Mardi 23 mars 2021

- Présidence de Mme Annie Le Houerou, présidente -

La réunion est ouverte à 14 h 30.

Précarité des travailleurs et « mal-emploi » - Audition de M. Paul Bazin, directeur général adjoint en charge de la stratégie et des affaires institutionnelles, Mme Firmine Duro, directrice des partenariats et de la territorialisation de Pôle emploi, MM. Martin David-Brochen, secrétaire adjoint de l'Union nationale des missions locales, président de la mission locale de Lille et de l'association régionale des missions locales des Hauts-de-France, Alain Frouard, vice-président, Mmes Marlène Cappelle, déléguée générale de Cheops, Bénédicte Lefèvre, vice-présidente et Lucie Becdelièvre, déléguée générale d'Alliance villes emploi

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Bonjour à chacun et à chacune d'entre vous. Chers collègues, nous allons débuter notre programme de ce jour par un échange sur la précarité des travailleurs et le « mal-emploi. »

Nous avons le plaisir d'auditionner en visioconférence les représentants de quatre organisations qui participent au service public de l'emploi : M. Paul Bazin, directeur général adjoint en charge de la stratégie et des affaires institutionnelles de Pôle emploi. Vous êtes accompagnés de Mme Misoo Yoon, directrice générale adjointe en charge de l'offre de service.

Sont également présents en visioconférence M. Martin David-Brochen, secrétaire adjoint de l'Union nationale des missions locales et président de la mission locale de Lille, M. Alain Frouard, vice-président, Mme Marlène Cappelle, déléguée générale de Cheops, qui représente le réseau des Cap Emploi, et Mme Bénédicte Lefèvre, vice-présidente d'Alliance Villes Emploi.

Notre mission d'information est chargée de comprendre et de proposer des solutions face au phénomène de précarisation et de paupérisation d'une partie des Français. Ce mouvement de fragilisation a frappé nos concitoyens, non seulement dans le contexte de la crise actuelle, mais aussi au cours des dernières années.

Je vous propose de débuter cette audition par un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun, afin de bien identifier le rôle respectif de vos organisations. Vous pouvez également nous faire part de vos principaux constats quant aux grandes tendances d'évolution de l'emploi précaire, s'agissant des publics que vous suivez.

Je propose que M. Bazin et Mme Yoon débutent l'audition.

M. Paul Bazin, Directeur général adjoint en charge de la stratégie et des affaires institutionnelles de Pôle emploi. - En réponse à votre question sur les tendances, il existe une réalité structurelle du marché du travail depuis plusieurs années. Les formes d'emploi précaires telles que les CDD et l'intérim ne représentent certes que 15 % de l'emploi salarié, mais 85 % des embauches, pour une durée médiane des CDD de cinq jours seulement. Seconde réalité structurelle à garder à l'esprit : plus d'un un tiers des demandeurs d'emploi inscrits à Pôle emploi sont en emploi.

Sur le plan conjoncturel, avec la Covid, nous avons connu une hausse brutale de la catégorie A - les demandeurs d'emploi sans aucune activité - dans les premiers mois de la crise sanitaire, puis une correction depuis quelques mois. Le niveau actuel s'élève à 300  000 demandeurs d'emploi supplémentaires par rapport à l'avant-crise. Ce chiffre s'explique surtout par le faible nombre de sorties vers l'emploi. On constate un début de correction des CDD et de l'intérim mais on est encore loin du niveau de février 2020.

Dans les entreprises, certains secteurs ont connu un arrêt brutal, alors que d'autres sont restés en tension et connaissent des besoins de recrutement de court terme.

Pôle Emploi doit composer avec cette réalité conjoncturelle et structurelle. Face à des parcours de plus en plus heurtés et spécifiques, elle doit proposer un accompagnement personnalisé : « le bon service au bon moment. »

Je propose de vous présenter cinq focales d'actualité qui semblent répondre, au moins partiellement, aux interrogations de votre mission d'information. La première réside dans le rôle accentué de Pôle Emploi au cours des derniers mois pour aider les demandeurs en situation de sous-emploi.

À l'été 2020, nous avons lancé deux nouvelles prestations ciblées à l'intention de ces demandeurs qui alternent entre emploi et chômage : « Un emploi stable, c'est pour moi » et « Toutes les clés pour un emploi durable. »

Celles-ci visent à mettre en valeur les expériences passées des personnes et à les inciter à convaincre les recruteurs de valoriser ces expériences. Il s'agit de parcours de trois mois au maximum, selon les besoins des participants. Des ateliers en présentiel et à distance sont organisés.

Ce service est ouvert les soirs de semaine et le samedi matin, afin de tenir compte des personnes qui se trouvent dans des formes d'emploi et qui ne sont pas nécessairement disponibles aux horaires habituels. 25 000 personnes sont entrées dans ce dispositif en novembre et décembre 2020, et 56 000 au mois de janvier 2021.

La deuxième focale est celle des jeunes. Pôle Emploi s'est investi dans le plan « Un jeune une solution », en mobilisant divers leviers : la formation, des aides financières à l'embauche de jeunes pour les entreprises, des contrats aidés et l'accompagnement intensif des jeunes. Plus de 150 000 jeunes ont bénéficié de ce dispositif en 2020.

Il convient d'y ajouter la promotion des contrats en alternance et les événements de recrutements réalisés chaque semaine en agence, en lien avec des secteurs du plan de relance. Récemment, des aides financières ont également été accordées à des jeunes confrontés à des freins financiers à leur recherche d'emploi.

La troisième focale correspond à la prise en compte des freins spécifiques liés aux travailleurs handicapés, en vue de favoriser leur insertion sur le marché du travail et d'empêcher leur paupérisation. Depuis l'année dernière, nous avons initié un rapprochement entre le réseau Pôle Emploi et le réseau des Cap Emploi. L'objectif consiste à créer un lieu unique d'accompagnement dans les agences de Pôle emploi et une offre de service intégrée, avec la mobilisation croisée des expertises des deux réseaux.

Nous avons observé des débuts très prometteurs dans 19 agences pilote. Le dispositif est désormais déployé dans plus de  230 agences, au sein de quatre départements. Nous avons le projet de généraliser le rapprochement entre Pôle Emploi et Cap Emploi à partir de la fin du semestre.

La quatrième focale concerne l'intensification de l'accompagnement des demandeurs d'emploi en quartiers prioritaires des politiques de la ville. Nous menions déjà une politique d'allocation des moyens particulière dans ces quartiers.

Fin janvier, le comité interministériel de la ville a décrété le renfort de 500 conseillers supplémentaires dans 66 agences Pôle emploi qui comptent plus de 30 % de demandeurs d'emploi issus de ces quartiers. Les objectifs sont les suivants : un accompagnement renforcé de ces personnes, une détection accrue de leurs besoins et une forte orientation de l'« aller vers », afin d'apporter le service public hors les murs.

Enfin, Pôle Emploi souhaite accompagner les personnes en situation de précarité dans leur globalité, dans le but de lever l'ensemble des freins à l'accès ou au retour à l'emploi. Tel est l'objectif de l'accompagnement global : un conseiller Pôle Emploi, un travailleur social du département et un nombre de demandeurs d'emploi réduit pour chaque conseiller (moins de 70). Plus de 90 000 demandeurs d'emploi ont bénéficié de cet accompagnement.

Pour conclure, il convient d'agir tôt, afin d'éviter l'enfermement dans la précarité, de personnaliser l'accompagnement en fonction des besoins de chacun et d'agir de manière partenariale et territorialisée, en traitant globalement les freins sociaux qui obèrent le parcours vers l'emploi.

Enfin, il faut être capable de mobiliser les entreprises pour les convaincre de donner une chance à des profils un peu moins « naturels » que ceux qu'ils ont l'habitude de recevoir.

M. Martin David-Brochen, secrétaire adjoint de l'Union nationale des missions locales, président de la mission locale de Lille et de l'association régionale des missions locales des Hauts-de-France - Les missions locales représentent 440 structures et 6 800 lieux d'accueil sur le territoire, pour un réseau de 13 000 professionnels environ. 1,2 million de jeunes sont accompagnés par ce réseau chaque année.

La garantie jeunes fait partie des dispositifs phare du réseau. En 2020, 93 000 jeunes ont été accompagnés, malgré les conditions particulières. Plus de 150 000 jeunes sont suivis dans le cadre du parcours de cotraitance avec Pôle Emploi.

Pendant la crise, nous avons continué à rester en contact avec les jeunes, en adaptant les pratiques : les ateliers numériques collectifs, l'intensification du lien par sms, ou via les réseaux sociaux et des groupes Whatsapp et Snapchat, les entretiens individuels téléphoniques ou par mail, etc.

A l'occasion du confinement, nous avons constaté un arrêt massif des parcours de ces jeunes. Les premiers contrats qui devaient être signés ont été stoppés, au même titre que les formations. Les contrats de professionnalisation ont également été arrêtés, pour diverses raisons.

Comme dans toute crise, nous craignons que les jeunes paient le prix fort, à travers l'« effet cicatrice » décrit par les sociologues. Même si les créations d'emploi reprennent, le retard pris en termes de conditions économiques et sociales, de niveau de salaire et de qualité de l'emploi sont autant de cicatrices que risque de porter cette génération.

La période a également mis en avant un élément fragilisant et précarisant très important : la difficulté de l'accès à la santé. Même si de nouveaux partenariats se sont intensifiés pendant le confinement avec les centres médicaux psychologiques (CMP), les Maisons des ados, etc., les questions de santé mentale, de primo-accès aux soins et de suivi restent très compliquées pour la population des jeunes.

Or les effets de santé se démultiplient et s'aggravent avec l'âge. En fin ou en milieu de carrière, ce sont des éléments susceptibles d'empêcher un accès à l'emploi durable. Le dialogue entre les acteurs de la santé, notamment lesAgences régionales de santé et le service public de l'emploi, etc.) n'est pas nécessairement naturel dans les territoires. Il convient de progresser sur ce sujet.

La crise a également eu pour effet de brouiller les limites d'âge auxquelles nous sommes habitués dans les politiques publiques. Pour les jeunes, il faut absolument éviter que ces politiques créent des ruptures de parcours. Or les parcours de vie apparaissent plus hachés que jamais, la crise renforçant cet effet. Il faut accompagner les jeunes plus tôt et plus longtemps, ou du moins renforcer les mesures d'accompagnement et le dialogue entre les acteurs, à ces moments particuliers de fragilisation.

La question de l'« aller vers » représente un autre élément important de l'accompagnement. Le confinement doit nous inviter à accélérer l'« aller vers » sur le « territoire » numérique. Certaines missions locales déploient des projets à cet effet, notamment en salariant des conseillers à des horaires décalés, afin qu'ils discutent en direct sur des forums de jeux vidéo. Le retour à un accompagnement physique sera-t-il durablement impacté par la crise, alors que l'habitude d'un accompagnement numérique a été prise ? Cet effet devra être mesuré.

La garantie jeunes, lorsqu'elle allie l'accompagnement collectif individuel et le soutien financier, représente un élément de stabilité pour le jeune qui facilite son parcours vers l'emploi. Se pose également la question de l' « employeur-abilité »  : parfois, la signature d'un contrat peut constituer une rupture, dans la mesure où elle marque la fin de certains accompagnements. Pour sécuriser la prise de risque des employeurs et pour accompagner les jeunes dans ces parcours, il faudra, selon une logique d' « emploi d'abord » pour reprendre une formule qu'on retrouve dans le champ des politiques du logement, concilier le fait d'occuper un emploi et de continuer à bénéficier d'un accompagnement spécial global.

M. Alain Frouard, vice-président de Cheops - Cheops regroupe les 98 Cap emploi, qui sont des organismes de placement spécialisés (OPS) qui exercent une mission de service public. Ils prennent en charge la préparation, l'accompagnement et le suivi dans l'emploi des personnes en situation de handicap.

Les Cap emploi accompagnent plus de 100 000 personnes handicapées chaque année. Ils s'adressent aux personnes handicapées en recherche d'emploi, aux salariés, aux travailleurs indépendants et aux agents publics souhaitant engager une reconversion professionnelle.

Ils s'adressent également aux employeurs privés et publics, quel que soit l'effectif de l'entreprise. Depuis 2018, les missions des OPS ont été élargies au maintien dans l'emploi.

S'agissant de l'état des lieux de notre réseau et de son rapprochement avec Pôle emploi, je cède la parole à Marlène Cappelle.

Mme Marlène Cappelle, déléguée générale de Cheops - Depuis 2018 en effet, nous proposons, en plus d'un versant d''accompagnement vers l'emploi - plus de 180 000 personnes demandeuses d'emploi sont accompagnées par les Cap Emploi sur l'ensemble du territoire - un accompagnement au maintien dans l'emploi et une action de prévention de la désinsertion professionnelle, qui concernent un peu plus de 40 000 salariés, agents de la fonction publique et travailleurs indépendants.

Nous avons également la particularité d'orienter une action d'accompagnement des employeurs - près de 150 000 par an - qui porte à la fois sur le recrutement et le maintien dans l'emploi. Cela nous permet d'assurer une continuité d'accompagnement, même si une personne passe du statut de demandeur d'emploi à celui de salarié ou d'agent de la fonction publique.

Nous assurons ainsi une veille constante de la situation des publics que nous suivons, notamment vis-à-vis des personnes qui entrent en contrat de courte durée : nous proposons soit une pérennisation du contrat avec l'employeur, soit une solution liée à l'emploi et au maintien de l'accompagnement au-delà du contrat de travail.

Le second trimestre 2020 a été caractérisé par une forte baisse des résultats, qui s'est rectifiée par la suite. Nous avons maintenu un accompagnement de proximité avec les personnes et les employeurs. Au cours des trois années précédentes, nous avions connu une augmentation de l'entrée en emploi des personnes accompagnées par les Cap Emploi.

Depuis 2019, une légère baisse des entrées en CDI a été observée. Depuis trois ans, la part des contrats de courte durée (moins de trois mois) affiche une constante augmentation, et n'a fait que s'accélérer en 2020. Le recours à l'intérim reste constant, y compris en 2020. Bien qu'il s'agisse de contrats de courte durée, l'intérim constitue tout de même à un outil d'accès à emploi. En effet, plus de 50 % des personnes accompagnées par Cap Emploi sont des demandeurs d'emploi de très longue durée, souvent supérieure à deux ans, d'où l'importance d'avoir recours à certains contrats et à des immersions en entreprises, y compris de courte durée.

Depuis trois ans, nous observons une baisse des contrats aidés dans la part des insertions effectuées par les Cap Emploi, notamment dans la fonction publique, qui s'est révélée très pénalisante pour les public que nous suivons. Sur certains territoires, les orientations prises en matière de public prioritaire n'incluent pas nécessairement les personnes en situation de handicap etla reconnaissance de travailleur handicapé ne suffit pas à assurer un accès à ces contrats.

Nous avons adapté les services Cap Emploi tout au long de l'année 2020. Lors du premier confinement, nous avons essentiellement assuré les services à distance auprès des personnes accompagnées et des employeurs. Un fort besoin de soutien psychologique est apparu dans les premiers temps. Nous avons mis en place avec l'Association de gestion du fonds pour l'insertion des personnes handicapées (Agefiph) des plateformes destinées à assurer un tel soutien. Il était également important de développer une communication auprès des employeurs pour éviter l'amalgame entre personnes handicapées et personnes vulnérables vis-à-vis de la covid-19.

Par ailleurs, des conventions ont été conclues conjointement avec les missions locales et Pôle Emploi. La convention Prism'emploi favorise l'intégration des personnes en situation de handicap en intérim. Le rapprochement entre Pôle Emploi et les Cap Emploi constitue l'évènement majeur depuis un an. Il vise à permettre à une personne en situation de handicap demandeuse d'emploi d'avoir accès à l'expertise croisée des deux acteurs.

Les Cap emploient travaillent également de concert avec les missions locales et Pôle emploi pour la mise en oeuvre du plan « 1 jeune, 1 solution », les personnes en situation de handicap représentant 11 % des publics accompagnés dans ce cadre.

Les Cap Emploi mobilisent enfin les dispositifs de droit commun et spécifiques proposés par l'Agefiph et le Fonds pour l'insertion des personnes handicapées dans la fonction publique - Fiphfp). Ces mesures doivent être rendues lisibles pour les employeurs. Nous veillons à ne pas placer les publics précaires et en situation de handicap en concurrence.

Mme Bénédicte Lefevre, vice-présidente d'Alliance Villes Emploi  - Je vais m'exprimer au nom de l'Alliance Villes Emploi (AVE), qui est un réseau d'élus territoriaux en charge des politiques territoriales de l'insertion et de l'emploi, des Maisons de l'emploi et des projets locaux pour l'insertion et l'emploi.

L'AVE constitue un creuset d'expériences partagées et une vitrine de la volonté d'initiative des collectivités territoriales.

Je vais céder la parole à Lucie Becdelièvre afin qu'elle vous présente les grandes lignes de réponse au questionnaire qui nous a été transmis.

Mme Lucie Becdelièvre, déléguée générale d'Alliance Villes Emploi - Notre réseau national est présent sur l'ensemble du territoire métropolitain et dans les départements d'Outre-mer. Les collectivités membres de notre réseau portent les PLIE et les Maisons de l'emploi, et animent le réseau des facilitateurs de l'action sociale.

En France, on compte 147 PLIE et 78 Maisons de l'emploi. Les PLIE ont été créés à Lille il y a 30 ans. Le dispositif s'est diffusé à la fin des années 1990, notamment grâce à l'investissement des collectivités locales et à la mobilisation du Fonds social européen.

Depuis leur création, les PLIE s'adressent aux personnes les plus précaires et éloignées de l'emploi, indépendamment de leur statut ou des aides dont elles peuvent bénéficier par ailleurs. Il suffit d'habiter un territoire qui participe à un PLIE et de répondre aux critères de priorité qui ont été établis sur la base d'un diagnostic territorial. La dimension d'inconditionnalité relative pour pouvoir accéder aux services du PLIE et la durée moyenne de l'accompagnement (deux ans) me semblent importantes à souligner.

Au cours des dernières années, nous avons constaté une précarité croissante des publics qui entrent en accompagnement et une augmentation du nombre de femmes, qui représentent55 % de femmes de ces publics. Le nombre de demandeurs d'emplois de longue durée affiche également une augmentation. À l'inverse, nous observons une diminution du nombre de jeunes, mais celle-ci est corrélée à la montée en charge de la garantie jeunes. Pour les moins de 26 ans, ce sont en effet majoritairement les missions locales qui ont pris en charge l'accompagnement.

En miroir, nous constatons une montée en charge des publics dits « seniors ». Les plus de 45 ans représentent une part croissante des publics accompagnés par nos outils territoriaux. Il faut rappeler que ce sont les salariés âgés qui sont le plus concernés par les PSE. En termes de politique publique et de réflexion collective, le sujet des personnes les plus âgées, éloignées durablement de l'emploi ou amenées à perdre leur emploi dans les prochains mois, représente un vrai sujet.

Je partage également le constat de la montée en charge de l'intérim. Un point d'attention doit également être porté sur la nécessité d'« aller vers. » Longtemps, nos institutions ont suivi des logiques de prescription publique, démarche toujours pertinente mais insuffisante, car une part croissante de la population se trouve « hors des radars ».

Il est donc nécessaire de monter en compétences collectivement pour atteindre ces publics. Au niveau des PLIE, nous développons des partenariats avec des associations en lien avec les personnes en grande précarité, tels que les Restos du Coeur, ou le Secours populaire.

Parmi les points d'attention, la situation des travailleurs précaires est à souligner. Une certaine typologie de publics n'est ni demandeuse d'emploi ni inactive. Par exemple, une femme seule avec des enfants qui travaille dans l'entretien 15 heures par semaine nécessite un accompagnement en matière de compétences, d'accès et de maintien dans l'emploi. Or une telle personne n'est pas éligible à l'ensemble des dispositifs, au motif qu'elle est salariée.

Je souhaite également mettre en évidence l'importance de l'action partenariale et territoriale. Il nous semble qu'au niveau du réseau AVE, le territoire pertinent - mais non exclusif - pour assurer un continuum entre insertion, emploi et développement économique est celui du bassin d'emploi.

Le partenariat entre acteurs nous paraît extrêmement important ; la convention que nous avons signée avec Pôle Emploi il y a quelques mois en est le reflet. Il est important de penser les sujets en termes de politique publique territorialisée, même si nous sommes conscients des réalités institutionnelles et des missions spécifiques propres à chacun.

En outre, je souhaite mettre en avant le levier, en partie porté par les pouvoirs publics, que constitue l'intégration de clauses sociales, notamment en matière d'insertion de personnes éloignées de l'emploi, dans les contrats de la commande publique mais également et de plus en plus dans les commandes des donneurs d'ordresprivés. Si de telles clauses ont pu être perçues comme une contrainte supplémentaire par certaines entreprises, il apparaît aujourd'hui que ce levier peut constituer un outil de ressources humaines à même de résoudre des problématiques de tension sur certains segments du marché du travail. Il permet également aux entreprises d'embaucher des personnes dont elles n'auraient autrement jamais retenu le CV.

S'agissant des enjeux de sécurisation des parcours évoqués lors des interventions précédentes, l'accompagnement par les PLIE se poursuit pendant six mois après la sortie d'une personne du dispositif. Nous pourrions imaginer que cette poursuite de l'accompagnement soit étendue à d'autres types de dispositifs.

Dans le pic de la crise liée au premier confinement, notre réseau est resté tout à fait mobilisé, y compris lorsque les structures ont dû fermer leur accueil physique, en réinventant des modalités d'intervention et d'accompagnement.

L'accompagnement s'est en grande partie structuré autour du soutien psychologique, de l'accompagnement et du maintien du lien. Nous avons été frappés par l'explosion des problématiques de logement, d'aide alimentaire et de situations administratives au moment du premier confinement. Même si nous connaissions ces difficultés, nous en avons pris la mesure à cette occasion.

Les collectivités qui portent les PLIE et les Maisons de l'emploi ont témoigné d'une forte proactivité et d'un volontarisme en matière de soutien alimentaire, de logement, d'aide financière d'urgence, etc., afin que les personnes n'abandonnent pas leur parcours, qui pouvait être ascendant avant la crise.

Mme Annie Le Houerou. - Je cède à présent la parole à Madame le Rapporteur.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Merci, Madame la Présidente. Si vous en êtes d'accord, je vais me limiter à quatre questions d'ordre général, qui s'adressent à tous les publics que vous représentez.

Tout d'abord, cette mission d'information vise à étudier les mouvements de fragilisation. En raison de la crise sanitaire, notre recul se limite à une année ; nous avons subi un tel chaos en matière d'insertion que notre regard a tendance à s'arrêter à cette période.

Toutefois, notre mission s'est également intéressée aux éventuels mouvements de fragilisation observés bien en amont en matière d'insertion et de « mal emploi », qu'a notamment illustré le mouvement des « gilets jaunes ».

La dernière intervention a abordé le public des seniors. À ce sujet, les réseaux des Cap emploi et de Pôle emploi ont-ils perçu une tendance de fragilisation de la situation de ces publics vis-à-vis de l'emploi ? Qu'en est-il par ailleurs des professions libérales et des microentrepreneurs, soit pendant la crise économique soit en amont de celles-ci ? De plus, observez-vous des tendances ou des disparités géographiques notables en matière d'insertion et de « mal-emploi », par exemple entre territoires ruraux et urbains, entre nord et sud, hexagone et outre-mer...

En second lieu, vous avez tous évoqué le sujet de l'« aller vers ». Cet « aller vers » est-il naturel pour les personnels du service public de l'emploi ? Son développement nécessiterait-il un accompagnement spécifique, voire des évolutions réglementaires, afin de maximiser son efficacité et s'assurer qu'il parvient à atteindre l'ensemble des publics précaires ou en voie de précarisation ?

Ma troisième question porte sur la capacité à produire un diagnostic partagé. Les dispositifs de pilotage et de partage de données et d'informations entre opérateurs sont-ils suffisamment efficients ? Faut-il les revoir afin d'intervenir au plus près du terrain, de la manière la plus rapide et la plus efficace possible ?

Enfin, ma dernière question concerne le plan de relance, dont le volet social offre de nombreux outils. Pensez-vous que ceux-ci sont adaptés et qu'ils pourraient être efficaces dans le cadre d'un plan de relance ou pour des publics spécifiques ?

M. Paul Bazin. - En réponse à votre question sur les éventuels mouvements liés aux demandeurs d'emploi qui s'inscrivent à Pôle Emploi, nous n'observons pas de grande mutation des catégories administratives (âge, etc.). Jusqu'à la crise, nous parvenions à diminuer le nombre de demandeurs d'emploi de longue durée d'année en année, toutes catégories confondues.

La question spécifique des seniors est très emblématique, car elle permet de se rendre compte qu'un raisonnement par catégories d'âge ou administratives a relativement peu de sens. Un demandeur d'emploi de très longue durée de 55 ans ne rencontre pas les mêmes problématiques qu'un demandeur d'emploi qui s'inscrit pour la première fois à Pôle Emploi après 20 ans passés dans la même entreprise.

Notre credo, à Pôle Emploi, consiste à individualiser le diagnostic d'une personne, quitte à le réitérer régulièrement pour prendre en compte l'évolution de sa situation, plutôt qu'à raisonner selon des catégories administratives.

Mme Misoo Yoon. - Je vais revenir sur l'« aller vers », qui se conçoit de différentes manières. La première consiste à « aller vers » physiquement, notamment grâce à des permanences.

Il existe une deuxième forme d'« aller vers », qui consiste à s'appuyer sur un réseau maillé de partenaires. En termes de sollicitation, Pôle Emploi est le quatrième service mobilisé, après la caisse nationale d'allocations familiales (CNAF), l'Intérieur et l'Assurance-maladie. Nous faisons également partie des principaux financeurs de France Services.

La troisième forme d'« aller vers » consiste à développer l'accessibilité de nos services, en démultipliant les moyens de contact. Pôle Emploi a réalisé de grandes avancées en matière d'accès aux conseillers. Depuis deux ans et demi, lorsqu'on appelle notre numéro dédie, le 39.49, pour des sujets d'indemnisation, on n'est plus transféré sur une plate-forme, mais directement vers l'équipe d'indemnisation de son agence locale. De plus, nous avons ouvert des plages horaires de rendez-vous qui peuvent être pris directement en ligne.

Je souhaite maintenant revenir sur la première définition de l'« aller vers », qui est l'« aller vers » physique. Celle-ci se pense en fonction des territoires. Nous avons développé et testé -en période pré-Covid - le dispositif « Place de l'emploi », qui permet d'organiser des événements dans divers lieux (place de la gare, place de la mairie, etc.). Nous souhaitons continuer à développer ce dispositif, qui permet une proximité avec les personnes dans les lieux de passage.

Nous avons également lancé un deuxième type d'expérimentation localisé dans des immeubles locatifs. Grâce à un partenariat avec CDC Habitat, nous avons organisé, avec l'agence pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) et d'autres opérateurs, des présences chez des bailleurs sociaux. Avec le renfort obtenu dans le cadre du comité interministériel de la ville, nous allons pouvoir le développer davantage et animer des espaces en pied d'immeuble.

La troisième modalité d'« aller vers » que j'ai évoqué consiste enfin à animer davantage les agences elles-mêmes. C'est tout le sens des évènements qui sont désormais organisés chaque semaine dans l'ensemble des agences : recrutement, job dating, découverte de métiers et présentation de formations. Ces événements, qui ont subi le contrecoup de 2020, doivent continuer à se développer. Pour autant, je ne dirai pas que l' « aller vers » n'est pas une démarche naturelle pour nos services.

M. Paul Bazin. - En réponse à votre question sur le diagnostic territorial, nous nous trouvons au coeur de la démarche que nous souhaitons impulser en direction des collectivités territoriales. Je pense particulièrement à la collectivité départementale, non seulement dans le cadre du suivi public de l'insertion et de l'emploi, mais aussi à l'échelon intercommunal et à l'échelon communal.

Dans le cadre d'une démarche lancée à la rentrée de 2020 pour tenir compte de la crise, « Rebondir », nous avons adressé à nos agences des outils qui leur permettent de réaliser une analyse de leur territoire afin de déterminer quels partenariats mobiliser. Il faut absolument que le diagnostic du territoire (existant économique, capacités de développement, besoins en compétences des entreprises et des compétences détenues par les demandeurs d'emploi) soit partagé avec les collectivités territoriales.

Ainsi, celles-ci penseront naturellement à s'associer aux acteurs du service public de l'emploi lorsqu'elles développeront des projets de développement économique.

Mme Bénédicte Lefèvre. - J'abonde tout à fait dans ce sens. Nous nous heurtons souvent à un manque de compétences ou à une inadaptation à l'emploi. De plus, les formations sont souvent trop tardives. Il me semble donc très important de faire preuve d'une anticipation locale, entre les besoins de compétences pour pourvoir les emplois et les formations à prévoir.

Dans le cadre de l'« aller vers » en direction des demandeurs d'emploi, la découverte de nouveaux métiers revêt une importance particulière. En effet, les métiers évoluent, et des résistances au changement peuvent parfois apparaître.

Localement, nous organisons l'opération « C'est dans l'air », qui permet à des jeunes de découvrir des métiers, de déconstruire certaines représentations négatives et d'ouvrir des possibilités.

Mme Lucie Becdelievre. - Pour compléter les propos de Mme Lefèvre, j'évoquerai le plan d'investissement dans les compétences (PIC). Différents appels à projets ont été lancés au niveau national, tels que le dispositif « 100 % inclusion » et le repérage des invisibles, qui interrogent les questions d'« aller vers » et des publics situés hors du spectre des acteurs de l'emploi et de l'insertion. Un travail est effectué sur les questions de montée en compétence, en mobilisant des consortiums d'acteurs.

Sur certains territoires, il existe des emplois non pourvus, pour un taux de chômage élevé. Le PIC a été lancé en 2018. Les premiers projets verront leur aboutissement à des échéances à deux ou trois ans. Qu'en est-il de la suite ? Quelle articulation prévoir avec le plan de relance ? Il faut réfléchir au vivier d'emplois potentiels lié à la transition écologique et à la transition numérique, à la sensibilisation des publics à divers métiers et à celle des entreprises quant à la nécessité de faire évoluer leur vision en matière de recrutement.

Sur la question des spécificités géographiques, je ne dispose pas de chiffres précis à communiquer sur les situations économiques macro. Je note toutefois que la crise actuelle se différencie assez largement de celle de 2008. Cette dernière touchait l'ensemble du territoire national et des secteurs de manière linéaire. Dans la crise actuelle, certains champs d'activité n'ont pas subi d'impacts majeurs, alors que d'autres sont sinistrés. L'impact territorial varie donc fortement en fonction de la structuration économique des territoires. Il est donc important de pouvoir appréhender ces questions à une échelle territorialisée, que ce soit en termes de publics à cibler ou de situations des entreprises.

M. Martin David-Brochen. - Parmi les filières économiques très impactées aujourd'hui, on trouve le secteur culturel et l'hôtellerie-café-restauration, qui sont deux secteurs dans lesquels les jeunes faisaient souvent leurs premières armes, en même temps que leurs études. Or nous ignorons quand et dans quel état ces activités seront amenées à reprendre. De plus, nous ne savons pas si les jeunes vont s'orienter à nouveau vers ces emplois, et si d'autres catégories de publics seront intéressées. Nous pouvons en tout cas émettre l'hypothèse que les jeunes seront les premiers à payer les effets de la crise.

S'agissant des lacunes du plan de relance, nous avons reçu un soutien financier d'ampleur, qui permet d'amortir certaines situations. Dans la phase actuelle, de nombreux appels à projets ont été lancés, et la sélection des réponses de l'État et de ses opérateurs est toujours en cours. Par conséquent, nous ne connaissons pas encore les effets territoriaux de ces plans de relance.

J'attire votre attention sur les effets de montée en puissance et de doublement des objectifs, que ce soit en termes de garantie jeunes ou d'augmentation des formations. Il faut veiller à la temporalité et à l'organisation de ces dispositifs dans le temps.

Les objectifs s'annoncent ambitieux, et l'offre d'accompagnement est actuellement renforcée. Or il se peut que les réels besoins d'accompagnement n'apparaissent que dans six ou huit mois, lorsque les conséquences de la crise sur les faillites d'entreprises se feront pleinement ressentir. J'attire notamment l'attention des législateurs sur l'évaluation des politiques publiques et sur le lissage dans le temps de ces solutions : il faut en effet que celles-ci puissent se déployer quand elles sont pertinentes, et pas uniquement quand le temps politique impose des annonces.

La question du diagnostic partagé représente un élément important. Le système d'information national des missions locales est à cet égard nettement perfectible. Une réflexion doit s'engager sur la meilleure qualification des actes professionnels, la situation des jeunes et les outils de pilotage des politiques publiques au niveau territorial.

Cela me permet d'établir un lien avec le SPIE, dont le point d'entrée est en principe le RSA. De fait, les jeunes risquent de s'en trouver un peu exclus, faute de pouvoir bénéficier de cette prestation. Il faut que le SPIE organise de manière territorialisée l'ensemble des acteurs et des publics. En effet, il est à craindre que, dans certains départements, le chef de file assume la coordination centrée sur le public qui se trouve au coeur de sa compétence, en l'occurrence les allocataires du RSA.

Quitte à sembler quelque peu provocateur, je rappelle qu'un des grands sujets de la politique de l'emploi consiste à s'interroger sur un éventuel nombre trop important d'acteurs. Cette multiplicité d'acteurs rend-elle le sujet trop complexe à saisir ? Peut-être.

C'est possible, même si je pense qu'il vaut mieux un écosystème fourni, mais au sein duquel les rôles sont bien distincts et qui soit correctement animé. Nous devons construire des objectifs partagés de réorientation et un intérêt partagé pour atteindre des objectifs.

La multiplication des indicateurs et des objectifs à destination d'un même acteur participe de l'illisibilité du système, davantage que le nombre d'acteurs et leur animation.

En matière de fragilisation psychologique, nous constatons que les jeunes sont unanimes pour considérer qu'ils sont « stoppés » dans leurs projections et dans la construction de leurs projets. Cet élément est compliqué pour les acteurs qui sont en charge de construire les parcours avec les jeunes.

En outre, il est de plus en plus difficile pour nous de raisonner en termes de statut, car les jeunes en cumulent plusieurs : autoentrepreneur, étudiant, etc. Le mélange de ces situations complexifie la lecture par statuts, et ne fait que renforcer le besoin d'un accompagnement global, dans une durée qui permet de dépasser les questions des statuts à un instant T.

S'agissant des contrats aidés, les secteurs de l'animation, de la culture et des collectivités locales constituent de grands pourvoyeurs historiques. Dans ce domaine, nous faisons toutefois face à un problème de stop and go des politiques publiques, avec une forte diminution de leur volume il y a quelques années avant une nouvelle augmentation dans le cadre du plan de relance.

Enfin, il faudra établir un lien entre l'« aller vers » et la stratégie pauvreté, car il s'agit d'un élément de formation des professionnels de l'action sociale au sens large. Dans l'ensemble, les acteurs sont compétents et volontaires sur le sujet dans les territoires, il n'existe plus réellement de problématique d'acculturation, mais d'opérationnalité.

Mme Marlène Cappelle. - Les publics senior constituent le coeur de cible des Cap emploi. En effet, la situation de handicap survient souvent en cours de vie et concerne donc majoritairement ces publics.

Sur la question des microentrepreneurs, nous avons observé un bond de la création d'activité pour les personnes accompagnées par les Cap Emploi depuis trois ans, même si celui-ci a été stoppé en 2020. Il permet aux personnes en situation de handicap d'adapter leur rythme et leurs outils de travail.

Il convient de rappeler que le public des demandeurs d'emploi en situation de handicap inscrits à Pôle Emploi est l'un des plus représentés parmi les demandeurs d'emploi de longue durée.

Pour nous, l'« aller vers » correspond à une « niche. » Il n'est pas toujours évident d'aller toucher le public en situation de handicap. Le « aller vers » passe par la proximité territoriale, via les sièges sociaux des Cap Emploi et les permanences implantées dans les bassins d'emploi, et par la communication, de notre part et de celle de nos partenaires.

L'enjeu de la production d'un diagnostic territorial partagé s'inscrit pleinement dans le cadre du rapprochement avec Pôle Emploi. Nous avons désormais une approche d'objectifs territoriaux globale.

Nous regrettons que les données statistiques fournies dans les diagnostics territoriaux laissent encore trop peu de place aux personnes en situation de handicap. La question du handicap reste insuffisamment intégrée au niveau du SPIE.

Grâce au plan de relance, les personnes en situation de handicap ont bénéficié d'aides exceptionnelles complémentaires des deux fonds spécifiques dédiés aux personnes handicapées, l'Agefiph et le Fiphfp, qui nous ont permis d'adopter des approches ciblées, avec notamment des aides à l'alternance.

Le plan de relance et les aides exceptionnelles ne doivent toutefois pas occulter l'accompagnement nécessaire des employeurs et des personnes. Lorsque ces aides diminuent ou disparaissent, il faut que nous maintenions l'intégration de ces publics en emploi.

Dans le champ du handicap, l' « aller vers » peut également inclure des manifestations telles que le « Duo day », qui favorise la rencontre entre une personne en situation de handicap et un employeur.

Selon nous, si l'approche métier existe bel et bien, elle ne peut toutefois pas être déconnectée de l'environnement de travail. Pour un même métier, une personne en situation de handicap peut avoir des besoins de compensation différents en fonction de l'environnement de travail dans lequel elle évolue.

Il reste en fin des progrès à réaliser en matière d'accès aux formations des personnes handicapées, en renforçant le caractère inclusif des supports pédagogiques et des rythmes de formation.

Mme Annie Le Houerou.Je vais devoir clore notre échange, qui a été très riche. Merci à chacun et à chacune d'entre vous. Je vous souhaite une bonne continuation dans vos missions respectives.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 16 heures

- Présidence de Mme Annie Le Houerou, présidente -

Audition de M. Gilbert Cette, professeur d'économie associé à la faculté de sciences économiques de l'université d'Aix-Marseille et adjoint au directeur général des études et des relations internationales de la Banque de France

Mme Annie Le Houerou, présidente. -Nous poursuivons nos travaux de l'après-midi sur la précarisation de l'emploi par votre audition, Monsieur Cette. Vous êtes professeur d'économie associé à la faculté de sciences économiques de l'université d'Aix-Marseille et adjoint au directeur général des études et des relations internationales de la Banque de France. Je vous remercie d'avoir accepté cette invitation de notre mission d'information, dont l'objet est de rendre compte des phénomènes de précarisation et de paupérisation qui concernent une partie des Français, non seulement dans la crise actuelle mais plus largement au cours des dernières années. Nous avons aussi l'ambition de formuler des propositions.

La précarisation des travailleurs est un aspect de ce processus, et le droit au travail, les politiques de l'emploi, mais aussi le soutien du pouvoir d'achat des salariés modestes font partie des outils que nous devons évaluer et interroger. Dans cette perspective, les travaux que vous menez, notamment en tant que président du groupe d'experts sur le SMIC, intéressent directement notre mission d'information.

Je vous propose donc de débuter cette audition par un propos liminaire d'une quinzaine de minutes, où vous pourriez notamment nous préciser vos définitions de l'emploi précaire ou du mal-emploi, et nous éclairer sur les liens que vous établissez entre ces notions et celles de pauvreté et de paupérisation.

Je vous propose de nous livrer vos principaux constats quant à l'évolution de l'emploi précaire au cours des dernières années. Nous ouvrirons ensuite une phase d'échange en commençant par les questions du rapporteur, Mme Frédérique Puissat, et en poursuivant par celles des sénateurs membres de cette mission d'information.

Je vous rappelle que cette audition est enregistrée, fait l'objet d'une captation-vidéo, est retransmise en direct sur le site internet du Sénat et sera consultable en vidéo à la demande.

Monsieur Cette, je vous laisse la parole.

M. Gilbert Cette, professeur d'économie à l'université Aix-Marseille. - Je commence par vous remercier de considérer que ce je peux vous dire a quelque intérêt pour vos réflexions. Par ailleurs, je parle ici en mon nom personnel et en aucun cas au nom de la Banque de France.

La précarité de l'emploi, dans nos approches d'économistes, correspond à la somme des emplois qui ne sont pas à durée indéterminée. Généralement, on parle d'emplois précaires en sommant les emplois en contrat à durée déterminée (CDD), les emplois intérimaires, ainsi que certains types d'emplois comme les contrats d'apprentissage, etc. C'est à cette définition que je me référerai par la suite, après avoir noté une chose : elle est loin de donner une représentation quantitative et qualitative de la précarité vis-à-vis de l'emploi, car la première forme de précarité des personnes actives est d'être en situation de non-emploi alors qu'elles voudraient être employées. La situation de chômeur d'une personne active n'est pourtant pas considérée comme une forme d'emploi précaire. C'est une précision qu'il est utile de faire car la France se caractérise par un chômage massif. Je parle bien sûr de la situation prévalant avant la crise sanitaire. En 2019, sur les 36 pays de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), seuls 4 pays avaient un taux de chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) supérieur au nôtre. C'est notre plus mauvaise performance. Parmi les pays qui font moins bien que la France figurent de grands voisins comme l'Espagne et l'Italie. Nous ne sommes pas ici pour parler du chômage et du coût du chômage, mais cette précision me semble importante lorsqu'on parle de précarité. Je crois qu'il vaut mieux être dans un emploi intérimaire qu'être chômeur quand on est actif. Ces différents degrés de précarité appellent ainsi à s'interroger sur la définition de l'emploi précaire.

Ensuite, parmi les personnes en emploi, les formes de précarité - au sens que j'évoquais tout à l'heure, c'est-à-dire les CDD, l'intérim et autres formes particulières d'emploi - sont très variées. Une personne en CDD embauchée pour neuf mois est en situation parfois plus sécurisée que certains contrats à durée indéterminée (CDI). Une personne en CDI peut être licenciée pour raisons économiques, mais pas en CDD. On appelle donc « précaire » une population très hétérogène, parmi laquelle on compte des personnes en contrat très court, en contrat court, et en contrat long avec une certaine visibilité sur la longueur de leur contrat - sauf évidemment en cas de faute professionnelle.

Tous ces éléments liminaires étant dits, les chiffres de l'emploi précaire sont en France assez élevés, par comparaison aux autres pays. Selon la base mobilisée, les chiffres varient pour des raisons de frontières (l'apprentissage et certaines formations ne sont pas toujours pris en compte). Mais les chiffres de l'OCDE ont connu un certain effort d'harmonisation. En 2019, 16,4 % de l'emploi était précaire en France. C'est nettement au-dessus de la moyenne de l'Union européenne (UE), qui est de 13,6 %, et des chiffres de la moitié des pays avancés. La moyenne des pays du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, Canada, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) est à 8,8 % : nous sommes quasiment au double. Notre grand voisin, l'Allemagne, est à 12 %. Certains pays voisins font cependant moins bien : l'Espagne (26,3 %) et les Pays-Bas (20,3 %).

Si l'on se reporte à cette photographie de l'année 2019, avec cette définition
- parmi beaucoup d'autres - de l'emploi précaire, la France est donc mal classée. Elle a, de plus, connu une forte augmentation sur les dernières décennies. En 1990, la France comptait 10,5 % d'emplois précaires, l'OCDE 10 %, et l'UE 10,2 %. Nous sommes partis d'une situation équivalente à celle de ces grands blocs, avant de connaître une ascension plus forte de l'emploi précaire que les autres. Pourquoi ?

Quand on regarde « sous le capot » et qu'on essaye de s'interroger sur les formes d'emploi précaire, on voit qu'il y en a une par rapport à laquelle la France se distingue beaucoup des autres pays. Dans l'UE, la France est le deuxième pays, après la Belgique, pour le nombre d'emplois très courts, autrement dit de moins d'un mois. Ceux-ci représentent 2,5 % de l'emploi, alors que la zone euro ou l'UE se situent sensiblement en-dessous de 1 %. Sur cette forme d'emploi, qui constitue pourtant une part assez réduite de l'emploi précaire, on observe une différence considérable vis-à-vis d'autres pays. Cette forme de précarité est particulièrement dure et s'accompagne de conséquences lourdes. Dans beaucoup de cas, cela induit un accès plus difficile à l'emprunt bancaire, au logement, ainsi qu'un accès plus difficile et plus rare à la formation, comme cela a été montré statistiquement. Cela représente également un énorme coût pour l'assurance chômage.

Il est important de le souligner, car c'est en particulier cette situation très atypique concernant les emplois courts qui a inspiré la réforme de notre régime d'assurance chômage. Vous me direz qu'avec 1,5 point d'écart par rapport à l'UE ou la zone euro, on n'explique pas tout l'écart : c'est vrai. Le reste de l'écart, qu'on retrouve du côté du recours plus important au CDD (de plus d'un mois) et à l'intérim est, à mon sens, très largement expliqué par des rigueurs particulières qui peuvent exister dans le code du travail et en particulier dans la gestion procédurale des séparations, c'est-à-dire des procédures de licenciement.

La forte appétence pour les contrats très courts s'explique par des incitations assez fortes pour les entreprises et, parfois, pour les intéressés. Pour ces derniers, le calcul du salaire journalier de référence (SJR) présente des avantages : cela a été montré à plusieurs reprises. Et, du côté des entreprises, une bonne partie du coût est reporté sur l'assurance chômage et donc sur la collectivité. Cette très forte collusion d'intérêts peut expliquer le recours particulièrement élevé aux contrats courts.

Pour plus de détails sur les contrats courts, je vous renvoie aux très lisibles présentations effectuées au séminaire Emploi, organisé par le ministère de l'économie et des finances et le ministère de l'emploi, et que je copréside avec Jean-Emmanuel Ray. Nous avons consacré une séance spécifique aux contrats courts : toutes les données là-dessus sont disponibles sur internet.

Le recours aux contrats courts est très localisé dans certains secteurs d'activité : par exemple, la santé ou les arts et spectacles. Je ne les cite pas innocemment : ils ne font pas partie des sept secteurs retenus pour l'instauration d'un bonus-malus. Vous voyez où je veux en venir : la réforme de l'assurance chômage, dans son esprit (et je ne parle pas de son opportunité à l'heure de la crise sanitaire, qui est contestée par certains dont je ne suis pas loin de partager le point de vue), peut être considérée comme complètement légitime pour réduire les mauvaises incitations qui installent dans la précarité et rejettent sur la collectivité un coût important.

Ces mauvaises incitations concernent tant les salariés que les employeurs. Du côté des salariés, elles ont inspiré la révision du SJR, qui me paraît être une très bonne chose sur le fond. Certains s'offusquent que 800 000 personnes y perdent. Ce n'est pas parce qu'un avantage illégitime est procuré à 800 000 personnes que cela le rend légitime ! Donc oui, 800 000 personnes y perdront. Du côté des entreprises, un déséquilibre crève les yeux : la désincitation est complexe et peu effective - la pénalité n'est pas énorme - et elle est retardée d'une année, si bien que l'employeur est pénalisé l'année suivante, alors que le directeur des ressources humaines peut avoir changé entre temps... Enfin, la réforme ne concerne que sept secteurs ! Soit on reconnaît l'existence d'externalités négatives pour la collectivité dont il faut réinternaliser le coût, soit il faut changer de logique. En tout cas, un contrat court coûte cher pour la collectivité, quel que soit le secteur d'activité dans lequel il est pratiqué. L'approche en termes d'externalités de coût doit donc être universelle ou ne pas être. Cela donne lieu, sinon, à une iniquité insupportable.

Vous avez donc compris le fond de mon point de vue sur la lutte contre les incitations perverses au recours au contrat court et à l'enfermement de certains salariés dans des situations de précarité qui est visée par cette réforme. Il faut évidemment maintenir, à mon sens, la révision du calcul du SJR. Mais il faut totalement repenser le bonus-malus, voire envisager une autre voie. Je préconisais, avec d'autres, une voie beaucoup plus simple, avec effet immédiat et très compréhensible pour tout le monde : la dégressivité, avec l'ancienneté individuelle des salariés, du taux de contribution chômage-employeur. C'est très facile à concevoir.

Pourquoi le bonus-malus s'est-il imposé dans le débat ? Je crois qu'il y a derrière cela un petit mirage américain. Mais aux États-Unis, cette approche a été retenue à une époque où il n'y avait pas de gestion individuelle informatisée des fiches de paye. Ce décalage d'une année était donc totalement justifié par le fait que celles-ci se faisaient à la main, « à l'ancienne ». À l'âge du numérique, où la gestion est complètement informatisée, on n'a aucunement besoin d'avoir un décalage d'une année. La désincitation au recours aux contrats courts peut être immédiate. Je crois que la dégressivité du taux de contribution employeur peut constituer une solution. Elle pourrait éventuellement s'accompagner d'un remboursement de la partie non linéaire au cas où le CDD se transforme en CDI, de la même manière que l'employeur ne paie pas la prime de précarité d'un CDD lorsqu'il le transforme en CDI. Ce serait totalement concevable, d'autant plus que cela contribuerait à inciter à la « CDIsation » du CDD.

Avec cette réforme du bonus-malus, on est dans l'aberration. Je le dis très franchement : on comprend une certaine colère syndicale à la vision de ce déséquilibre. Le quantitatif joue, entre d'un côté 800 000 salariés qui vont perdre cette incitation, et de l'autre des entreprises qui sont traitées de façon très peu désincitative et partielle.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - Ma première question porte sur les notions de demandeurs d'emploi et de ce qu'on appelle communément le halo autour du chômage. Il s'agit de ces catégories de personnes, que vous avez évoquée de prime abord, qui ne rentrent pas dans la définition de l'emploi précaire, mais ne s'en trouvent pas moins en situation de précarité. Ne considérez-vous pas que cette notion est à revoir ? On l'a récemment redécouverte, pour ceux qui n'étaient pas initiés au vocabulaire des politiques de l'emploi, au travers notamment des taux de chômage qui ne baissaient pas alors que la crise était quasi généralisée. Ne pensez-vous pas que c'est un phénomène qu'il faut arriver à mieux cerner, et peut-être à mettre en valeur, pour davantage le mesurer ? On touche là à des formes de précarité qui sont au coeur du sujet de notre mission d'information.

Ma deuxième question porte sur l'assurance chômage : il ne s'agit pas de refaire un débat sur le sujet. Nous ne l'avons d'ailleurs pas eu, parce que le Parlement est privé d'un débat sur le sujet, comme je ne cesse de le dire. En fonction des propos que vous avez tenus, chacun s'y retrouvera d'un côté ou de l'autre parce que nous avons, les uns et les autres, une approche différente de la réforme. Mais nous sommes tous d'accord pour dire que la permittence et les contrats courts sont un vrai enjeu de précarisation, qui peut faire basculer un public vers la pauvreté, notamment en période de crise sanitaire. Vous avez noté une date charnière : les années 1990. Pouvez-vous la confirmer ? Concerne-t-elle les deux aspects des contrats courts et de la procédure de séparation ?

Par ailleurs, on peut avoir des avis différents sur le bonus-malus, et je suis scandalisée comme vous que le secteur hospitalier et sanitaire ne fasse pas partie des sept secteurs évoqués dans la réforme de l'assurance chômage. On connaît tous des maisons de retraite avec des emplois à 70 % d'un temps plein, des gens qui gagnent moins de 1 000 euros et qu'on reconduit de mois en mois avant de finir, parfois, par leur donner un CDI. Cependant, après avoir rappelé que la gestion paritaire du régime d'assurance chômage par l'Unédic ne concerne pas les fonctions publiques d'État, territoriale et hospitalière, ne pensez-vous pas que, si on remettait les partenaires sociaux de toutes catégories autour de la table et avec une logique d'universalité qui engloberait tous ces secteurs, on trouverait des solutions à ce problème de permittence ?

M. Gilbert Cette. - Votre question contient deux parties. D'abord : la précarité et le halo du chômage. Je voulais dire, dans mon propos introductif que, quand on parle de précarité et de situation précaire sur le marché du travail, il ne faut pas se limiter à un indicateur mais avoir un ensemble d'indicateurs. Le premier est le chômage, qui est une situation indéniablement précaire pour beaucoup de gens. Il faut avoir une carte globale : le chômage, le halo autour du chômage, et, parmi les personnes en emploi, la sécurité plus ou moins forte de leur situation d'emploi, et même, lorsque leur emploi est sûr, les conditions de leur rémunération et de travail. Caractériser la précarité des situations d'emploi uniquement par l'indicateur « taux de précarité » - c'est-à-dire CDD, intérim et quelques fragments comme l'apprentissage - donne une vision très partielle de cette précarité.

Je vais être maintenant un peu provocateur. Vous dites qu'on pourrait réunir les partenaires sociaux sur le régime d'assurance chômage. Le paritarisme de gestion comporte des échecs et des réussites, qu'il faut reconnaître ou saluer, selon le cas. Le domaine des retraites complémentaires est une réussite. Les partenaires sociaux avaient comme contrat de ne pas faire de déficit ni de dette, et ils l'ont rempli, parfois de façon très courageuse avec des réformes difficiles à faire passer. Les retraites complémentaires représentent deux fois le budget de l'Unédic : c'est donc substantiel. En revanche, en ce qui concerne l'assurance chômage, le paritarisme est un mirage. Quand un régime fait plusieurs milliards d'euros de déficit en année normale (hors 2020), quand la dette du régime d'assurance chômage atteint 36 milliards d'euros, quand elle dépend, pour être soutenable sur les marchés, de la garantie de l'État, qu'appelle-t-on paritarisme ? Cela ne veut rien dire. L'État a toutes les cartes en main et les partenaires sociaux ne sont pas en situation de lui imposer une quelconque décision. Il ne participe pas à cette soi-disant gestion paritaire, mais peut menacer, si on ne va pas dans une certaine direction, d'une « bombe atomique ». J'entends par là le fait de ne pas autoriser de déficit et d'enlever la garantie de l'État sur la dette. Il faut être clair et net : s'il existe dans d'autres compartiments - comme les retraites complémentaires -, le paritarisme dans l'assurance chômage est une illusion.

Ce que je viens de vous dire a plusieurs conséquences : si vous réunissez les partenaires sociaux sur l'assurance chômage, vous aurez l'exact opposé du comportement qui existe dans le domaine des retraites complémentaires. Dans un jeu de rôles, ils caricatureront, par leurs positions, l'image qu'ils veulent donner à leurs mandants. En dernier ressort, ce sont les pouvoirs publics qui décideront. La gestion de l'assurance chômage est faite, sur le plan des décisions, par les pouvoirs publics. Et, dans ce domaine, il ne sera pas possible d'arriver à des décisions responsables et partagées par les partenaires sociaux, parce qu'on les a mis dans une situation d'irresponsabilité, en acceptant déficits et accumulation d'une dette élevée
- 36 milliards d'euros représentent un an de budget de l'assurance chômage. On ne pas attendre d'acteurs qu'on a mis dans une telle situation un comportement responsable face à un sujet aussi sensible. Vous pourrez toujours les mettre autour d'une table, mais avant qu'ils ne le fassent, je peux d'avance vous dire et même vous écrire quelles seront les positions des uns et des autres. Cela n'a pas de sens pour moi, on n'est pas dans un vrai paritarisme de gestion.

M. Serge Babary. - Monsieur le professeur, merci de vos propos. Lorsqu'on évoque la précarisation, je pense qu'il faut s'intéresser aussi à la destruction d'emplois salariés par la substitution d'autres formes de relations entre des donneurs d'ordres et des travailleurs. Cela se développe depuis des années : on l'avait vu avec les auto-entrepreneurs, utilisés dans certaines activités comme la publicité ou l'audiovisuel. Cela s'est accéléré avec la crise que nous connaissons : on parle maintenant d'« ubérisation » de certains emplois. On est dans un cycle de précarisation de ces personnes, qui ne bénéficient plus des avantages sociaux des salariés, puisqu'ils sont « à leur compte ». Ils doivent assurer eux-mêmes leurs congés payés, ils n'ont pas de cotisations de retraites, etc. Bref, on a encore amplifié la précarisation de ces dizaines de milliers de personnes par rapport aux salariés. Ils ne bénéficient même pas du chômage puisqu'ils sont considérés comme travailleurs indépendants.

Je voulais avoir votre avis sur ce phénomène qui se renforce. On voit maintenant des grandes surfaces qui mettent fin aux contrats de travail traditionnels pour les remplacer par des auto-entrepreneurs de ce type, et les gens n'ont plus aucune couverture sociale traditionnelle. Il arrive aussi dans certains pays, comme en Espagne, qu'on retransforme des emplois ubérisés en obligeant certains employeurs à salarier ces personnels. Nous devons être attentifs à ce phénomène de va-et-vient et à l'ampleur considérable que cela peut prendre du point de vue de la précarisation.

M. Gilbert Cette. - Je suis très content que vous posiez cette question, car c'est un thème sur lequel l'éminent juriste Jacques Barthélémy et moi-même avons publié un ouvrage : Travailler au XXIème siècle : l'ubérisation de l'économie ? Nous finissons un nouvel ouvrage dont nous n'avons pas encore le titre, mais qui abordera le même sujet, et sera publié en septembre prochain.

Je suis obligé de vous démentir sur le point statistique. La part de l'emploi salarié est stable, voire progresse, dans 33 des 36 pays de l'OCDE : la part de l'emploi indépendant y diminue donc. Seuls trois pays voient cette part de l'emploi indépendant augmenter depuis les années 1980 : le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la France. Chez cette dernière, l'augmentation a lieu depuis la création du statut d'auto-entrepreneur - désormais micro-entrepreneur. Elle n'est toutefois pas considérable : la part de l'emploi indépendant n'a progressé que de 1,5 point, alors qu'aux Pays-Bas et au Royaume-Uni elle a augmenté beaucoup plus fortement. Dans ces trois pays, on voit cette part augmenter - jusqu'à un niveau stable depuis quelques années - à la suite de transformations et de changements réglementaires, fiscaux et sociaux qui ont procuré un avantage financier à l'auto-entreprenariat. Aux Pays-Bas, le chiffre est important, au Royaume-Uni également.

Dans cette catégorie des auto-entrepreneurs, les emplois de plateformes représentent 100 000 personnes en France au sens large. Cela inclut les conducteurs de VTC, les livreurs, et les autres travailleurs des plateformes. Je voyais il y a trois jours une plateforme proposant des prestations de soin à domicile. Ces 100 000 personnes représentent environ 0,35 % de l'emploi en France : on est loin de chiffres astronomiques.

Néanmoins, un déséquilibre de droit existe dans la couverture sociale, dans le revenu minimum - il n'y a pas de SMIC - et dans les conditions de travail - il n'y a pas de durée du travail maximale. La séparation peut se faire par une simple déconnexion : le recours se fait devant le tribunal de commerce et pas aux prud'hommes, ce qui est défavorable aux travailleurs. Vous évoquiez aussi le risque financier : les travailleurs de plateforme amènent leur outil de travail, à la différence des salariés. Pourtant, quand on regarde plus attentivement, on voit que ces entrepreneurs veulent en majorité rester auto-entrepreneurs. Seule une minorité désire devenir salariée. Très souvent, le statut d'auto-entrepreneur constitue pour eux un accès à l'emploi. On a affaire à des gens qui viennent de Seine-Saint-Denis, du Val-d'Oise et qui, sinon, n'auraient pas eu cet accès.

Le déséquilibre de droits est toutefois choquant, sachant les bienfaits qu'a apportés à la collectivité le développement de ces activités. Les VTC ont permis de contourner le monopole des taxis qui, par le rationnement de l'offre, surtout les mois de fort tourisme, bridait l'activité économique. Il est difficile pour un Japonais qui ne sait pas lire le Français de comprendre un plan de métro... Les plateformes de VTC ont permis de contourner cette difficulté sans blocage violent et sans exercice du pouvoir de nuisance réel dont disposent les taxis.

Face au déséquilibre de droits, certains pays décident de ne rien faire. Selon l'appréciation du juge sur le degré de subordination du travailleur par rapport à la plateforme, celui-ci sera requalifié ou pas en salarié. Le juge, généralement, prend beaucoup en compte le contrôle qu'exerce la plateforme, les conditions d'exercice de la prestation par le travailleur indépendant et le possible pouvoir de sanction. Il examine des éléments de fait. Mais cela reste la « loterie », en France comme dans d'autres pays.

Des pays décident de salarier. C'est le cas de l'Allemagne, mais pas du Royaume-Uni, contrairement à ce que dit la presse. Ils ont là-bas été transformés en workers, catégorie intermédiaire entre le salarié et l'indépendant. Jacques Barthélémy et moi avons dit, au cours des dix dernières années, que la création d'une telle catégorie ne serait pas judicieuse. À la difficulté d'une frontière floue entre l'indépendant et le salarié, on substituerait deux frontières floues : entre l'indépendant et cette nouvelle catégorie de travailleur subordonné, et entre cette dernière et le salarié. Au lieu de les réduire, on amplifierait les difficultés.

Un rapport a été rédigé à la demande du Premier ministre par l'ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, M. Frouin. Rendu en décembre dernier, il propose de salarier ces travailleurs dans des entreprises intermédiaires, qui feraient ensuite du portage salarial pour les plateformes. Pour Jacques Barthélémy et moi, c'est une aberration totale. Cela induit une augmentation des coûts de 25 %. Et, encore une fois, on n'apporte pas de réponse appropriée puisqu'une majorité de ces personnes-là veulent rester indépendantes.

Très récemment, à la demande de la ministre du travail Élisabeth Borne, un rapport a été remis par Bruno Mettling, qui nous a auditionnés longuement et à plusieurs reprises. Il préconise la même chose que nous : pousser les partenaires sociaux à élaborer des normes protectrices pour ces travailleurs, dans tous les domaines où il existe un déséquilibre de protection, avec la menace que, s'ils n'y arrivent pas, les pouvoirs publics interviendront en édictant des normes réglementaires. Par exemple, on peut imaginer qu'au-delà d'un certain nombre d'heures, telle protection s'appliquerait, que la plateforme ne serait pas censée ignorer le nombre d'heures fait par son prestataire y compris par une autre plateforme, etc. Ce pourrait être des dispositifs lourds et réellement incitatifs.

Voilà où on en est. Des ordonnances seront peut-être signées au mois d'avril prochain dans ce domaine. Il est prévu ensuite que, sous le regard bienveillant mais attentif d'une autorité, les partenaires sociaux élaborent des normes en une année. Cette démarche me paraît très bonne : on cherche à pousser les partenaires sociaux, travailleurs et plateformes, à trouver des compromis gagnant-gagnant par eux-mêmes. Ceux-ci seraient adaptés au besoin de protection et au besoin d'efficacité économique. Il faut agir de cette façon, dans l'esprit des ordonnances travail de septembre 2017.

À mon sens, il aurait été dommage de ne pas tenter cette carte. On ne peut préjuger si cela fonctionnera ou pas. En tout cas, il est préconisé dans le rapport Mettling d'édicter des normes réglementaires si la négociation collective, bien conçue par ce rapport, n'aboutissait pas à des résultats positifs. Ce sera peut-être des normes conventionnelles, et ce sont les plus adaptées, car cela signifie que les parties sont d'accord avec ces normes. Avant de penser les normes réglementaires, il est bon de demander aux gens d'élaborer des compromis.

Jacques Barthélémy et moi n'y croyions plus : le rapport Frouin a été une douche froide en décembre, mais voir M. Mettling chargé de cette mission et rendre ce rapport a été une heureuse surprise. C'est une sortie par le haut. Si on y arrive - mais cela dépendra aussi des partenaires sociaux -, la France sera un pays exemplaire par rapport au déséquilibre actuel de droit entre le travailleur indépendant fortement subordonné et le salarié.

M. Arnaud Bazin. - Monsieur le professeur, vous avez introduit dans votre propos liminaire une distinction entre emploi précaire et situation précaire. Les gens qui n'ont pas d'emploi ne sont pas comptés dans l'emploi précaire mais sont cependant dans une situation précaire. Nous avons compris et partageons cette vision. À l'inverse, peut-on apprécier le nombre de personnes qui, relevant d'emplois précaires, ne sont pas nécessairement en situation précaire ?

Je m'explique : un certain nombre de travailleurs disposent d'une qualification qui leur permet, lorsqu'ils sont décidés à travailler, de trouver très facilement un emploi. Je ne sais pas apprécier leur nombre, mais j'en ai connu. Certains, qui peuvent se retrouver dans un ménage où le revenu est garanti par l'autre membre du ménage, travaillent à leur choix et sont tranquilles parce que leur qualification les assure quasiment de trouver un emploi. Sans avoir la prétention de dire que c'est une pratique répandue, on peut également observer des jeunes qui alternent des périodes de CDD et des périodes pendant lesquelles ils ne recherchent pas d'emploi car ils ont d'autres activités et objectifs. C'est une situation que j'ai pu souvent observer. Il existe donc une différence entre ces situations d'emploi précaire indiscutables et une situation personnelle précaire. A-t-on des moyens de l'apprécier ?

M. Gilbert Cette. - La question est délicate : il est difficile d'être dans la tête de quelqu'un, et de savoir quelle est sa part de responsabilité dans sa situation. Est-ce un choix ou est-ce subi ? Ce n'est vraiment pas évident.

Je vais dire une chose qui ne répond qu'en partie. Je comprends bien votre interrogation, mais je m'interdis d'être dans la tête des personnes. Je pense simplement que les humains sont soumis à des incitations et qu'ils y réagissent. La décision publique doit faire en sorte qu'elles soient orientées dans le sens de l'intérêt général. Ce n'est pas le cas pour le régime d'indemnisation du chômage.

On voit néanmoins, et particulièrement en France, qu'en période de chômage élevé, des offres d'emploi ne trouvent pas preneur. Cela rejoint en partie votre interrogation. Des personnes, qu'elles soient jeunes ou pas, pourraient occuper un poste...

M. Arnaud Bazin. - Ou pas, d'ailleurs, selon les qualifications !

M. Gilbert Cette. - Exactement. Et parmi ces emplois non satisfaits, on compte effectivement des emplois très qualifiés, qui ne trouvent pas preneur en raison d'une déficience de nos systèmes de formation, portée par les pouvoirs publics ou les partenaires sociaux.

En France, on manquait de chaudronniers alors même que la métallurgie est sans doute l'activité dans laquelle les partenaires sociaux sont les plus organisés. L'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) est une puissante organisation patronale. Les besoins s'anticipent dix ans à l'avance : un paquebot ne se construit pas du jour au lendemain. Que, dans cette branche d'activité, on n'ait pas anticipé un manque de chaudronniers, est un peu désespérant et illustre une carence des partenaires sociaux.

Il existe d'autres emplois non qualifiés, pour lesquels l'attractivité est tellement faible que des jeunes au chômage, ou moins jeunes, n'y vont pas. Je pense aussi qu'il existe là une déficience tant de la part des partenaires sociaux, qui devraient élaborer des conventions collectives au niveau des branches qui renforcent l'attractivité sans entamer la concurrence, que de la part des pouvoirs publics, qui ont laissé proliférer des branches où s'observait une carence de négociation collective.

Depuis la loi du 5 mars 2013, les choses ont radicalement changé : on est passé de 700 à 200 branches. Le mouvement de restructuration des branches est très fortement engagé. La volonté de beaucoup est d'arriver en France à une situation où on aurait moins de branches qu'en Allemagne (60 à 70 branches). Je vous renvoie au rapport de Pierre Ramain, qui est désormais directeur général du travail, et qui a impulsé ce mouvement dans les années d'avant-covid. Si on arrive à une situation à 50 ou 60 branches, la réalité du dialogue social et de la négociation collective au niveau des branches permettra de donner de la consistance à ces dernières pour l'élaboration de lois professionnelles : elles élèveraient alors par le haut l'attractivité de certains postes (salaires, conditions de travail) et permettraient de réduire le nombre de ces emplois qui ne trouvent pas preneurs. Bien qu'elle soit suspendue par la crise sanitaire, on est dans une phase très positive.

Pour aller au coeur de votre question, j'ai encore une fois du mal à me mettre dans la tête des individus. Je fais partie de ceux qui considèrent qu'il faudrait davantage conditionner le bénéfice de certaines aides ou transferts sociaux à la réalité d'une recherche d'emploi ou de l'inscription dans un parcours de formation. Laisser décrocher les personnes pendant longtemps fait prendre le risque de voir ces gens-là prendre une distance infranchissable vis-à-vis de l'emploi. Il faut empêcher de décrocher. Tout transfert ne doit pas être inconditionnel. En France, on a été dans l'inconditionnalité. Elle est peut-être généreuse mais se retourne contre leurs bénéficiaires.

Des pays qu'on cite souvent en exemple en termes de faibles inégalités et de respect de l'individu, comme le Danemark, sont allés très loin dans la conditionnalité pour le bénéfice de certains minima sociaux. On peut envier leurs résultats en matière de chômage et de taux d'emploi.

Si vous le permettez, je souhaiterais également évoquer la question du contrat unique, parce que c'est une des idées qui m'ont le plus mis en colère ces vingt dernières années.

Mme Frédérique Puissat, rapporteur. - D'accord, mais n'oubliez pas de répondre aux interrogations de la présidente sur le SMIC... car j'ai lu avec intérêt votre interview à ce sujet.

M. Gilbert Cette. - L'idée du contrat unique est née dans la tête de certains économistes qui constatent l'existence des CDI et des CDD et qui veulent proposer d'introduire une continuité pour éviter une rupture brutale. Il faut vraiment être économiste pour imaginer des choses comme celle-ci. C'est stupéfiant ! C'est la négation même de droits fondamentaux.

Parmi ces droits, il y a le fait qu'à partir d'une certaine durée dans l'emploi, un licenciement ou une séparation doivent être motivés. L'employeur peut se séparer d'un salarié en CDI pendant 2 ou 3 mois, pendant une période d'essai. Mais à partir d'un certain seuil, il faut motiver la séparation. On n'enlèvera jamais cette discontinuité, et heureusement ! Cela relève des droits fondamentaux du travailleur. On ne peut atténuer cette discontinuité. Quand le chef d'entreprise décide de se séparer, il doit en donner le motif, et le salarié peut heureusement le contester. Il peut donc y avoir un contentieux, réglé par les prud'hommes. Il faut se battre pour que ce droit fondamental soit maintenu. Toutes les expériences qui ont tenté d'atténuer cette discontinuité (le contrat première embauche, ou CPE, et le contrat nouvelle embauche, ou CNE) ont fait long feu - le CPE a entraîné des mouvements sociaux incroyables - et se sont vues disqualifier par l'organisation internationale du travail (OIT) comme contraires à la convention 158. On pourrait aussi évoquer d'autres textes ratifiés par la France. Il faut être sérieux : cette idée de contrat unique est absurde.

Nous sommes confrontés à un vrai problème, qu'il faut régler pour ses vraies raisons. Ce sont, d'une part, les contrats courts et, d'autre part, le fait qu'en France, et malgré la création de la fantastique rupture conventionnelle, issue d'un accord national interprofessionnel entre partenaires sociaux, les procédures de séparation sont coûteuses, longues et effrayantes pour des PME. Celles-ci ont peur d'embaucher un salarié, parce que si elles s'en séparent et qu'il engage un contentieux, elles peuvent mourir. C'est ce problème-là qu'il faut régler, sans essayer de le contourner.

Cela contribue à nos difficultés d'emploi et au recours fort au CDD en France. Des raisons différentes expliquent le fort recours aux contrats courts et aux CDD, mais dans les deux cas, il faut s'attaquer au problème avec force. Jacques Barthélémy et moi avons fait des propositions en ce sens. La barémisation des indemnités prudhommales n'est pas une réponse. Le comité européen des droits sociaux a rendu un avis sur les barémisations finlandaise et italienne, qui montre que ces dispositifs ne respectent ni la convention 158 de l'OIT, ni la charte européenne des droits sociaux ! Tôt ou tard, on sera obligé de revenir dessus. On doit s'y préparer dès maintenant pour sécuriser le coût de la séparation pour les chefs d'entreprises et faire en sorte que la séparation soit la plus pacifique possible. Les partenaires sociaux ont fait leur travail avec la rupture conventionnelle : aux pouvoirs publics de faire le leur pour s'attaquer aux vrais problèmes, et il y a des solutions.

Je m'excuse de m'emporter, mais c'est une question d'une certaine gravité.

Passons maintenant au SMIC. Premièrement, avec la commission d'experts que j'ai l'honneur de présider sur le SMIC, quand nous nous intéressons à la pauvreté, nous voyons que les analyses statistiques sur le facteur pauvreté montrent que le salaire horaire - et je rappelle que le SMIC est un minimum salarial horaire - est un facteur secondaire de pauvreté. Le premier facteur de pauvreté est la situation vis-à-vis de l'emploi. Statistiquement, toutes les études sur la question le montrent. Le deuxième facteur de pauvreté est la situation familiale. Quand on a cinq bouches à nourrir, c'est plus dur, même avec les nombreuses aides qui existent en France, que quand on est célibataire sans enfant à charge.

Deuxième chose : la lutte contre la pauvreté laborieuse est plus efficace via des outils comme la prime d'activité qu'avec une augmentation du SMIC, pour la même dépense publique. On l'a montré et remontré par des simulations qu'on a publiées dans notre groupe d'experts et qui n'ont jamais été contestées. La politique consistant à augmenter la prime d'activité nous paraît la plus appropriée pour réduire la pauvreté laborieuse. On est maintenant à bout de souffle. Du côté du coût du travail, au niveau de l'articulation entre SMIC et coût du travail, on ne peut plus réduire les charges sociales. En effet, il n'y a plus rien à réduire, à part les cotisations de maladie professionnelle et accidents du travail, mais comme un bonus-malus s'applique dessus, on ne peut pas y toucher. On ne peut donc plus faire ce qu'on a fait de façon transpartisane depuis la loi quinquennale de 1993. On ne peut plus toucher non plus à la prime d'activité : cette prestation étant dégressive (et elle coûte déjà cher, mais elle coûterait encore plus si elle était moins dégressive), si on la revalorisait à nouveau au niveau du SMIC, on augmenterait les taux de prélèvement marginaux implicites. Autrement dit, pour des personnes qui touchent la prime d'activité et qui sont dans la zone de dégressivité, un euro de plus de revenu du travail se voit amputé d'une perte de prime d'activité, et éventuellement d'une perte d'autres prestations (allocations logement, etc.). On sait qu'en bas de la distribution des salaires, les taux de prélèvement marginaux implicites sont très élevés en France. La désincitation à la mobilité sociale est phénoménale. Le gain de revenu net entraîné par une augmentation du salaire est faible.

Quand on regarde les choses plus attentivement, on est encore plus effrayé. Je vais vous donner un chiffre qu'on a publié dans nos deux derniers rapports d'experts sur le SMIC. Quand on rapporte le revenu net d'un célibataire qui travaille à temps plein au SMIC à celui du même célibataire qui travaille à temps plein au salaire médian, et qu'on prend en compte tous les transferts et impôts, en France, cela représente 74 %. Le pays qui vient ensuite est à plus 10 points derrière : ce sont les Pays-Bas. Cela signifie que, lorsque le salarié au SMIC, qui consacre des soirées, des week-ends et des vacances pour se qualifier et bénéficier d'une mobilité salariale, aura traversé la moitié de l'éventail des salaires pour rejoindre le salaire médian - c'est une épopée ! - il sera passé de 74 à 100 en termes de revenu net. Le gain est faible au vu des sacrifices que cela peut impliquer. On est le pays dans lequel cette désincitation à la mobilité sociale est la plus forte. Cela signifie qu'il faut changer nos systèmes de transferts et de prestations pour faire en sorte que les taux de prélèvement marginaux implicites ne dépassent pas un seuil à partir duquel on peut considérer que l'incitation n'est pas assez forte.

Nous avions proposé, dans une note publiée avec Daniel Cohen, que ce rapport soit ramené à 40 %. Nous en sommes très loin. Il faut mener en France une réflexion sur l'ensemble des minima sociaux et leur unification cohérente, de telle sorte que le taux de prélèvement marginal implicite ne soit jamais désincitatif à la mobilité sociale et à l'effort qu'un salarié fait pour suivre une formation professionnelle. Il faut que l'ambition paye, et pour l'instant elle ne paye pas assez.

Pour en finir sur le SMIC, notre groupe d'experts reçoit les partenaires sociaux tous les ans. Le plus grand syndicat de salariés, la Confédération française du travail (CFDT), ne demande pas de coup de pouce sur le SMIC, contrairement à la Confédération générale du travail (CGT) et à Force ouvrière (FO). Ce qui gêne la CFDT n'est pas qu'une personne soit au SMIC, mais qu'elle y reste. Rentrer sur le marché du travail en étant rémunéré au SMIC est une chose, mais n'avoir comme seul horizon que d'y rester en est une autre. C'est là-dessus qu'il faut travailler en France, avec les désincitations que je viens d'évoquer.

Mme Annie Le Houerou, présidente. - Je vous remercie pour votre présence cette après-midi.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 05.