complexe en raison de la multitude d'acteurs concernés, au niveau tant local, régional que national, mais également au niveau des secteurs et branches. Il s'agit donc bien d'une préoccupation à laquelle l'État, avec ses partenaires, tente d'apporter des réponses.

M. Julien Damon. - Nous pouvons donc presque dire que la première préconisation du rapport a déjà trouvé une solution.

M. Jean Desessard. - À ce stade, rien n'est acquis.

Mme Sandrine Aboubadra. - Nous sommes bien d'accord qu'il s'agit à ce jour d'un projet.

M. Julien Damon. - Nous allons à présent entendre la Dares.

Mme Sabine Bessière, chef du département métiers et qualifications, Direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques (Dares). - La Dares et le CGSP réalisent tous les cinq ans un exercice de prospective visant à déterminer les métiers et qualifications liés aux postes à pourvoir dans un horizon temporel de huit à dix ans. L'originalité de cet exercice tient à son caractère quantitatif. Nous essayons en effet de chiffrer nos analyses. En outre, il est mené de manière très concertée. Le CGSP et la Dares travaillent avec les autres administrations en charge de la prospective. Ainsi, nous rencontrons la Direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) pour ce qui concerne les effectifs de la fonction publique, la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) sur les effectifs dans les professions de santé, ou encore l'éducation nationale pour les effectifs d'enseignants.

Par ailleurs, nous rencontrons les observatoires prospectifs des qualifications et des métiers (OPQM) des branches professionnelles. Nous mettons en regard nos travaux avec les leurs pour essayer de porter un regard concerté sur le sujet et d'éviter de superposer une multitude de chiffres.

L'exercice est scientifique et chiffré. Il s'agit d'observer la déformation de la part de chaque métier dans chaque secteur sur une longue période. Cependant, il s'agit également d'un exercice qualitatif qui se nourrit des observations et réflexions prospectives d'un grand nombre d'acteurs.

M. Julien Damon. - Monsieur Brochier, pouvez-vous nous présenter les activités du Céreq, en lien avec les deux interventions précédentes ?

M. Damien Brochier, chef du département travail-emploi-professionnalisation, Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq). - Le Céreq est impliqué dans la réflexion qui se met en place pour coordonner les données relatives à l'emploi et à la formation établies par les différentes structures existantes. Dans ce contexte, notre rôle a consisté à produire de l'information en amont pour avoir une vision globale du paysage. Nous travaillons depuis plusieurs années avec le réseau des observatoires régionaux de l'emploi et de la formation (Oref). Ces structures, implantées dans chaque région, produisent elles aussi de l'information territoriale sur l'emploi et la formation. Plus récemment, nous avons travaillé avec les OPQM des branches professionnelles.

En vingt ans, le paysage s'est beaucoup complexifié, à la suite de la demande des partenaires sociaux de créer des structures d'information sur l'emploi et la formation. Notre rôle a consisté à établir une photographie de ce paysage. Ainsi, en 2011, nous avons compté le nombre d'observatoires de branches existants. Nous en avons dénombré 126, un chiffre non négligeable au regard de la situation qui prévalait dix ans auparavant. Or, il est vrai que les acteurs ont travaillé séparément. Aujourd'hui, la priorité est que les acteurs échangent et mettent leurs méthodes en commun. Il existe un véritable enjeu de partage d'information.

M. Julien Damon. - Monsieur le Sénateur, vous souhaitez réagir.

M. Jean Desessard. - Je m'insurge contre cet état de fait. Voilà quelques années, l'on attribuait le nombre d'emplois non pourvus à un problème de qualification. La semaine prochaine, je poserai une question au ministre du travail sur l'adéquation de la formation avec les demandeurs d'emploi.

J'ai rencontré des représentants de Pôle emploi. Je leur ai demandé pourquoi les offres étaient non pourvues. Ils m'ont indiqué qu'il est difficile de définir une offre non pourvue. Je leur ai ensuite demandé quel est le nombre de personnes qui requièrent une qualification supplémentaire, en raison d'un manque de formation. Pour les médecins par exemple, le problème est assez simple, puisque c'est le corporatisme médical qui ne veut pas que l'on touche au numerus clausus.

Par la suite, je me suis enquis des postes restant non pourvus en raison d'une inadéquation entre le niveau de salaire et le niveau de compétence requis. J'ai également demandé quelles offres requièrent une adaptabilité à la mondialisation et des conditions de travail non acceptables. J'ai également souhaité savoir quelles situations sont liées à une orientation professionnelle qui ne correspond pas aux postes présents dans les entreprises.

Je n'ai pas obtenu de réponse à mes questions. J'ai constaté, pour toutes ces questions, une absence de tableau de bord. Mesdames et messieurs les intervenants, vous n'avez fait que confirmer l'absence d'un tableau de bord général pour disposer de pistes d'actions, alors que le contexte de chômage est dramatique. Nous voudrions disposer d'un tableau de bord pour savoir comment agir.

Mme Sandrine Aboubadra. - Je tiens à préciser qu'il existe déjà des outils de coordination. Ainsi, la Dares et le CGSP s'appuient sur un groupe commun pour produire leurs statistiques. C'est notamment de ces travaux qu'est née l'idée d'aller plus loin dans la constitution d'un réseau. Dans ce contexte, les postes non pourvus et les difficultés de recrutement pourraient constituer des sujets sur lesquels le réseau pourrait se pencher.

M. Julien Damon. - Les offres non pourvues sont un sujet récurrent. Existe-t-il une doctrine à la Dares permettant de les définir ou les mesurer ?

Mme Sabine Bessière. - Plutôt que les offres non pourvues, nous mesurons les tensions sur le marché du travail. La principale difficulté a trait à la relation entre la formation et l'emploi. En effet, aujourd'hui, la moitié des personnes exercent un emploi auquel elles n'ont pas été formées. Il existe un décalage entre les formations suivies par les personnes et les métiers dans lesquels elles s'insèrent.

M. Alain Fouché, rapporteur. - Je tiens simplement à rectifier à la marge la remarque de mon ami Jean Desessard. Le problème médical n'est pas de nature corporatiste. Si l'État a limité le numerus clausus, c'est pour réduire le déficit de la sécurité sociale.

M. Julien Damon. - Le Céreq n'a pas encore travaillé sur le métier de médecin. En revanche, il a étudié le métier de batelier. Monsieur Brochier, pouvez-vous nous en dire un mot ?

M. Damien Brochier. - Je n'entrerai pas dans le détail du métier de batelier. En revanche, il est intéressant de signaler que les branches professionnelles effectuent régulièrement un exercice prospectif concernant l'évolution de leurs métiers. Des études ont ainsi été effectuées sur les métiers des transports routiers, fluviaux et maritimes. Dans ce cadre, nous avons mené une réflexion sur l'évolution du métier de batelier. Ce dernier ne se chiffre qu'à quelques milliers d'emplois, même s'il connaît une forte croissance. Il constitue toutefois un exemple intéressant, car il montre qu'il est vain de raisonner dans un cadre strictement franco-français. Les enjeux de la batellerie sont déterminés par la réglementation européenne. Ils concernent, outre la France, les Pays-Bas, la Belgique et l'Allemagne. Dès lors, le seul contexte franco-français n'est pas pertinent pour raisonner sur l'évolution de ces métiers.

M. Julien Damon. - En termes de tableau de bord, est-il possible d'indiquer combien il existe de bateliers aujourd'hui et combien ils seront dans dix ans ?

M. Damien Brochier. - Il est difficile de le dire. Cela me conduit à revenir sur la question de l'adéquation. Depuis longtemps, nous menons des enquêtes sur le devenir des jeunes issus du système de formation initiale. Nous constatons un décalage important à moyen terme entre les métiers qu'ils exercent trois ans après être sortis du système éducatif et le diplôme qu'ils ont obtenu. L'on pourrait dès lors se poser la question de l'utilité du système éducatif. Mais la liberté des individus prime sur le reste. Dans ce contexte, une solution consiste à travailler, comme l'a souligné le rapporteur, sur l'adaptabilité des formations transversales.

M. Julien Damon. - Prenons un autre exemple. Vous nous avez indiqué qu'il existait 600 000 routiers en France aujourd'hui. Dans une dizaine d'années, combien pourraient-ils être ?

M. Damien Brochier. - Les projections quantitatives sont bien plus aisées à réaliser dans des périodes de stabilité conjoncturelle, puisqu'elles résultent en grande partie du prolongement des tendances existantes. Or, la période actuelle est marquée par la crise de 2007. Le principal enjeu consiste à relativiser les projections quantitatives avec les dires des acteurs de terrain et des experts.

Ainsi, malgré les réflexions menées autour du développement durable, tous les professionnels affirment que le transport routier restera assez décisif dans les prochaines années pour transporter les voyageurs ou les marchandises. Dès lors, le nombre de conducteurs routiers n'est pas perçu à moyen terme comme étant en baisse. Il convient donc de réfléchir à la poursuite de la professionnalisation des transporteurs routiers.

M. Yannick Vaugrenard. - Je remercie Alain Fouché d'avoir eu l'idée, au sein de la délégation à la prospective, de se consacrer à ce sujet. Il s'agit en effet d'un sujet récurrent, puisque nous constatons, depuis vingt ou trente ans, une inadéquation entre les offres et les demandes d'emplois. Bien qu'un grand nombre de travaux aient eu lieu sur le sujet, nous ne détenons toujours pas de solution. L'administration française, quel que soit son niveau, a-t-elle parfois l'idée d'aller se renseigner ailleurs pour disposer d'éléments de comparaison ?

Aujourd'hui, 500 000 à 600 000 offres d'emplois restent non pourvues. Or, vous constatez qu'il est très difficile de mettre en place un tableau de bord à moyen et long terme. Cette absence de coordination pose un problème. Dès lors, ne serait-il pas pertinent d'imaginer une sorte d'opération « coup de poing », qui consisterait à donner aux demandeurs d'emplois, quelle que soit leur formation initiale, une possibilité de formation complémentaire pour pourvoir à ces postes qui ne trouvent pas preneur ?

Enfin, sur le problème d'adaptabilité, il me semble plus facile de mettre l'accent sur la formation initiale. L'effort à mener à cet égard en maternelle et primaire est donc déterminant. Toutefois, j'irai plus loin : il me semble que les jeunes qui se trouvent en formation d'apprentissage devraient aussi bénéficier d'une approche de base en matière de langues et de philosophie, ce qui leur permettrait d'être plus disposés à changer de métier.

M. Julien Damon. - Vous avez mentionné les éléments de comparaison. Justement, l'une de nos intervenantes vient d'Allemagne pour nous présenter les recettes du succès allemand en matière d'emploi. Par la suite, nous verrons si nos intervenants ont des propositions à formuler à l'égard de l'opération « coup de poing » que vous avez évoquée. Enfin, je vous inviterai à une discussion sur la notion d'employabilité. Isabelle Le Mouillour, l'Allemagne a-t-elle une meilleure connaissance que la France de ce que seront les emplois de demain ?

Mme Isabelle Le Mouillour, responsable de l'internationalisation et du suivi des systèmes de formation professionnelle, Institut fédéral allemand de la formation professionnelle (BIBB). - Vous évoquez beaucoup l'offre ou la production de statistiques. Il s'agit toutefois de se demander à quel moment intervient la demande de statistiques.

L'Institut fédéral allemand de la formation professionnelle (BIBB) s'appuie sur plusieurs mécanismes de statistiques. Il travaille, d'une part, avec des statistiques relatives à l'évolution du marché du travail, produites par l'IAB, structure équivalente au Pôle emploi français. Il produit, d'autre part, ses propres statistiques, qui portent surtout sur la structure et le contenu des métiers.

Il existe aujourd'hui en Allemagne une liste comprenant environ 350 métiers. Le BIBB est amené à changer, non pas cette liste, mais la structure interne de chaque métier. Chaque métier comporte à la fois un coeur de métier plus ou moins stable, et une partie plus flexible, davantage en lien avec les nouvelles technologies ou les compétences transversales (soft skills), comme le travail en équipe et la prise de responsabilité.

M. Julien Damon. - Disposez-vous d'un tableau de bord, comme celui que nous avons évoqué ?

Mme Isabelle Le Mouillour. - L'IAB établit un tableau de bord de l'évolution du marché du travail à différents horizons temporels. Par ailleurs, le BIBB travaille sur les évolutions des métiers et des trajectoires professionnelles. Ce travail est similaire à celui du Céreq.

Il arrive que nous lancions des études ponctuelles sur un métier spécifique. Le problème est toujours de savoir qui formule la demande de statistiques. Nous rencontrons aussi des difficultés méthodologiques. Par exemple, l'IAB et le BIBB utilisent parfois des définitions différentes. Toutefois, la coopération de ces deux instituts est constante.

M. Pierre Lamblin, directeur du département études et recherches, Association pour l'emploi des cadres (Apec). - Le département études et recherches de l'Apec se consacre à la description des référentiels métiers.

Les postes non pourvus ont fait l'objet d'un rapport du Conseil d'orientation pour l'emploi en septembre 2013. L'Apec a été auditionnée à cette occasion. Nous mesurons très précisément les tensions du marché et les difficultés de recrutement. Nous étudions les raisons pour lesquelles les recruteurs ont des difficultés à pourvoir un poste, ou les raisons des abandons, qui ont principalement trait à des causes économiques.

Ces situations concernent toutefois moins de 2 % des postes à pourvoir sur le marché des cadres. Il s'agit donc d'un faux débat en ce qui concerne strictement le marché de l'emploi cadre. Nous pouvons parler non pas de pénurie, mais plutôt de tensions. Il convient de ne pas confondre ces deux notions. Nous assistons à un ajustement entre le profil recherché et le profil recruté. Les postes non pourvus concernent souvent des emplois souffrant d'un déficit d'attractivité, ou des métiers très techniques. Un travail de valorisation est mené par les branches à cet égard.

M. Julien Damon. - Selon le rapporteur, nous ignorons largement quels seront les métiers de demain. Comme il l'a indiqué, on dit qu'entre un tiers et 70 % des métiers restent à inventer à l'horizon 2024. Ma question s'adresse aux auteurs de l'ouvrage À quoi ressemblera le travail demain ? : que vous inspire ce constat ?

Olivier Charbonnier, cofondateur de D-Sides, laboratoire d'innovation et de prospective, et co-auteur de l'ouvrage À quoi ressemblera le travail demain ? - Gardons-nous d'apporter des réponses trop hâtives. La question même de l'existence de « métiers de demain » doit se poser. En effet, raisonnerons-nous demain encore en termes de métiers et d'emplois ? Nous nous trouvons dans une période de transformation profonde.

Une fois cela rappelé, un certain nombre de questions se posent. Il s'agit d'adapter à la fois notre appareil de formation et notre appareil de production aux mutations pressenties.

Concernant l'appareil de formation, nous assistons à l'émergence de nouvelles formes de capacités et de compétences. Cette préoccupation doit être prise en compte dès maintenant, sans pour autant chercher trop rapidement à imaginer un système pédagogique fermé. Il convient de laisser des portes ouvertes.

Sur la question de l'appareil de production, un travail très important d'accompagnement des entreprises est nécessaire pour que celles-ci s'ouvrent et accueillent de nouveaux gisements d'activités. Par exemple, dans le domaine des data, il existe un potentiel colossal dans la capacité à récupérer, interpréter et commercialiser des données. Toutefois, à ce jour, nous ignorons encore combien d'emplois ces activités produiront. Concrètement, nous avons intérêt à ce que nos entreprises se transforment, en favorisant une forme de « flexisécurité » pour permettre aux individus d'innover et de prendre des initiatives. Par ailleurs, il est souhaitable que nos entreprises s'ouvrent vers l'extérieur et aillent chercher de la souplesse et de la création d'activité auprès de plus petites structures, plus récentes, plus souples et plus agiles, comme le sont des laboratoires de recherche ou des start-up.

M. Julien Damon. - Vos propos me conduisent à poser une question qui est, à mon sens, en plein coeur de notre débat : y aura-t-il encore des managers demain ?

Mme Sandra Enlart, cofondatrice de D-Sides, laboratoire d'innovation et de prospective, et coauteur de l'ouvrage À quoi ressemblera le travail demain ? - Avant de vous répondre, il est important de préciser que les travaux que nous avons menés ne nous permettent pas de répondre à la question posée en termes de métiers ou d'emplois. Nous ne travaillons pas sur le registre des statistiques.

Les managers seront sans doute encore présents demain, mais ils ne seront pas les mêmes. Nos travaux portent sur la transformation de la relation au travail et des organisations du travail. Ces mutations vont engendrer de nouvelles postures, de nouvelles manières d'intervenir dans le travail. La relation managériale telle que nous la connaissons aujourd'hui sera inévitablement affectée par ces évolutions. Nous aurons sûrement besoin de « tiers facilitateurs » pour améliorer les modes de collaboration dans l'entreprise. Des rôles de cette nature émergeront.

M. Damien Brochier. - Concernant les managers, je relativiserais quelque peu vos propos. Nous avons récemment mené une étude sur les professions intermédiaires. Pour l'instant, l'introduction des nouvelles technologies auprès des publics de managers a tendance à renforcer leurs activités de reporting, sans que le management supérieur leur explique en quoi cette activité est utile. Nous assistons donc à une responsabilisation accrue des managers, qu'ils considèrent souvent comme une surcharge.

Mme Sandra Enlart. - Nous partageons pleinement ce constat. Aujourd'hui, de nouveaux outils sont intégrés dans l'entreprise alors que la manière de penser, elle, reste inchangée. En conséquence, les nouvelles technologies entraînent encore plus de contrôle et de reporting. Ce phénomène pose des questions en termes de modes de coopération et de risques psychosociaux. Nos réflexions se projettent toutefois à un horizon de quinze ans.

Mme Isabelle Le Mouillour. - Il existe aujourd'hui 350 professions réglementées en Allemagne, contre 340 en 2002. Le nombre total de professions réglementées a donc très peu varié en dix ans. En revanche, 190 professions ont été actualisées. S'il existe des changements internes de la structure des métiers, en revanche, nous n'observons pas de changements de professions.

Mme Sabine Bessière. - En France, nous n'observons pas non plus la création de nouveaux métiers. Nous assistons plutôt à l'évolution des compétences des métiers existants. Les cadres de référence existent et évoluent régulièrement.

M. Olivier Charbonnier. - Nous sommes ici au coeur du problème. Comme l'a souligné Sandra Enlart, nous butons sur un cadre de référence dont nous avons du mal à nous départir. Sur la question des managers, je vous raconterai une histoire concrète. Il y a quelques années, nous avons supervisé un événement qui avait pour vocation de créer des jeux vidéo artistiques.

L'événement a rassemblé, pendant 48 heures, 42 jeunes entre 23 et 28 ans, ayant répondu à un appel à projet sur les réseaux sociaux. À l'issue des 48 heures, ces 42 jeunes avaient créé neuf prototypes de jeux vidéo. Aucune entreprise de jeux vidéo au monde n'est capable de produire neuf prototypes en un délai aussi court.

Ce type d'expérience permet de quitter les paradigmes actuels pour penser le travail et le management de demain. Nous devons raisonner en termes de rupture. Tant que nous raisonnerons avec nos cadres de références actuels, nous aurons des difficultés à envisager la situation différemment.

Mme Sylvie Delattre, responsable de l'activité métiers au département études et recherches, Apec. - J'ajouterais un autre exemple intéressant. Il s'agit de la création de l'école d'informatique « 42 », par Xavier Niel. La création de cette école répond à un problème de « pénurie » de développeurs Web. Xavier Niel a souhaité se démarquer des formations existantes dans les universités et écoles en ouvrant très largement ses portes à des jeunes avec ou sans qualification, mais très motivés. La formation est financée par Free. Le travail est effectué exclusivement sous forme de projets en groupes. Il s'agit d'une expérience intéressante dont nous devrons tirer des enseignements.

M. Julien Damon. - Cela nous conduit à la question du recours aux nouvelles technologies dans l'éducation. Il serait intéressant de connaître le point de vue du Cned sur le recours au numérique en termes d'éducation et de formation dès l'école primaire, puis tout au long de la vie.

M. Matar Mbaye, directeur des formations et services, Centre national d'enseignement à distance (Cned). - Le Cned est pleinement concerné par la révolution numérique, et ce à double titre : il s'agit pour lui à la fois d'enseigner par le numérique et de former ses inscrits au numérique.

Pour le Cned en tant qu'institution de l'éducation nationale dont le rôle est de concevoir des programmes de formation par correspondance, la révolution numérique entraîne une nouvelle approche pédagogique et un véritable changement de l'offre.

Pour le Cned en tant qu'enseignant, sa mission est également de délivrer l'équivalent d'un certificat de compétences à ses inscrits. Au-delà du support informatique, le défi consiste à apporter, dans l'approche pédagogique, une compétence transversale liée au numérique. Dans ce contexte, la notion d'ouverture est fondamentale.

L'éducation nationale a une culture très établie, avec des cadres et paradigmes stables. Or, il convient de s'adapter à une réalité complexe, à une véritable révolution introduite par le numérique. L'exemple que vous avez cité sur l'atelier de 48 heures, nous l'avons connu avec Linux. Linux fonctionne de la même manière, sans management, avec une simple coordination. Nous entrons dans de nouveaux rapports de travail, avec de nouveaux outils. Il est aujourd'hui plus qu'essentiel, en tant que formateur, de travailler sur les notions de compétences transversales et d'ouverture.

M. Julien Damon. - Les compétences transversales font justement l'objet de la septième recommandation du rapport.

Mme Isabelle Le Mouillour. - Notre dernier rapport sur la formation professionnelle montre qu'environ 80 % de la population active utilisent l'informatique dans leur vie professionnelle. En termes de formation, laquelle est principalement prise en charge par les entreprises en Allemagne, environ 21 % des artisans et petites entreprises utilisent l'informatique dans leur formation initiale. Ce taux atteint 55 % dans les entreprises comptant plus de mille employés. Nous ne nous attendons pas à de grands changements à cet égard.

L'utilisation de l'informatique est donc plus importante dans la population active que dans la formation professionnelle. Plus l'entreprise est petite, moins l'utilisation des supports informatique est présente dans la formation professionnelle initiale.

En revanche, l'utilisation de l'informatique intervient de plus en plus dans l'accompagnement de la formation initiale. Ainsi, les jeunes disposent d'un cahier de formation en ligne. Il existe aussi des portails d'informations et d'échanges pour les formateurs en entreprises, ou des modules de formation pour les formateurs sur des plateformes Internet.

M. Julien Damon. - Si, par compétences transversales, nous entendons la maîtrise du numérique et les langes, comment pourrait-on progresser à cet égard en France ?

Mme Sandra Enlart. - Je crains de devoir jeter un pavé dans la mare en exprimant un doute sur la notion de compétences transversales. Depuis des siècles, nous imaginons une formation universelle, qui permettrait aux personnes de s'adapter en toutes circonstances. J'attire votre attention sur le fait que la notion de compétences transversales reste très discutée en sciences de l'éducation. Il n'est pas certain qu'il existe une liste de compétences transversales.

Dans la réalité, il est en revanche certain que la succession de situations et d'expériences différentes permet de développer une capacité d'adaptation plus forte.

Mme Sandrine Aboubadra. - Le Comité observatoires et certifications a récemment défini un socle de compétences de base. Cet outil est destiné à être partagé par l'ensemble des branches professionnelles. Il fait référence à des compétences de base identifiées au niveau européen, telles que littératie, numératie, nouvelles technologies, etc. Il s'agit d'une première étape dans la mise en place de compétences transférables.

M. Julien Damon. - Vous évoquez la littératie. L'illettrisme numérique pose un problème aujourd'hui. Certains spécialistes estiment qu'il convient d'apprendre aux tout-petits, non à maîtriser des langues étrangères, mais à coder. Qu'en pensez-vous ?

M. Damien Brochier. - Les enfants en bas âge apprennent seuls à se servir des outils numériques. Il existe à cet égard des formes d'auto-apprentissage étonnantes.

Concernant les compétences transversales, je partage le point de vue de Sandra Enlart. Il existe en France une trop grande focalisation sur une adéquation parfaite entre la formation et le métier exercé par la suite. Cette vision est héritée de la planification à la française, qui prévaut dans l'éducation nationale mais aussi dans les entreprises.

Or, à mon sens, l'absence d'adéquation n'est pas forcément un problème en soi. Il s'agit en revanche, au travers de la notion de compétences transversales, d'acquérir une capacité à évoluer après avoir exercé un métier donné. Cette question renvoie à la formation continue et au compte personnel de formation. Il convient de donner les moyens aux individus d'acquérir des formations complémentaires et de passer relativement facilement d'un métier à un autre. C'est plutôt sous cet angle que j'envisage la notion de compétences transversales. Cette dernière ne s'acquiert donc pas forcément uniquement au cours de la formation initiale.

Enfin, j'ai mené une étude sur l'illettrisme dans l'apprentissage. La société française a longtemps considéré que certains métiers n'avaient pas besoin d'un apprentissage en philosophie ou en langues. Cette approche est vraiment regrettable. À mon sens, si un apprenti boucher veut un jour changer de métier, il le pourra d'autant mieux qu'il dispose d'un socle de compétences de base.

Mme Isabelle Le Mouillour. - En Allemagne, les compétences transversales font partie intégrante du cadre national de certification.

M. Matar Mbaye. - Vous avez demandé si nous devons apprendre aux enfants à coder. À mon sens, il convient de faire preuve de prudence. L'École 42 vise à mettre à disposition de l'entreprise des compétences immédiatement utilisables. Pouvons-nous adopter cette approche pour l'ensemble du système éducatif ?

Si, demain, nous souhaitons apprendre à coder à l'école, nous devrons nous demander si ce choix ne se fera pas au détriment d'un autre enseignement. De même, il faudra nous demander si cet enseignement doit être dispensé à tout le monde, et à partir de quel âge.

M. Julien Damon. - Le rapport préconise un renforcement des liens entre le monde du travail et le monde des étudiants. Il exprime également le souhait de consolider la formation professionnelle duale. Comment pourrait-on progresser sur ce point en France ?

M. Damien Brochier. - Sur ce point, je trouve le constat du rapport un peu sévère. Je mène de nombreux entretiens avec des acteurs de la formation. Pour moi, la situation a beaucoup évolué en trente ans, dans le sens d'un renforcement des échanges et des partenariats entre les professionnels et les acteurs de la formation. Les formations en alternance ont permis d'instaurer des liens. Aujourd'hui, de nombreuses entreprises sont impliquées dans l'éducation nationale. De même, les conseils régionaux ont apporté de l'eau au moulin en aidant ces partenariats à se structurer. En revanche, les préjugés à l'égard du monde de l'entreprise restent plus importants chez les professeurs d'enseignement général. Ces derniers ont peu d'opportunités de rencontrer des professionnels. Dans l'éducation nationale, une direction se consacre exclusivement à ces questions. Même s'il reste des efforts à mener, nous nous trouvons dans un processus vertueux.

M. Julien Damon. - Je souhaiterais à présent poser une autre question à Sandra Enlart et Olivier Charbonnier. À quoi ressemblera l'entreprise de demain ? En particulier, les entreprises de demain accueilleront-elles davantage de stagiaires et d'apprentis ?

M. Olivier Charbonnier. - Je ne saurais pas répondre directement à cette question. Toutefois, une tendance se dessine actuellement. Il semble que l'entreprise soit amenée à devenir un lieu bien plus ouvert qu'elle ne l'est aujourd'hui.

Ainsi, nous constatons que les locaux des entreprises sont inutilisés du vendredi soir au lundi matin, et nous réfléchissons à en faire de nouvelles utilisations.

De la même manière, l'entreprise pourrait être utilisée comme un terrain d'apprentissage. Nos expérimentations visent à intégrer la question des étudiants dans l'entreprise afin de favoriser des dynamiques de métissage. De même, l'entreprise a beaucoup à apprendre du monde étudiant.

Toutefois, la notion de travail est très plurielle. Il existe de nombreuses situations professionnelles. Les comparaisons ne sont pas toujours possibles entre le travail dans une multinationale ou dans une PME, dans une entreprise de la sidérurgie ou une start-up. De ce point de vue, la diversité doit conduire les systèmes éducatifs à rester ouverts.

En résumé, les points de rencontre à envisager vont dans les deux sens. À notre avis, il convient de construire un véritable aller-retour entre l'entreprise et le monde étudiant.

Mme Isabelle Le Mouillour. - Permettez-moi de vous poser une question : combien y-a-t-il d'apprentis au Sénat, à la Dares, au Cned ou au Céreq ?

En Allemagne, il existe un pacte national pour la formation professionnelle. Ce pacte oblige les entreprises et les institutions publiques à recruter des apprentis. Ainsi, au sein du BIBB, nous comptons actuellement une vingtaine d'apprentis, que ce soit dans le domaine de l'informatique, de l'accueil du public, de l'organisation d'événements ou encore de l'analyse de marché et des statistiques.

Lorsqu'une organisation s'engage dans l'apprentissage, il s'agit pour elle d'un investissement, au même titre qu'un investissement consenti dans du matériel ou des bâtiments. D'après nos statistiques, la durée moyenne de formation s'élève à trois ans et demi pour obtenir un retour sur investissement positif pour l'entreprise. Pourquoi une entreprise s'engagerait-elle sinon dans la formation initiale ? Il serait utile, en France, d'envisager la question sous cet angle, en tenant compte des futurs retours d'investissement.

M. Julien Damon. - Je pense qu'il serait intéressant de faire le point sur le nombre de stagiaires et d'apprentis dans nos institutions respectives. Je propose de commencer par le Sénat.

M. Joël Bourdin, président. - Certains services du Sénat accueillent des apprentis, notamment au restaurant ou au jardin. Par ailleurs, la délégation à la prospective a été la première, il y a quelques années, à avoir ouvert la possibilité d'accueillir des stagiaires. Depuis lors, pratiquement tous les services, et notamment les commissions permanentes, ont accepté le principe d'accueillir des stagiaires. Par conséquent, nous faisons des progrès.

M. Fabrice Bergeron, responsable de la délégation à la prospective et à l'évaluation des politiques publiques, Conseil économique, social et environnemental (CESE). - Les services administratifs du CESE accueillent également des stagiaires.

M. Olivier Charbonnier. - Au sein de D-Sides, nous travaillons beaucoup avec des apprentis.

M. Damien Brochier. - Au Céreq, nous accueillons régulièrement des stagiaires. Nous avons également accueilli des apprentis, mais nous n'en avons pas en ce moment.

Je tiens à souligner deux grandes différences entre le système allemand et le système français. Il existe une forte diversité de la représentation professionnelle en France. Dans notre pays, chaque branche est fière de détenir des métiers qui lui sont propres. Il s'agit d'un facteur de complexité. Il reste donc un travail à accomplir pour accroître l'homogénéité. Au contraire, il existe une forte stabilité de la représentation professionnelle en Allemagne.

Concernant la formation des jeunes, la situation est un peu similaire. En France, il existe une grande diversité de statuts qui rend le panorama de l'intégration des jeunes difficile à interpréter. La complexité est encore accentuée par le fait que les employeurs jouent sur les effets d'aubaine associés à certains contrats.

M. Pierre Lamblin. - L'Apec accueille environ une trentaine d'apprentis chaque année, pour un effectif total de 850 personnes.

Nous avons été récemment invités par le comité Sup'Emploi à proposer des pistes pour améliorer la relation entre l'université et l'entreprise. La loi sur l'enseignement supérieur de 2013 vise à réduire l'offre de formation. Aujourd'hui, les entreprises, en particulier les petites entreprises, ont des difficultés à décrypter l'offre de formation, qui est aujourd'hui trop complexe.

Pour faciliter tout cela, l'Apec a développé un guide à l'intention des universités. Ce guide propose une traduction des diplômes en compétences. Le but est de permettre aux étudiants de se projeter dans un métier ou un secteur, sur la base de leur diplôme. Nous constatons que les jeunes diplômés des universités sont parfois moins bien armés pour se projeter dans un métier que les jeunes issus d'écoles.

M. Alain Fouché, rapporteur. - Lorsque nous nous sommes rendus en Allemagne, nous avons rencontré les dirigeants de Deutsche Telekom, société dans laquelle les élèves passent 80 % de leur temps de formation pratique, les 20 % restants donnant lieu à formation théorique en établissement d'enseignement. Je souhaite demander à Isabelle Le Mouillour quel est le degré de pénétration des formations duales en Allemagne.

Mme Isabelle Le Mouillour. - En Allemagne, les formations duales représentent environ 60 % d'une cohorte d'âge donnée.

Mme Sandrine Aboubadra. - En France, on dénombrait 450 000 apprentis en 2010.

M. Jean Desessard. - Je vous remercie pour ce débat très riche. Je voterai en faveur de la publication du rapport d'information. Toutefois, j'ai cru comprendre que des nuances seront à y apporter sur deux points. D'une part, il conviendrait de relativiser l'importance des nouveaux métiers, estimés à 70 %. À mon sens, nous assistons davantage à des évolutions au sein des métiers existants plutôt qu'à la création de nouveaux métiers totalement inédits. D'autre part, il conviendrait d'adapter l'acquisition des compétences transversales au développement personnel des enfants.

Ce genre de réunion est selon moi très utile. La prospective fait appel à de l'expertise et à de la créativité. Toutefois, la prospective ne consiste pas simplement à décrire une courbe. Elle vise aussi à déterminer quelle courbe nous voulons obtenir. Si l'évolution doit être appréhendée en fonction de l'analyse du réel, elle dépend également des volontés politiques. Je vous remercie par conséquent d'avoir organisé cet atelier.

Mme Sylvie Delattre. - Je confirme que les métiers nouveaux, qui n'existaient pas auparavant, restent assez peu nombreux. Certes, avec le développement d'Internet, quelques métiers se sont créés. Toutefois, la plupart des métiers évoluent avec les nouveaux outils, ils requièrent de nouvelles compétences. Le métier de journaliste a par exemple connu une profonde mutation. Nous avons mentionné le métier d'infirmier. Ce métier suppose une formation régulière pour ne pas être menacé d'obsolescence.

M. Pierre Lamblin. - J'ajouterais qu'il est difficile de donner une volumétrie concernant les métiers émergents. L'an dernier, nous avons publié un guide sur les métiers émergents, suivant une approche qualitative. Nous allons tenter de quantifier la vitesse de progression de ces métiers.

M. Matar Mbaye, directeur des formations et services, Cned. - Selon les sociologues, la notion de métier suppose l'existence de dispositifs d'habilitation et de reconnaissance, ainsi que d'un projet politique fédérant les acteurs. Or, dans notre débat, nous utilisons la définition donnée par l'entreprise. Dans quelle mesure une compétence spécifique permet-elle à une personne de se réclamer d'un nouveau métier ? Il convient d'être attentif à cette question.

Mme Sabine Bessière. - Jean Desessard a souligné l'absence de tableau de bord. Sachez toutefois qu'il existe de nombreux travaux relatifs aux tensions sur le marché du travail, c'est-à-dire au décalage entre l'offre de travail et la demande d'emploi. Nous effectuons un suivi à cet égard, à la fois trimestriel et sur longue période.

Par ailleurs, Pôle emploi a mené une analyse sur les offres non pourvues, d'un point de vue à la fois quantitatif et qualitatif, dans le cadre du rapport du COE sur les emplois durablement vacants paru en septembre 2013.

M. Olivier Charbonnier. - Pour terminer sur une note optimiste, je constate au quotidien une réelle énergie, au sein des entreprises, de la part des individus, pour développer de nouvelles formes d'activités. En revanche, je suis frappé par la puissance et le conservatisme des systèmes. Par conséquent, il conviendrait de mener un travail sur les gouvernances des entreprises pour permettre un certain lâcher prise. La culture des entreprises est encore fortement marquée par le contrôle a priori, la prescription, la programmation. Nos décideurs politiques et économiques doivent permettre une ouverture. Seulement ainsi, nous verrons émerger de nouvelles formes d'activités.

M. Julien Damon. - Monsieur le rapporteur, je vous cède la parole pour conclure nos échanges.

M. Alain Fouché, rapporteur. - Je vous remercie pour ce débat qui a avancé dans la même direction que notre rapport. Je pense en effet que nous partageons une vision globale. Vous avez souligné que les nouveaux métiers restent peu nombreux. Je pense toutefois que des métiers nouveaux émergeront, ce qui requerra l'adaptation de nos formations. Par ailleurs, je partage bien sûr le sentiment que les compétences transversales restent des éléments complémentaires aux connaissances de base et qu'il ne s'agit pas de substituer les unes aux autres. Enfin, nous accusons un retard en termes de formation duale. Un effort doit donc être mené, à la fois par l'éducation nationale et les entreprises. À mon sens, les mentalités doivent évoluer.

Je vous remercie pour vos contributions passionnantes, qui ont démontré l'importance de ce chantier. Notre but est de créer des emplois et de faire diminuer le chômage.

« Quels emplois pour demain ? » : présentation du rapport

M. Joël Bourdin, président. - Chers collègues, en remerciant les intervenants pour les échanges très riches qu'ils nous ont permis d'avoir, je me permets de vous retenir un instant pour autoriser la publication du rapport d'information de notre délégation.

M. Alain Fouché, rapporteur. - Notre débat m'a donné l'occasion de vous présenter ce rapport et les préconisations qu'il comporte vous ont été distribuées. Je vous propose d'en modifier certaines dans le sens de vos interventions afin qu'elles reflètent davantage notre sentiment général.

M. Joël Bourdin, président. - Il en est ainsi décidé.

La délégation autorise la publication du rapport d'information sous le titre « Quels emplois pour demain ? ».